MÉMOIRES DE LUMIÈRES
Carnage
Au dessus d’elles, des pas martelaient parfois la trappe. Des murmures indistincts s’infiltraient. Mais tout semblait calme. Lorsque leur chandelle s’éteignit, Sophia en alluma une autre, puis celle-ci se consumant à son tour, encore une autre. À leur tour, les braseros s’épuisèrent. La dernière chandelle vacillait. Les femmes se dirent que, quoi qu’il advienne, lorsque la dernière chandelle s’éteindrait, elles sortiraient. Elles remirent leurs vêtements encore humides. Au dessus, subitement, des cris, des bruits de course se firent entendre. Les jeunes femmes saisirent leurs armes. Prenant un long respire, Sophia souleva la trappe de quelques pouces. La pièce était déserte. Elle sortit. Ya Ming pinça la mèche de la bougie, suivit son amie et referma la trappe. Des cris leur parvenaient de la cour. Elles traversèrent le hall en courant et plongèrent dans la bataille.
Pour retraiter aussi vite. Une volée de flèches tombait du ciel. Jetant un œil prudent, elles virent que déluge de fer passait par-dessus la tête des défenseurs. Dans la cour, des serviteurs se tapissaient derrière des écrans de paille imbibés d’eau avec à portée de main des cuves et de seaux déjà remplis. Sur la coursive du mur, des archers se blottissaient derrière le parapet. Certains osaient un coup d’œil sur la campagne. Le déluge dura plusieurs minutes, subitement cessa. Les jeunes femmes sortirent et coururent se cacher derrière un écran. Un étrange silence planait. Rien, personne ne bougeait. Des nuages gris ternissaient le ciel, alourdissaient le jour. Quelque part, un cheval hennit.
Tel un dieu, Zhu apparut sur la coursive et Ya Ming eut un sursaut d’émotion. Ce qu’il était magnifique dans sa mianjia, sa cuirasse noire rehaussée d’épaulières jaunes, avec son casque de fer serti de bronze et surmonté d’un panache de plumes rouges, avec ses deux sabres glissés dans sa ceinture de cuir à boucle de bronze. Jamais n’a-t-elle été aussi amoureuse de lui qu’à ce moment précis. Zhu lança un encouragement aux soldats. Aux serviteurs, il cria que des flèches enflammées pourraient tomber de moment à l’autre : qu’ils se tiennent prêts. Prenant Sophia et sa propre épouse pour des tire-au-flanc, il leur ordonna de joindre les défenseurs du mur sud. Si non, ils auront son pied au cul. En obtempérant, Ya Ming fit un clin d’œil à Sophia.
— Tu parles d’une façon de s’adresser à sa douce épouse. Parlant de cul, mon soldat, tu ne perds rien pour attendre.
Sophia ne put s’empêcher de penser que son amie, délicate comme une aubépine, raffinée comme l’aurore, avait parfois de ces pouffées de vulgarité que devait apprécier son général de mari. Elle se dit aussi que les paroles, les pensées les plus saugrenues surgissaient dans les moments les plus graves. Elles gravissaient l’échelle de bambou menant à la coursive lorsqu’une gigantesque clameur s’éleva de l’extérieur des murs et submergea la villa. En même temps, des milliers de flèches incendiaires sifflèrent au dessus de leur tête et allumèrent des feux un peu partout. Aussitôt, les serviteurs saisirent les seaux et se précipitèrent. Mais pour noyer les flammes, ils devaient s’exposer. Une nouvelle salve piqua de nouveaux feux et toucha plusieurs hommes. Même blessés, certains s’obstinaient à clopiner d’une flamme à l’autre jusqu’à l’épuisement de leur sang. Ya Ming en vit un tomber d’un toit le dos hérissé de quatre flèches.
