MÉMOIRES DE LUMIÈRES
Abbaye
— Bertrand, combien de temps avons-nous dormi ? demande Sophia en enfilant son peignoir.
— Deux heures à peine.
Elle fait une mimique de dégoût. Elle ne se souvient pas du retour à son lit.
— Dites-moi, comment suis-je revenu ici ?
— Vous vous êtes évanouie dans les bras de dom Gabriel. Il vous a transporté.
— Ah! Et . . . (elle vient pour poser une autre question mais se ravise, change de sujet) . . . et vous, avez-vous dormi ?
— Non, mais ça n’a pas d’importance. Ce n’est pas moi qui suis blessé.
Pour la première fois, le regard de Sophia s’attarde sur frère Bertrand : trapu, blond, le moine arbore un visage avenant orné d’une barbe en collier. Ce jeune homme, se dit Sophia, est la gentillesse incarnée.
— Bertrand, s’il vous plait, aidez madame Zhang.
Pour ne pas hurler, Ya Ming serre les mâchoires en s’asseyant sur le bord du lit. Mille lumières tourbillonnent autour de sa tête. Elle fait un effort de volonté et peu à peu le feu de Bengale s’éteint. Elle doit s’accrocher au moine et à Sophia pour atteindre l’appartement voisin.
Est-ce prémonitoire ? La chambre du marquis ressemble à une chapelle ardente. Aux angles, on a planté des cierges d’église, sans doute les restes de la cérémonie pascale ; d’autres chandeliers fument sur les guéridons et la flamme du foyer lance sur les bergères des reflets rougeâtres. Deux moines montent la garde près de la porte. On a eu la bonne idée de transporter le lit de Jacques dans la ruelle, à côté de celui du marquis. Appuyé sur un coude, le valet veille son maître comme un ange gardien.
— On étouffe ici, s’exclame Sophia en entrant, ouvrez-moi une fenêtre.
Un moine s’exécute. L’air frais se répand dans la chambre. Dehors, la nuit pâlit et une pluie nonchalante délave les volets. On approche des fauteuils et les dames s’asseyent. Dom Gabriel entre sur la pointe des pieds et regarde longuement le blessé. Frère Bertrand attrape son supérieur par le bras et l’entraîne dans le boudoir.
— Il y a une heure environ, explique-t-il, le marquis a repris connaissance. Il a demandé ses valets. Jacques lui a annoncé la mort de Firmin. Ce fut un choc terrible. Longtemps il est resté prostré. À ce moment, j’ai cru que c’était fini. Mais il s’est animé et a réclamé les dames et vous.
— Il est donc à la dernière extrémité ?
— Hélas, oui, je le crains.
— Merci, Bertrand. Viens.
Les deux moines retournent au chevet du mourant.
— Comment vous sentez-vous, cher ami ? demande Gabriel d’un ton qui se veut enjoué mais qui tremble sous l’émotion.
— Comme quelqu’un qui part en voyage.
Quoique faible et rauque, la voix du marquis conserve une pointe de gaîté.
— Vous allez vous en tirer.
— Gabriel, tu mens pire que moi. L’heure de mon départ a sonné . . . (il tousse et crache du sang noir dans un mouchoir) . . . d’ailleurs, Firmin m’a précédé . . . (il crache encore) . . . le cher homme a voulu me préparer la place.
Le marquis essaie de rire mais ne réussit qu’à s’étouffer. D’une main tremblante, il essuie le sang qui lui coule des lèvres.
— Tout à l’heure, murmure-t-il en tendant la main vers Sophia, Jacques m’a fait une prière : après mon départ . . . (il reprend son souffle ; sa voix s’entend à peine) . . . après mon départ, il désire entrer à votre service . . . il a mon accord et n’attend que le vôtre.
Épuisé par cette longue phrase, il se tait et ferme les yeux. Sophia interroge Ya Ming du regard et celle-ci acquiesce d’un mouvement des paupières.
