MÉMOIRES DE LUMIÈRES
Déguisement
Les jeunes femmes se déguisèrent. Ya Ming s’enduisit le visage de suie et coinça des boules de résine de pin dans la bouche pour alourdir ses joues. Elle ajouta une semelle à l’intérieure de l’une de ses bottes pour provoquer une légère claudication. Quant à Sophia, elle se rasa le crâne et se recouvrit le visage de bandelettes, comme si elle souffrait de la lèpre. Elle se fabriqua aussi un sous-vêtement avec un bout d’écorce dans le dos, pour donner l’illusion d’une déformation de l’omoplate. Ainsi étriquées, elles attachèrent leur fourbi à leur dos et reprirent le chemin de Chengdu. Elles évitèrent le village du potier mais voulurent se recueillir sur la tombe du prince Ha et ses compagnons. L’herbe avait repoussé. Sophia caressa le sol de sa main. Des larmes imbibèrent son masque.
Elles s’arrêtèrent devant la carcasse calcinée de la villa d’été. Le lieu était désert. Le cœur serré, elles explorèrent les ruines. Dans le jardin abandonné où triomphaient les pommiers et les cerisiers en fleur, elles virent que le sol avait été remué sur une très grande superficie. Sans doute était-ce là, sous leurs pieds, que reposaient Michel Dorcis, monsieur Zhang, le général Zhu, leur ami Wang et tous les autres. Les femmes s’assirent sur un banc de pierre resté intact comme par miracle et pleurèrent sans pudeur.
— Grande-soeur, iras-tu en France ? demanda Ya Ming tout à coup.
— Je pense à mon père tous les jours, petite-soeur, tous les jours. Mais comment tenir ma promesse ? La France est si loin. Tu te rends compte que le plus loin que nous n’ayons jamais été, toi et moi, c’est Xi’an. La France réside au-delà de la mer océane ou des grands déserts de Mongolie.
— Tu devrais entreprendre ce voyage. Tu le dois à ton père. K’ung Fuzi te le recommanderait.
— Et t’abandonner ?
— J’ai Huang, ma mère et mon frère. Je survivrai. Ne t’inquiète pas.
— Je ne m’inquiète pas, petite sœur, tu es la plus forte de nous deux.
Ya Ming fut surprise de ce jugement de son amie. Elle avait toujours pensé le contraire, s’était toujours considérée comme la cadette de Sophia. De nouveau, le silence se fit. Sophia fit un geste en direction des arbres fruitiers.
— Petite sœur, as-tu remarqué la placidité des fleurs ? Que ce soit dans les lieux du bonheur et dans ceux du malheur, elles règnent toujours avec la même somptuosité. Dis-moi, de leur part, est-ce de la générosité, de l’indifférence ou de la cruauté ?
— Je dirais que c’est plutôt du respect. Et de la loyauté. Parce que le lieu de notre malheur logea aussi notre bonheur. Souviens-toi, grande sœur, que notre vie fut heureuse. Souviens-toi : les courses dans les jardins, les fous rires derrière les paravents, les punitions et les caresses de nos parents, les cajoleries du gouverneur, les friandises chipées aux eunuques et aussi, n’oublie pas, les nuits d’amour. Les fleurs de ce lieu nous disent qu’elles ne nous abandonneront pas, en dépit de notre chagrin du moment et quoi qu’il puisse arriver demain.
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