MÉMOIRES DE LUMIÈRES
Séraphia
— Bon, ça va, dit Sophia en riant, je réponds : les anges ne sont pas les serviteurs de Dieu parce que leurs incessants voyages à travers les étoiles leur ont enseigné que l’univers s’est fait par lui-même, en fait qu’il ne cesse jamais de se faire dans une espèce de grand mouvement circulaire. Les anges vous expliqueront que dans leurs pérégrinations ils n’ont rencontré aucun être qui serait le créateur du monde.
Un frisson parcourt la tablée, souligné par un ‘bitte de nonne de con de pape’.
— Je m’explique, reprend Sophia. Les anges descendent des Terriens qui sont le fruit de la nature, comme tout ce qui existe sur la Terre. Pour faire simple, disons qu’il y a très, très longtemps, suite à de gigantesques bouleversements sur la planète Terre, suite aussi à des collisions entre la Terre primitive et d’autres corps célestes, de minuscules créatures vivantes apparurent, sommeillèrent longtemps sur la Terre en fusion et lorsque les océans déferlèrent et rafraîchirent la planète, ces créatures microscopiques se développèrent, devinrent des bestioles, au début pas plus grosses que des pucerons. Sur des millions d’années, ces créatures se multiplièrent, prirent une infinité de formes, quelques-unes furent projetées sur le rivage par les déferlantes, devinrent des plantes, se multiplièrent, nourrirent d’autres bestioles qui se mutèrent en vermisseaux et autres insectes rampants ; certains encore furent soulevés par la bourrasque, aboutirent à la cime des arbustes qui commençaient à croître. Petit à petit, des ailes poussèrent au dos de certains insectes qui se mirent à virevolter partout, à transporter le pollen de fleur en fleur, d’arbres en arbre. La flore se multiplia en des milliers d’espèces d’herbes, d’arbustes et d’arbres qui prirent racines sur tous les terrains, poussèrent vers le ciel, déroulèrent leurs feuilles, captèrent la lumière du soleil, et donnèrent des fleurs et des fruits. Pendant ce temps, les créatures demeurées dans la mer se multiplièrent aussi, grossirent, devinrent des larves, des méduses, des huîtres, des langoustes, des poissons . . . Toutes ces bestioles marines, terrestres ou aériennes, toutes ces plantes marines ou terrestres se diversifièrent presque à l’infini, et finirent par peupler la Terre entière . . .
À croire le silence qui s’est installé autour de la table, on se croirait à un souper de statues. Sophia marque un temps d’arrêt, se demande si elle n’ennuie pas ses hôtes.
— Continuez, madame, dit Agathe, cette histoire nous fascine.
— Cette extraordinaire évolution, dit Sophia, s’accéléra, s’intensifia, devint plus complexe, plus fantastique, comme si la diversité engendrait la diversité, l’abondance nourrissait l’abondance. La nature est une artiste à l’imagination débridée, fertile en diable, accumulant surprise sur surprise, merveille sur merveille. Qui a-t-il de plus envoûtant qu’un coucher de soleil, de plus pur que le chant du rossignol, de plus élégant que le lys immaculé ? L’évolution de tout ce qui vit sur Terre se poursuivit sans relâche. Des poissons échouèrent sur les plages, trouvèrent utiles d’y creuser un trou et d’y pondre leurs œufs à l’abri des prédateurs, certains se mirent à ramper et devinrent des serpents, d’autres se virent pousser des pattes et devinrent des lézards géants, d’autres encore déployèrent des ailes et devinrent des griffons ou des dragons. Puis il y eut un cataclysme et ces monstres périrent. Seuls survirent les insectes, les petits rats et autres bestioles du même genre. L’évolution reprit son cours, les animaux que l’on connait apparurent, aussi des oiseaux de toutes les sortes, de toutes les tailles, de toutes les couleurs, se nourrissant de milliards d’insectes ou de fruits sans nombre. Dans les mers, on assista à la multiplication des poissons, de toutes les espèces s’adaptant aux mers les plus diverses, nageant, frayant dans les cours d’eau les plus variés, en eau salée ou en eau douce ; on vit aussi la croissance des baleines et des dauphins. Sur terre, proliférèrent des souris ou autres rongeurs, des chats qui les chassèrent, grossirent et devinrent des tigres ou des lions, des espèces de chiens qui devinrent des loups, des renards, d’autres animaux qui devinrent des vaches, des chevaux, des ours ou encore des singes. Ah, les singes, on en compte des milliers de sortes, des tout petits pas plus gros que des pigeons et des gros comme Jacques . . .