— Jacques, si tel est ton vœu . . .
— Merci, dit celui-ci.
Au bout d’un long silence, le moribond rouvre les yeux et sourit aux dames assises à son chevet. Oh, quelle sérénité dans ce sourire ! Le marquis tend la main gauche, c’est-à-dire celle qui ne comprime pas le mouchoir ensanglanté ; d’un même geste, les dames saisissent ce bout de vie comme pour le retenir encore.
— Gracieuse levantine, aimable mandarine . . .
Le marquis marque un temps.
— . . . colporteuses de lumière . . . merci . . . d’éclairer mon départ . . . pour Cythère.
Elles inclinent la tête en signe de respect. Puis encore le silence, ce silence opaque qui oppresse l’antichambre de l’éternité.
— Gabriel, plus près, veux-tu.
Le père abbé se penche sur le moribond qui, au même moment, est secoué d’un spasme ; un caillot de sang noir éclabousse le visage de Gabriel et dégouline sur le menton du marquis. Imperturbable, sans se soucier de son propre visage, Gabriel retire de la main du marquis le mouchoir gorgé de sang et qui n’est plus d’aucune utilité, et le remet à Bertrand ; puis avec un coin du drap, il essuie délicatement le visage du mourant. Impuissants, émus par ce souffle de vie si fragile pourtant si tenace, les spectateurs de l’agonie ne peuvent qu’attendre. Le marquis bouge la tête sur l’oreiller, veut parler mais sa voix se casse ; il tousse encore, ignore le sang qui lui emplit la bouche, fait un effort.
— Gabriel, Jacques . . . veillez sur elles.
— Ne vous inquiétez pas, murmure le moine.
Soudain, un mouvement d’air froisse les chandelles et secoue les ombres sur le mur. On dirait l’esprit qui s’impatiente.
— M’inquiète pas . . . suis . . . entre . . . amis . . .
Le silence se prolonge . . . cette fois à l’infini. Gabriel s’agenouille et se signe. Les moines l’imitent.
Jacques étire le bras et ferme les yeux de son père adoptif. Puis, il se laisse tomber sur son lit, se retourne et cache son visage dans l’oreiller. Il n’est pas le seul à pleurer. Gabriel tire le drap sur le visage d’Alexandre de la Clareté.
— Nous célébrerons l’office funèbre ce soir, à vêpres.
Le chant des moines emplit la nef et recouvre la communauté d’une sérénité qui atténue la tristesse. Même en ce jour de deuil, ce sont des hommes heureux qui psalmodient. Après le service, sous la pluie, en procession, on gagne le cimetière qui est derrière l’abbatiale, au-delà d’un verger en boutons. Des moines transportent les cercueils ; d’autres les blessés dans des fauteuils. On dépose le marquis et Firmin côte à côte dans une fosse. On approche les fauteuils. Jacques jette sur les bières une branche de lilas que frère Bertrand a coupé pour lui. D’un même geste, Sophia et Ya Ming lancent deux anneaux de jade noués ensemble par un ruban blanc. Gabriel dit une courte prière qui ressemble plus à un hymne à la vie qu’à une oraison funèbre, à la vie qui continue avec ses peines bien sûr mais aussi avec ses rires et ses amours. C’est l’oraison qu’aurait souhaité le marquis.
§
— Combien ?
Lerouge leva les yeux au plafond pour donner l’impression qu’il faisait un calcul mental compliqué et donna la réponse avec une pointe d’hésitation. Myop capitula et remit la somme pour une semaine.
— Papillon, sois gentille, amène monsieur dans la ‘Bleu’ et prend soin de son bonheur.