Sur la coursive, les soldats décochaient flèche sur flèche sur des attaquants que les jeunes femmes n’avaient pas encore vus. La clameur s’intensifia. Le regard qu’elles risquèrent sur l’extérieur leur coupa le souffle. Des milliers de soldats montaient à l’assaut de la villa en hurlant. Il est facile d’être brave lorsque les combats se déroulent dans les livres d’histoire. Mais au milieu de la tourmente, elles furent prises de vertige. Et s’accroupirent à l’abri du parapet pour reprendre leurs sens. Partout sur la coursive, on avait déposé des bacs remplis de flèches. Les soldats se penchaient, saisissaient une flèche, armait leur arc, se redressaient, prenaient une seconde pour viser, tiraient, et recommençaient. Bien qu’ils atteignissent leur cible à chaque coup, le flot des attaquants ne ralentissait pas. Un soldat s’effondra sur Sophia, la poitrine transpercée d’une flèche, l’éclaboussant de son sang. La guerre venait de répandre son horreur sur les jeunes femmes. À côté d’elles, des soldats tiraient sans relâche. Derrière, l’incendie se propageait. Sur le plancher de la coursive et en bas, dans la cour, des blessés abandonnés rampaient, râlaient, appelaient à l’aide ; des cadavres transpercés, parfois prostrés dans des poses ridicules gisaient. Devant, déjà, par centaines, des assaillants franchissaient la douve sur des passerelles de bambou, gravissaient le talus, atteignaient le pied de la palissade et dressaient des échelles.
Sophia et Ya Ming prirent leur arc, l’armèrent, se levèrent et, ensemble, tirèrent leur première flèche. Elles virent deux hommes tomber. Sophia bouscula violemment son amie. Une flèche arracha le chapeau de Ya Ming; sans ce geste, elle l’aurait reçu en plein visage. Elles s’accroupirent à nouveau.
— Merci, dit Ya Ming.
Sophia sourit, puis pointa du doigt.
— Regarde.
§
Le soir même, sous une pluie glaciale, après avoir embrassé leurs hôtes, Sophia et Ya Ming quittèrent le village. Le potier leur avait donné tout ce qu’il avait pu trouver pour faciliter leur fuite : un âne, des vêtements chauds et des bottes fourrées, des couvertures, des couteaux, une hache, des cordages, une bonne réserve de riz, deux briques de thé, des briquets pour faire du feu, une lampe, une jarre d’huile et une casserole de fer. Il avait même déniché un vieil arc et des flèches qui appartenait à un voisin, ancien soldat. Les femmes prirent la direction du nord. Elles marchèrent une vingtaine de jours, s’enfonçant dans la forêt. Un matin, elles se réveillèrent sous la neige. Leur progression devint plus ardue. Le soir du même jour, elles virent au dessus des arbres la cime d’une haute montagne. Le vent soulevait un violent blizzard. Elles passèrent la nuit à grelotter, blottie sous les branches d’un sapin, se réchauffant à peine auprès d’un petit feu qui s’éteignait constamment.
Le lendemain, le beau temps était revenu. Les femmes se dirent qu’elles devaient trouver un abri et s’y terrer pour l’hiver. Un froid encore plus intense que la veille engourdissait leurs membres ; une épaisse neige ralentissait leur marche. Sur l’heure du midi, elles sortirent de la forêt et buttèrent sur un vertigineux mur de granite qui brillait sous le soleil. Un peu sur leur droite, une source murmurait encore entre des congères. Elles s’y arrêtèrent, firent un feu et préparèrent un peu de thé. Pendant qu’elles se réchauffaient les mains et discutaient de la possibilité de construire une hutte à cet endroit, l’attention de Sophia fut attirée par une tache noire dans la paroi de pierre, à quelques dix pieds au dessus du sol enneigé. Elle s’approcha. C’était une faille dans la paroi rocheuse. Sophia grimpa et explora la cavité. De forme triangulaire, la caverne était profonde d’une vingtaine de pieds, large de douze au niveau du sol et, en son centre, haute de trente pieds environ. Des animaux – ou des hommes ? – y avaient sûrement trouvé refuge parce que le sol était couvert d’excréments. Mais le trou avait été abandonné depuis longtemps parce que tout était gelé. Ya Ming rejoignit son amie. Elles se dirent que c’était le premier coup de chance de leur fuite. Cette grotte serait leur palais d’hiver. Elles improvisèrent une échelle et hissèrent leurs affaires. Le plus difficile fut d’y faire monter la mule. Elles abattirent plusieurs sapins et confectionnèrent une sorte de plan incliné. L’une tirant, l’autre poussant, après plusieurs échecs, la bête fut hissée dans la caverne. Puis, à l’aide de branches de sapin, elles balayèrent le sol de la grotte, allumèrent un bon feu et s’installèrent. Cette nuit-là, elles dormirent mieux. Au petit matin, elles virent que le froid avait cristallisé la source. Pour boire, elles firent fondre la neige.
