MÉMOIRES DE LUMIÈRES

Amour

—   Madame, je vais vous faire un aveu que je n’ai jamais fait auparavant . . . (je ne sais pas pourquoi je lui parle de mes convictions profondes mais parfois j’ai une telle envie de me confier) . . . mon dieu est différent de celui que prêche mon église).

—   Monsieur, excusez-moi, je ne voulais pas vous entraîner dans une discussion théologique.  Changeons de sujet si vous le voulez bien.

—   Non, non, nous sommes seuls et vous n’êtes pas d’ici.  Ne vous inquiétez pas pour moi.  Je disais donc que mon dieu à moi est un dieu qui travaille aux champs, qui se salit les mains, qui croule parfois sous la fatigue, qui trinque avec nous, qui aime bien rire, qui a des désirs, parfois trébuche et qui demande pardon aux hommes quand les malheurs s’accumulent.  Ce dieu, je l’aime bien et c’est avec lui que je converse quand je me sens trop seul.  Et vous, madame, quel est votre dieu ?

        Sophia éclate de rire.

—   Monsieur d’Eutuquière, ce dieu que vous décrivez est votre frère jumeau.  Je me sens assez forte pour vénérer les deux.

        Gabriel regarde longuement Sophia en se demandant si elle se moque de lui.

—   Monsieur, ne me regardez pas ainsi : je ne me moque pas . . . (Non seulement elle lit dans mes pensées mais en plus elle me compare à Dieu !) . . . je ne vous compare pas à Dieu ; c’est plutôt l’inverse.  Le dieu que vous avez fabriqué à votre image est digne d’hommage. 

        (Je dois changer de sujet de conversation, se dit Sophia.  Nous devenons trop sérieux.  Un peu de bagatelle nous fera du bien.  Après tout, le temps s’y prête.)

—   Vous ne m’avez pas encore parlé de votre troisième vœu ? questionne-t-elle avec un regard malicieux.

        Dom Gabriel capte ce regard et se surprend à sourire. 

        (Tu vas le savoir, se dit-il.)

—   Par ici, propose-t-il plutôt que de répondre.

        Il engage son cheval dans un sentier de travers qui s’enfonce dans les fourrés.  À cause de l’étroitesse du passage, Sophia s’installe derrière Gabriel.  À chaque cinq pas, celui-ci déplace une branche et se retourne pour éviter de la rabattre sur sa compagne.  Aussi, la conversation s’en tient aux choses pratiques : ‘Attention !  Ça va, je la tiens, là, sur votre gauche, merci, je l’avais vue.’

        Environ vingt minutes plus tard, les cavaliers débouchent dans une clairière vaste comme une église et dominée par des chênes qui chatouillent le ciel.  À moitié dissimulées derrière les feuilles nouvelles, tels des pendentifs, des boules de gui sucent les branches des grands arbres.  À hauteur d’yeux, des bouquets de fougères se bousculent entre les troncs et forment autour de la clairière comme une palissade protectrice et ondulante.  Une pelouse souple et douce comme une laine des alpages recouvre le sol et emmitoufle les sabots des chevaux.  Un ruisseau bordé de joncs émerge de la forêt, traverse le rectangle en diagonal et disparaît entre des cailloux tapissés de genêts.  Un esprit païen aurait murmuré que seuls les druides pouvaient sculpter une telle merveille ; mais ceux-ci étaient sûrement des vieillards coquins car le lieu encourage l’abandon plutôt que l’oraison.  En ce doux après-dîner de printemps, la lumière qui filtre à travers la voûte végétale distribue sur la pelouse des taches d’un vert plus tendre.  D’instinct, les chevaux vont au ruisseau et courbent le col vers l’eau vive.  Ayant retrouvé sa bonne humeur, Gabriel regarde Sophia avec la satisfaction d’un orfèvre qui dévoile son dernier joyau devant une cliente attendrie.  Mais pour la millième fois depuis le début de la promenade, il se pose la même question.

        (Vais-je inviter la princesse à se reposer ici un moment ?  Que va-t-elle penser ?  Va-t-elle se dire que je l’ai entraînée dans un traquenard pour la culbuter ?  D’autant plus qu’elle n’aurait pas tout à fait tort.  Mais après tout, n’est-ce pas elle qui a proposé cette promenade ?)

—   C’est beau, ne trouvez-vous pas ? chuchote-t-il bêtement, comme s’il était dans un temple.

        (Va-t-il mettre pied à terre, se demande Sophia.  Va-t-il proposer qu’on se repose ici un moment ?  S’il me prend dans ses bras en descendant du cheval, je me liquéfie.)

—   On dirait une chapelle initiatique, répond Sophia sur le même ton.

        (Chapelle initiatique ?  Que veut-elle dire ? se demande Gabriel.  Laisse-t-elle entendre qu’elle se déclare prête à l’initiation amoureuse ?  Ou au contraire veut-elle me signifier que ce lieu lui apparaît suspect parce qu’il aurait accueilli la soumission des femmes que j’y aurais amenées.  Mais, belle Sophia, tu es la première femme que j’amène ici.  Mais ça, je ne peux te l’avouer, du moins pas encore.)

—   Ce lieu a un nom ? s’enquiert Sophia.

—   Oui, le Pré sylphide, répond Gabriel avec un sourire dans la voix.

        (Il me charrie, se dit Sophia, il vient d’inventer ce nom, c’est sûr.)

        (Elle ne me croira pas, se dit Gabriel, mais c’est ainsi que depuis toujours on nomme cette clairière.  Belle Sophia, serais-tu une sylphide qui revient chez elle ?)