Les chambres de l’auberge se distribuaient de part et d’autre d’un corridor étroit et obscur qui aboutissait à une porte. La ‘Bleu’ était la première chambre à gauche. Papillon poussa la porte. Meublée d’un grand lit et d’un pot de chambre, la petite pièce exhalait une forte odeur de savon de Marseille. Une fenêtre ornée de rideaux tamisait la lumière du jour. Des gougeons qui sortaient du mur servaient de portemanteau. Un laquais y accrocha les sacoches de l’artisan. Après avoir verrouillé la porte, la jeune servante aida Myop à retirer son manteau lourd de boue.
— Mon vrai nom est Eulalie, dit-elle. Papillon, c’est rapport à une tache que j’ai sur le cul. Vous voulez voir ?
— Plus tard, petit lépidoptère, plus tard.
— C’est quoi, ce mot ? c’est pas vilain au moins ?
— Lépidoptère ? Non, c’est gentil plutôt. Ça veut dire ‘papillon dont les ailes captent la lumière’.
La fille répéta le mot plusieurs fois.
— Lépidoptère, Eulalie Lépidoptère, Eulalie Papillon de Lépidoptère, ça fait marquise, vous n’trouvez pas ?
Myop rit.
— Mademoiselle de Lépidoptère me dira-t-elle pourquoi cette chambre s’appelle la ‘Bleu’ ? Il n’y a rien de bleu ici.
— Et alors ? Moi, je m’appelle Papillon et je ne vole pas, monsieur Lerouge a le poil noir et vous, malgré votre nom, je gage que vous yeutez jusqu’à l’horizon. Posez vot’cul que j’tire vos bottes.
— Donc toutes les chambres sont pareilles mais l’une s’appelle la ‘Bleu’, l’autre la ‘Rouge’ et la troisième la ‘Jaune’, je suppose ? questionna Myop en relevant les jambes.
— Mais pas du tout ! À c’t’heure, les bourgeois sont obtus comme des bourricots. Douze chambres et un nom pour chacune, pour savoir qui est où, c’est tout. Ici, c’est la ‘Bleu’, celle d’après, la ‘Curé’, l’autre en face, la ‘Libellule’, à côté, la ‘Tartine’.
Myop sourit en se laissant dévêtir. Papillon se révéla une compagne attentionnée. De sa propre initiative, sans doute rebutée par l’odeur chevaline du voyageur, elle le décrassa des oreilles aux orteils ; Myop apprécia ; elle le rasa, lui coupa les cheveux, lui prêta une robe de chambre le temps de lessiver et repasser ses vêtements, ordonna à un laquais de cirer les bottes. La nuit, ils dormirent ensemble mais Myop fit comprendre à la jeune femme qu’il ne désirait pas faire l’amour. Pas contraignante, elle laissa faire, d’autant plus que c’était le temps de ses règles.
Dès qu’il récupéra ses vêtements, Myop partit explorer la campagne environnante. Peine perdue ! Personne n’avait vu d’étrangères. Au retour des chevauchées, il payait une goutte au patron, faisait un brin causette, puis s’enfermait avec Papillon. Assis sur le lit, le client et la ‘dame de chambre’ partageaient le souper. Pour engager la conversation, Myop posa la question classique : comment une fille bien comme Papillon devient-elle une ‘dame de chambre’ ? Elle rit.
— Comment un homme bien comme monsieur échoue-t-il dans un trou comme ici ?
— Que mademoiselle de Lépidoptère raconte son histoire ; ensuite, le voyageur dira la sienne.
— C’est monsieur Nicolas qui m’a recueilli, dit-elle en fixant le mur. Je m’étais enfuie.
— Ah !