Au bout de quelques jours, elles avaient aménagé un intérieur presque douillet. Un mur de branches obstruait l’entrée. Un fût en rondins accroché au dessus du feu aspirait la fumée hors de la grotte. Elles posèrent des collets et attrapèrent des lièvres.
Au début, cette vie à la dure plongea les jeunes femmes dans un profond découragement. Souvent, Sophia laissait éclater sa colère et proférait les plus dérisoires promesses de vengeance. Ya Ming sombraient dans des silences inquiétants. Chaque jour, elles mobilisaient leur détermination pour vaquer à leur train-train, casser la glace, chasser, ramasser le bois et nourrir le feu. Le soir, elles se laissaient hypnotiser par les flammes et s’endormaient serrées l’une sur l’autre comme des fauves.
Elles essayèrent de comprendre le malheur qui les frappait. En quelques jours, leur vie avait sombré dans une tourmente insensée. Elles avaient perdu leur amour, leur famille, leur honneur. Sophia n’avait plus rien. À Ya Ming ne survivaient que son fils, sa mère et son frère. Pourquoi avaient-elles été punies ? Bien sûr, elles appartenaient à la classe aisée. Mais elles n’avaient pas choisi leur destinée. Elles et leur famille avaient toujours vécu dans l’observance des rites. Bien sûr, elles se baladaient dans la ville et frayaient avec les gens du marché. Mais qu’y avait-il là de si pernicieux ? Bien sûr, elles se moquaient parfois des travers de leurs contemporains mais jamais de façon malicieuse. Dans ce drame, elles savaient que personne n’avait failli à son devoir, que tous s’étaient vaillamment battus, avaient versé leur sang pour sauver l’honneur d’un empereur agonisant et d’un gouverneur absents, pour protéger ce maudit trésor enfoui dans un trou de merde. Y avait-il une relation de cause à effet entre ce qu’elles étaient et le malheur qui les frappait ? La règle n’est-elle pas : les méchants seront punis et les bons récompensés ? Étaient-elles si méchantes ? Quel crime abominable avaient-elles commis pour mériter un tel châtiment ?
§
Elles ne purent s’empêcher de faire une autre observation sur les événements qui bouleversaient leur vie. C’était la banalité, comment dire ? le côté presque anodin du drame les frappait. Un apologiste pourrait narrer cette histoire avec des phrases héroïques. Mais ce ne serait que mensonge. La réalité était plus prosaïque, plus terne. Deux femmes participaient à une bataille et elles seules, semblait-il, en réchappaient. Si on leur demandait de raconter la tuerie, elles avoueraient qu’elles n’avaient rien vu sauf des hommes qui massacraient des hommes. On pouvait donner des explications cosmiques aux guerres mais la mort au combat était toujours singulière. Toujours sordide aussi.
Une nuit, le pauvre âne mourut, digne et silencieux. Les femmes en firent des ragoûts et des bouillons. Menu coriace mais nourrissant. Elles mélangèrent la graisse de l’âne à de la cendre et improvisèrent un savon. L’hiver tirait à sa fin lorsqu’un jeune takin s’aventura près de la grotte des femmes. Ce fut Sophia qui, la première, vit les traces. Elle les suivit et découvrit un jeune mâle insouciant qui s’abreuvait à une cascade qui défiait le froid. Elle courut avertir Ya Ming. Trois flèches eurent raison de l’animal. Elles en firent de succulents rôts.