— Eh, oh, ça va, les comparaisons boiteuses, regimbe l’homme en question.
Marie éclate de rire.
— J’ai vu une fois un singe à Châlons, dit-elle, il faisait toutes sortes de pirouettes, il était plus petit que Jacques mais beaucoup moins drôle.
— Tu vois, princesse, la mauvaise influence que tu exerces sur cette jeune fille pourtant bien élevée, lance Jacques.
— Pour ma défense, reprend Sophia en faisant une mimique, je dirai que je n’ai fait que comparer la taille du plus gros des singes qui vit en Afrique avec celle d’un homme. La vérité est qu’une race d’hommes primitifs émergea de toute cette population de singes. On ne peut pas dire que le singe soit l’ancêtre de l’homme mais plutôt que l’homme primitif ressemblait au singe. Mais cet homme d’avant notre ère avait quelque chose de plus que les autres espèces animales, quelque chose de mystérieux, de fabuleux, d’unique . . .
Sophia laisse traîner sa phrase ; autour d’elle, on retient sa respiration.
— . . . je veux dire l’intelligence. C’est cet attribut exceptionnel qui permit à l’humain d’évoluer plus rapidement que les autres, d’apprivoiser le feu, d’inventer des outils, de façonner des armes, de découvrir la roue, de construire des machines, de cultiver la terre, de domestiquer des animaux comme le cheval, d’harnacher les énergies de la nature, de bâtir des huttes, d’inventer la parole et l’écriture, les nombres et le calcul, de dessiner, peindre, chanter et faire de la musique. Au cours de cette évolution, l’homme prit conscience de lui-même et du monde qu’il l’entourait. Il apprit à se souvenir du passé et à raconter l’histoire de ses ancêtres, à imaginer des univers différents du sien, à tenter d’anticiper l’avenir, avec confiance ou avec effroi selon les circonstances. Il apprit à rire et à pleurer, à craindre, à espérer et à aimer. Il commença à déchiffrer les mystères de la nature et à en extraire ses richesses. Il abattit des forêts, cultiva les champs, creusa des mines, construisit des villes, déroula des routes, lança des ponts par-dessus les fleuves, fabriqua des voitures et des navires, explora les contrées les plus reculées . . . si bien que l’humain occupât toute la Terre. Oh, ce qu’il bombait le torse, le fier conquérant, l’orgueilleux dominateur ! Oh, qu’il se félicitait de sa brillante civilisation ! Mais en dépit de sa grandeur, jamais il ne réussit à secouer sa férocité primitive. Une fois la Terre conquise, une fois la nature à ses pieds, il tourna sa fureur contre lui-même. L’avidité, la cupidité, la haine devinrent ses principales motivations, la guerre sa principale occupation. Il forgea des armes de plus en plus meurtrières et commit des crimes abominables, des crimes contre la Terre qui le nourrissait. Dans sa folie, il ravagea les récoltes, égorgea les bestiaux, incendia les forêts, corrompit l’eau qu’il buvait et empoisonna l’air qu’il respirait. L’homme massacrait l’homme, sans raison si ce n’est que pour assouvir sa folie furieuse. Immense apocalypse ! Ceux qui ne mourraient pas brûlés ou empoisonnés mourraient de soif ou de faim . . .
— . . . vous me faites frémir, murmure Anne.
— . . . mais faute de combattants, le combat cessa, comme a dit un grand poète de chez vous. Sur les milliards d’humains qui peuplaient la Terre, seuls quelques milliers survécurent à cette guerre stupide.
— Comme toutes les guerres, dit Jacques.
— En effet. Les survivants se rassemblèrent milieu de la désolation. Quelques-uns dirent : Il n’y a plus rien à faire ici, la Terre est stérile, l’air irrespirable, l’eau imbuvable, allons tenter notre chance sur la Lune. Vite dit ! ripostèrent les autres car les humains d’alors, même accablés, n’abandonnaient pas leur morgue.
— Ils n’ont pas changé, dit Agathe.
— Hélas ! reprend Sophia. Mais non, répondirent les premiers, en mettant ensemble nos sciences et nos techniques, nous y arriveront. Libres à vous, dirent les seconds, mais vous allez vous casser la gueule. On débattit longtemps sans réussir à s’entendre, si bien que le dernier lambeau de l’humanité se déchira encore. Les premiers construisirent leurs machines volantes et s’envolèrent vers la Lune . . .
— Quoi ? s’exclame Jacques.