— Chez moi, ce n’était plus possible. Mon père et ma mère étaient des fous furieux. On était deux enfants ; j’étais la plus vieille avec un petit frère affligé. Mon père haïssait ma mère. Il hurlait tout le temps qu’elle lui avait donné une salope et un demeuré. Un bossu en plus. Il la battait et s’en voulait de la battre. Alors il se soulageait en me violant dans l’écurie, sur le tas de fumier . . . pour cacher mon odeur, ça l’écœurait moins, qu’il disait. Ma mère, elle, ne voulait rien savoir et se saoulait. Et quand elle était bourrée, elle me tapait dessus. Je devins grosse de mon père. Un soir, même pansue, il me viola devant ma mère. Du coup, elle vida la cruche, perdit le peu de raison qui lui restait, voulut me cogner mais mon père l’en empêcha; elle se vengea sur mon petit frère qui en creva. Fou de rage, mon père planta sa hache dans le dos de ma mère. Je me suis enfuie. J’ai marché pendant des jours, enfin, je pense. J’ai versé dans un fossé un bébé déjà mort. Je l’ai recouvert de cailloux. J’ai marché encore. Je me suis évanouie ici, derrière le préau. Monsieur Nicolas me ramassa. C’était il y a quatre ans.
Myop était sidéré. Papillon racontait cette histoire presque comme un conte de la Mère l’Oie, sans émotion, avec une voix neutre, s’arrêtant à chaque phrase pour siroter son vin. Ne sachant que répondre, Myop prit la main de la jeune fille et la baisa. Alors, elle amena la main de l’artisan contre sa joue et ferma les yeux.
— On est allé chez moi, continua-t-elle. Pendu dans la grange, mon père servait de mangeoire aux corbeaux. On enterra mes parents et le petit frère derrière la maison. En se bouchant le nez. Le curé du village ne savait que faire de moi. Monsieur Nicolas lui dit qu’il avait besoin d’une servante à tout faire. Le curé dit que c’était une bonne chose parce que j’aurais un foyer. On fit des papiers et monsieur Nicolas me ramena avec lui. Ici, c’est bien. Au début, monsieur Nicolas me laissa berlander. Mais je n’aimais pas. Pour me rendre utile, je me mis à avoiner les bêtes, torcher la cuisine, passer la bâche après la fermeture. L’an passé, monsieur Nicolas me dit comme ça : Dis, Papillon, t’aimerais être une dame de chambre ? Oh oui, que j’ai dit. Bien, c’est dit, qu’il répond. Je lui saute au cou. Va voir la Martine, qu’il dit, elle te dira comment faire.
— La Martine ?
— C’est la bourgeoise à monsieur Nicolas. Parfois, elle met la main à la pâte quand l’une de nous est indisposée.
— Ah ! Et le papillon aime ça ?
— C’est mieux que boniche, en tout cas. Martine m’a montré comment plaire à un homme, comment ne pas se faire engrossir. Aussi, à ne jamais raconter qu’on couche avec les clients. Après chaque fois, je mets un sou dans une boîte. C’est Martine qui la garde. J’ai confiance. Monsieur Nicolas me dit que si je continue d’être gentille, dans dix ans, ma dot attirera les prétendants comme miel les mouches.
Myop hocha la tête.
— Mais je pourrais me marier plus tôt si je rencontrais un homme qui me plait.
Myop sourit ; il voyait venir la fille gros comme un escadron. Il avala une gorgée de vin, sûr de ce qu’elle allait ajouter.
— Je veux dire, pas seulement un gentil mais aussi un vaillant.
Myop attendit la suite.
— Vous, par exemple, vous me plaisez mais jamais j’accepterais de vous marier, ah ça, non.
Heurté dans sa suffisance, Myop s’insurgea.
— Et pourquoi, je te prie ?
Elle éclata de rire.
— Voyez-vous ça : un coq ! Si tu veux tous savoir (elle le tutoyait tout à coup), c’est parce que quand tu me regardes comme maintenant, tu ne me vois pas, tu cherches à travers moi quelque chose qui est derrière. Quand tu me regardes, je suis toujours tentée de me retourner. Que vois-tu derrière moi ?