Peu de temps après, sur un prétexte absurde, elles se querellèrent. Violemment. À coup de bâton. Ya Ming assomma Sophia. Un moment, elle cru l’avoir tuée mais Sophia respirait encore. Elle transporta son amie dans la grotte, fit un grand feu pour la réchauffer, lui pansa la tête, s’assit à côté d’elle et appela les Immortels à son secours. Elle se sentit atrocement coupable, d’autant plus que c’était elle qui avait déclenché cette stupide bagarre. Sophia revint à elle au bout de quelques heures. Pendant trois jours, elle souffrit d’un terrible mal de tête. Mais elle s’en remit. Ya Ming lui demanda mille fois pardon mais Sophia restait de glace. Ya Ming ne savait que penser, que dire, que faire pour regagner l’amitié de Sophia.
Les semaines qui suivirent furent atroces. Les femmes ne se parlaient plus, exécutaient mécaniquement leurs tâches de survie. Un beau matin, le soleil se fit plus ardent et réchauffa la montagne. Sophia sortit de la grotte, observa le ciel, scruta la paroi rocheuse et sans un regard pour son amie se mit à grimper. Morte d’inquiétude, Ya Ming regarda Sophia s’élever. Pourquoi cette escalade ? Désire-t-elle atteindre le sommet juste pour se précipiter dans le vide ? Ya Ming cria, supplia son amie de descendre. Mais Sophia n’écoutait pas, continuait sa progression cherchant ses prises, assurant ses appuis. Ya Ming se mit à espérer : que de prudence pour une fille désespérée. Maintenant minuscule, Sophia s’accrochait comme une araignée. Elle s’immobilisa, puis reprit son ascension. Son pied glissa. Ya Ming poussa un cri. Sophia se rattrapa de la main gauche, les pieds dans le vide. Ya Ming retint son souffle. Sophia retrouva des prises, posa ses pieds, vérifia leur solidité et continua son ascension. Elle s’arrêta, se déplaça horizontalement sur sa droite, lentement, s’immobilisa encore. Et elle se mit à descendre aussi lentement qu’elle avait monté. Ya Ming poussa un grand soupire. Revenue sur le sol, Sophia s’approcha de son amie et, sans la quitter du regard, retira de son corsage une petite fleur blanche. Tenant la minuscule corolle dans ses deux mains, elle l’offrit à Ya Ming. En acceptant ce présent de réconciliation, Ya Ming sentit de grosses larmes lui rouler sur les joues. Sophia prit Ya Ming dans ses bras. Longtemps, les deux amies restèrent ainsi, enlacées.
— Petite sœur, de là-haut, j’ai vu que le ruisseau avait cassé sa cangue de glace. Ça te dirait d’aller pêcher ?
Elles prirent deux petits poissons et, le soir, firent la fête, c’est-à-dire qu’elles chantèrent à tue-tête. Le lendemain, Ya Ming expérimenta le nouvel arc et les nouvelles flèches qu’elle avait fabriqués. Elle transperça en plein vol un épervier qui venait de lui chiper le lapin qu’elle convoitait. À la surprise de Sophia, elle lança un grand cri. Sophia lui répondit et son rire enchanteur rebondit sur les rochers. Sans le réaliser, sans le vouloir, les femmes avaient développé une force et une adresse qui étonneront les éventuels casse-pieds.
Dans son bagage de parfums, le printemps ramena le goût de vivre. Les bourgeons éclatèrent, les feuilles se déroulèrent et captèrent le soleil presque chaud. Les hirondelles, les rouges-gorges et les grives virevoltèrent à nouveau dans le ciel. Un jour particulièrement chaud, les femmes se dévêtirent, se lavèrent, se coiffèrent et firent la lessive. Le soir, sous la voûte étoilée, elles se surprirent à désirer leur mari. Deux jours après, Ya Ming rapporta une poignée de fraises. Le temps était venu de retourner à Chengdu pour clamer la vérité.
§