— Tu as bien entendu, Jacques, ils s’envolèrent sous le regard dédaigneux des seconds. Plusieurs vaisseaux se perdirent en chemin – le ciel est si vaste ! – mais quelques-uns accostèrent. Le début de la colonisation lunaire fut difficile.
— Comme le Canada ? suggère Agathe.
— Voilà ! Beaucoup périrent mais certains survécurent, se reproduisirent, finirent pas prospérer, acquirent une science immense et variée, inventèrent un habit de lumière qui leur permit de voler à une vitesse hallucinante et d’explorer le ciel. Pour se doter d’un pays plus accueillant que la surface rocheuse de la Lune, ils construisirent Séraphia et s’y installèrent. En plus, leur habit de lumière leur apporta un privilège qu’ils n’avaient pas soupçonné : ils réalisèrent qu’aussi longtemps qu’ils portaient cette espèce de cuirasse lumineuse, ils ne vieillissaient pas. En somme, les anges, car ces humains installés dans le ciel avaient pris ce nom pour se distinguer de ceux restés sur Terre, les anges, dis-je, avaient découvert l’immortalité . . .
Nouvelle stupéfaction autour de la table. Pour se donner une contenance, Agathe va chercher une carafe et remplit les verres. Anne regarde ses filles et se demande si la conversation n’est pas en train de prendre un biais trop osé pour elles. Jacques se souvient du récit de Sophia chez le cardinal de Fleury : elle et petite sœur avaient été sacrées Immortelles. Anges ou immortelles, c’est pareil, non ? Malgré leur dénégation, elles seraient donc des filles de Séraphia, des Séraphines, des Anges. Pourtant elles sont bien des femmes . . . pour petite sœur, il le sait d’expérience puisqu’il a touché du doigt sa féminité humaine, si l’on peut dire . . . il fixe son regard sur Sophia qui sourit . . . pour elle, il jurerait qu’elle est une femme, elle aime, elle pleure, elle saigne . . . une femme ? . . . un ange ? . . . oui . . . non . . . peut-être . . . il ne sait plus . . .
— Immortalité ? questionne-t-il à sa façon.
— La chose s’explique ainsi, répond Sophia. Je disais que lorsque les anges portaient leur vêtement de lumière, ils cessaient de vieillir. Mais cette espèce de cuirasse les empêchait de se toucher, de se caresser, de s’aimer, en somme de jouir de leur félicité. Immortels mais malheureux. Après de longs et déchirants débats, ils conclurent qu’il valait mieux pour leur bonheur d’accepter de vieillir et de ne porter leur habit de lumière qu’en cas de nécessité.
— Nécessité ?
Encore Jacques qui veut une précision.
— Par exemple, aller sur la Lune pour en extraire des minéraux, ou sortir hors de Séraphia pour en réparer la surface extérieure. Donc, les anges recommencèrent à vieillir. Mais depuis ce moment, ils disposent d’un choix étonnant : lorsqu’ils atteignent l’âge avancé de la mémoire pleine, ils choisissent soit de mourir comme tout un chacun, soit de revêtir leur habit de lumière et de s’envoler dans le ciel pour toujours. Ceux qui le font deviennent des étoiles.
— Pourquoi ? demande Marguerite.
— Ma chérie, si un ange partageait notre repas, il t’expliquerait que quelques raisons se conjuguent pour appuyer la décision de ‘s’illuminer’ (c’est là leur expression, comme nous, nous dirions ‘trépasser’). Il dirait d’abord que les étoiles servent à éclairer la nuit, ce qui n’est pas rien. Il ajouterait que les étoiles nous donnent espoir au milieu de nos misères, ce qui est plutôt bien. Il hésiterait à énoncer la troisième raison parce qu’il est poli mais, pressé par nous, il finirait par avouer que les anges ont réalisé que les Terriens peuvent créer des œuvres d’une très grande beauté, certes, mais en même temps des ouvrages d’une très grande laideur, que les Terriens d’aujourd’hui peuvent détruire les beautés construites hier, en somme que les Terriens acceptent souvent de se vautrer dans la médiocrité la plus abjecte ; il ajouterait aussitôt que les anges ne cessent de se désoler de nos bassesses inutiles ; c’est pourquoi ont-ils jugé bon de faire des étincelles de beauté admirées de tous et que personne ne pourra jamais altérer, les étoiles. Enfin, et c’est là peut-être la raison la plus importante, notre visiteur céleste dirait que les étoiles renferment la mémoire de l’univers.
§