Myop ne sut que répondre, ou plutôt, il ne le savait que trop. Un moment, ce sont les grands yeux de Bérengère qui le hantaient ; le moment d’après, c’étaient les visages de la princesse et de sa compagne chinoise qui l’angoissaient. À travers la gentille prostituée, c’étaient ces trois femmes qu’il cherchait à voir.
— Toi, reprit Papillon, tu es le vent et moi la girouette sur le toit, tu m’pirouettes mais tu passes ton chemin. Moi, j’ai besoin d’un homme qui s’arrête pour moi.
Myop pose son verre vide sur le plancher, saisit celui de sa compagne et le dépose aussi, puis enlace la jeune femme qui se blottit.
§
Les dames reposent dans leur chambre. Lovée dans une bergère près du feu, le bras gauche immobilisé dans une écharpe, Sophia feuillette le roman de Marivaux rapporté du libraire Le Breton. Nue sur le bord du lit, Ya Ming refait son pansement. Tout à coup, la porte s’ouvre avec fracas et apparaît un moine. Portant haut le chef, ignorant les dames, il pénètre à grandes enjambées jusqu’au mur du fond, jette un coup d’œil par la croisée, se retourne, revient de quelques pas et examine la chambre avec dédain. Les lèvres pincées, l’œil maussade, il hoche la tête et toise à tour de rôle Ya Ming et Sophia. Un moinillon à l’air timoré, les bras chargé d’une cassette et d’une bassine, entre à son tour et s’installe en faction sur le pas de la porte ; sans doute troublé par la nudité de Ya Ming, il commence par fixer le plancher mais finit par oser des regards en biais.
— Messieurs ? questionne Sophia en refermant son livre.
Le superbe ignore la princesse, se campe devant Ya Ming et la dévisage avec impudence. Sans se démonter, sans se presser, elle termine d’enrouler la bandelette autour de sa taille, puis enfile sa robe de chambre. Le moine clame comme un majordome.
— C’est moi : Eminentissimus Matheus Medicinae Doctor Parisiensis Universitas [1]. . . (Ya Ming jette un coup d’œil à Sophia et se mord la lèvre pour ne pas éclater de rire) . . . praesente medico, nihil nocet! [2]
— Ave, homo sapiens, moritori te salutant [3] répond Ya Ming en levant la main.
— Vous êtes sans doute dom Mathieu, reprend Sophia pour donner un sens à cette surprenante intrusion ; que nous vaut l’honneur de votre visite ? Mais d’abord, monsieur, veuillez croire à notre estime la plus . . .
— . . . fi donc ! coupe le moine. La nouvelle de vos déboires a rampé jusqu’à mes sandales. Feminae, [4] j’accours ! Sachez que les lourds devoirs de ma charge me donnent peu de loisirs pour les frivolités. Activons, activons !
Il se penche sur Ya Ming, lui touche le front, lui soulève la paupière, lui tâte le poignet.
— Pulsus venarum, bene, bene, [5] énonce-t-il d’un ton sentencieux.
— Ne devriez . . .
— . . . favete linguis! [6] madame ! L’homme de l’art cogite et diagnostique. Eh, eh, que ne se présente-t-il pas à son esprit sagace ? Un engorgement des canaux flegmatiques, abouliques et lymphatiques, rien de moins, madame, doublé d’un excès de la masse des humeurs entraînant, je le constate, une élévation de la pression intestinale et lacrymale. La vessie, madame, la vessie ne pardonne pas. Non, il faut d’urgence en fouetter les environs caractérisés de la cavité primitive, neurasthénique et cyclothymique. Prenez garde ! Ah, je le prévoyais, femina, le volume animal et cutané de votre jugulaire m’interpelle prodigieusement : d’urgence, il faut en épurer l’acrimonie des attributs, activer le sang, libérer l’obstruction déterminée du diaphragme urétéral, partager la lymphe, purger le libidineux qui vous accable, en somme, madame, il faut vous médicamenter en sept séances – le nombre d’Hippocrate en son serment – agrémentées de drogues vertement concoctées et d’un exercice horizontal que ne dédaignerait pas le vigoureux Trithème. N’oubliez pas que contraria contrariis curantur [7] bien que personnellement, pour les créatures, je préfère similia similibus curantur [8]. Question de tempérament. Il n’en tient qu’à vous.
Mais il veut me culbuter, ce crétin, se dit Ya Ming.
— Monsieur, répond-elle, n’y aurait-il pas une approche plus . . . plus . . . comment dire ? . . . plus verticale ?
— Verticale ? Quelle horreur ! Sachez que notre vénéré maître à tous, le docte Galien, enseigne que la santé provient de l’équilibre horizontal et transversal des humeurs cardinales. Vous n’êtes pas tenues, créatures percluses d’ignorantia crassa, [9] de connaître l’enseignement du maître mais l’ignorance n’autorise pas l’insolence. Nemo auditur propriam turpidudinem allegans! [10]
— Bien sûr, bien sûr, monsieur, mais en même temps . . .
— . . . puisqu’il faut plonger dans l’abysse de votre ignorance, remarquez que je vous pardonne, puisque l’abyssus abissum invocat, [11] il tombe sous le sens que vous souffrez d’une surabondance de sang rebelle. Magister dixit! [12]
— Ce qui veut dire ? interroge Sophia de son fauteuil.
— Vous aussi, madame, dit-il en s’approchant de Sophia, le coup de sang réfractaire et indocile vous guette, ça tombe sous le sens. Vérifions car sapiens nihil affirmat quod non probet [13] : la peau est chaude (il lui touche le front), j’avais raison, le pouls s’accélère (il lui effleure le cou), la respiration halète, le cœur s’emballe, le sein frémit (la main du moine s’attarde sur la poitrine de la princesse), la cuisse est-elle tendue (il lui pétrit la cuisse), oui, bien sûr. Levez-vous, madame, que je vérifie la croupe . . .
— Holà, monsieur ! crie Sophia en lui repoussant la main. Seuls les hommes que j’autorise peuvent me palper, et vous, monsieur, n’avez pas . . .
— . . . la science, madame, tâte le mal là où il se niche. Neque ignorare medicum oportet quae sit aegri natura. [14] Avec les femmes, il faut toujours répéter l’évidence : Bene diagnoscitur, bene curatur! [15]
— J’entends bien. Et votre traitement, monsieur, quel est-il ? demande Ya Ming.
— La saignée, madame, la saignée pour chacune de vous, puisque vous ne voulez rien entendre.
Et le médecin fait un signe à son assistant qui réagit comme frappé d’un coup de fouet : il se laisse tomber à genoux, pose sur le plancher la bassine et la cassette, ouvre celle-ci d’un geste fébrile, en retire une lancette et un linge qu’il dépose sur son bras, saisit la bassine, se relève et s’approche de Sophia.
— Grande sœur, dit Ya Ming en mandarin, tu dois trouver une parade.
— Je cherche, petite sœur, je cherche. Et toi, tu as une idée ?
— Je cherche aussi mais c’est toi, l’imaginative.
— Mais toi, tu es l’astucieuse.
— Si tu le dis . . .
— Quelle est cette langue barbare qui vous permet l’impolitesse de vous entretenir à mon insu ?
— Oh, monsieur, dit Sophia d’une voix mielleuse, je vous prie de nous excuser. Ne pensez pas à mal. Nous voulions ne pas heurter votre modestie. Madame Zhang me disait qu’elle admirait votre allure ? Et moi, je m’étonnais qu’une science si profonde habitât une tête si superbe ? Voyez, vous rougissez. Nous n’avions pas tort ; en revanche, je n’aurais pas dû vous faire cet aveu.
— Mais non, mais non !
Dom Mathieu saisit la lancette que lui présente son assistant et se tourne vers Sophia.
— Madame, a Jove principium, [16] le temps est venu. Macte animo! [17] Votre bras, s’il vous plait.
— Est-ce bien nécessaire ?
— Dura necessitas, sed necessitas. [18]
— Monsieur, interjette Ya Ming d’une voix ferme, il vous faut commencer par moi.
— Pourquoi, femina ? [19]
— C’est l’inviolable loi d’étiquette de notre royaume.
Dom Mathieu hésite une seconde, sourit et s’approche de Ya Ming. Elle lui tend son bras. Il le flatte longuement avec son index, finit par se dire satisfait de ce qu’il recherche, approche la pointe de la lancette.
— Dites-moi, monsieur, avez-vous déjà saigné une Chinoise ?
Le moine retient son geste.
— Quelle question incongrue !
— C’est pour vous mettre en garde, ajoute Ya Ming d’un air détaché.
— Me mettre en garde ?
— Vous ne saviez pas ? Le sang des Chinois ne se mélange pas avec celui des Européens. Il y a, comme on dit, une incompatibilité fatale, néfaste et navrante.
Don Mathieu n’est pas sûr d’avoir compris.
— Incompatibilité fatale, néfaste et navrante, dites-vous ?
— Mais oui, vous l’ignoriez ? Alors, j’ai bien fait de vous avertir. Les médecins chinois connaissent bien cette anomalie qui demeure inexpliquée depuis la nuit des temps. Si le sang d’un Jaune touche la peau d’un Blanc, il s’en suit pour celui-ci une insupportable douleur suivie d’une mort immédiate, navrante, funeste et néfaste. C’est pourquoi les médecins jaunes s’abstiennent de toucher les malades blancs ; et vice versa. En conséquence, monsieur, le défi qui est le vôtre est de me saigner sans qu’une seule goutte de mon sang ne vous touche, ne serait-ce que le bout de votre petit doigt. Mais, comme vous dites si bien, dura necessitas, sed necessitas. [20]
Dom Mathieu essaie d’absorber ce qu’il vient d’entendre. Il se tourne vers Sophia qui fait un signe affirmatif de la tête. Pendant un moment, il fixe sa lancette, puis apostrophe son assistant.
— Toi, saigne la Chinoise, ordonne-t-il.
Le moinillon écarquille les yeux, ouvre la bouche, fait trois fois non de la tête, laisse tomber son attirail et s’enfuit aussi vite que sa soutane le permet. Dom Mathieu fait un geste de rage avec sa lancette et se pique la main. Une goutte de sang surgit sur la paume. Ya Ming fait un geste comme pour l’aider. Pris de panique, le latiniste disparaît sous le rire carillonnant de Sophia.
— Grande sœur, tu sais ce qu’aurait dit Lao-Tseu en ce moment ?
— Petite sœur, je frémis d’impatience.
— Beati pauperes spiritu! [21]
— Lao-Tseu parlait latin ?
— Grosso modo.
§
[1] Très éminent Mathieu, docteur en médecine, Université de Paris.
[2] Lorsque le médecin paraît, nul danger.
[3] Salut, homme sage, ceux qui vont mourir te saluent!
[4] Femmes.
[5] Le pouls des artères, bien, bien.
[6] Taisez-vous!
[7] Les contraires se guérissent par les contraires.
[8] Le semblable guérit le semblable.
[9] Ignorance crasse.
[10] Nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude.
[11] L’abîme appelle l’abîme
[12] Le maître l’a dit!
[13] Le sage n’affirme rien qu’il ne puisse prouver
[14] Il ne faut pas que le médecin ignore la nature de la maladie
[15] Bien diagnostiquer, c’est bien soigner.
[16] À tout seigneur, tout honneur!
[17] Courage!
[18] La nécessité est dure mais c’est la nécessité.
[19] Femme
[20] La nécessité est dure mais c’est la nécessité!
[21] Heureux les pauvres d’esprit!