        Les chevaux relèvent la tête.  Le moment tant désiré, tant redouté vient d’arriver.  Ou l’on quitte ce lieu enchanteur et alors, peut-être, jamais l’amour naissant qui trouble ces deux êtres rares ne s’épanouira, ou l’on s’y attarde et alors la machine des engagements amoureux s’emballera, imprévisible tourbillon à la fois vertueux et pernicieux qui pourrait écraser ces mêmes êtres au destin exceptionnel mais non encore achevé.  Car à ce moment précis, chacun tremble devant l’inconnu : ce qui est en jeu n’est pas qu’un désir charnel nourri d’exotisme mais un amour puissant et exclusif, un amour qui pourrait écraser autant la princesse que le père abbé.  Gabriel va-t-il sacrifier l’œuvre de sa vie pour séduire cette femme qui l’obsède ?  Sophia va-t-elle interrompre son pèlerinage pour se donner à cet homme qui hante ses fantasmes ?  La contradiction réside justement dans cet affrontement : Gabriel et Sophia se ressemblent au moins sur un point : c’est parce qu’ils sont tous deux passionnés qu’ils accomplissent chacun à sa manière une œuvre d’exception.  S’ils étaient des êtres fades, ils n’assumeraient pas l’immense responsabilité qui est la leur et pourraient faire l’amour sans conséquence.  En revanche cette même fadeur aurait empêché que cet amour démesuré ne surgisse.

        (Je descends ou non ? agonise Gabriel.  Le temps est venu de décider.  Pourquoi pas ?  On est seul, personne ne nous attend, il fait beau . . .  Allez, on verra bien.)

        Il regarde Sophia qui attend en souriant.  Ce sourire le décide, il se dresse sur ses étriers . . .

        (Il va le faire, se dit Sophia.  Cet homme a toutes les audaces.  C’est sans doute pour ça qu’il me plait . . .)

        . . . lève la jambe droite et s’apprête à la faire passer par-dessus la croupe de son cheval lorsqu’une perdrix qui se tenait tapie près du ruisseau s’envole dans un fracas d’ailes.  Surpris, les chevaux font un pas de côté.  L’embardée désarçonne le pauvre Gabriel qui s’étend de tout son long sur la pelouse.  De son côté, bien en selle, Sophia maîtrise facilement sa jument qui pivote.  D’un seul coup d’œil par-dessus son épaule, elle aperçoit Gabriel couché sur le dos : il n’a aucun mal mais son visage ahuri vaut mille paradis.  Malgré elle, un formidable éclat de rire s’échappe de sa gorge.  Aussitôt, elle s’en veut, se dit que ce n’est par gentil, met son gant devant sa bouche, essaie de se contenir mais rien n’y fait, le fou rire reprend, irrésistible.  Gabriel se sent ridicule.  Tout en riant, Sophia comprend le désarroi de son compagnon, cherche une parade et n’en trouve qu’une : elle lève sa jambe droite par-dessus l’encolure de la jument et se laisse choir sur la pelouse.  La voici riant à gorge déployée, couchée sur le dos à côté de Gabriel qui n’a pas bougé.  C’est bien connu, le fou rire est contagieux ; aussi, n’étant pas anxieux de nature, Gabriel éclate de rire à son tour.

        Enfin les deux gisants se calment sans se regarder.  Un drôle de silence s’installe.  Gabriel n’a qu’à déplacer sa main pour saisir celle de Sophia, n’a qu’à rouler sur son coude pour se retrouver sur sa compagne.  Et se trouvant dans une position identique, Sophia pourrait poser le même geste.  Mais ici, à cet instant singulier, ni l’un ni l’autre n’ose.

—   Ne trouvez-vous pas, madame, que nous sommes ridicules ?

—   Mais non, monsieur, dans mon pays, cette façon de faire est prescrite par le protocole des rencontres princières.

—   Madame, il n’est pas bien de vous amuser à mes dépens.

—   Monsieur, je le sais ; aussi, je vous permets de vous moquer de moi.

—   À la première occasion, je n’y manquerai pas.

        Un nouveau silence.

—   Monsieur, n’est-ce pas ce que vous désiriez ?

—   Quoi donc, madame ?

—   Que nous soyons ainsi, allongés sur cette pelouse.

—   Madame, jamais je n’avouerais une telle intention.

—   Vous auriez tort, car cela vous autoriserait à exiger de moi le même aveu.

        Encore le même silence embarrassé.

—   Madame, dit Gabriel avec un petit rire, j’avais raison : il y a quelque chose de ridicule dans notre position.

—   Je parie, monsieur, que vous allez m’informer de ce travers.

—   Le ridicule réside dans toutes ces formules de politesse que nous nous échangeons alors que nous sommes à l’horizontale.  Je trouve qu’elles sonnent faux.

—   Et alors ?

—   Alors, je vous propose que, à chaque fois que nous serons à l’horizontale, nous laissions tomber les ‘monsieur’ et les ‘madame’.

—   Parce qu’il y aura de ‘nouvelles fois’ ?

—   Ne le souhaitez-vous pas ?

—   Oui, non, enfin . . . peut-être . . . et votre proposition ?

—   Vous m’appellerez Gabriel et je vous appellerai Sophia.

—   Que dira-t-on de nous ?

—   Il est fort à parier que lorsque nous serons à l’horizontale, il n’y aura pas beaucoup de témoins.

—   Vous avez raison mais vous n’êtes pas allé au bout de votre logique.

—   Ah ?

—   Si nous laissons tomber nos titres lorsque nous sommes allongés, il nous faudrait aussi abandonner le vouvoiement.

—   Si vous voulez, euh ! je veux dire : si tu veux.

—   Ça me plairait . . .

—   À moi aussi . . .

        Un nouveau long silence se prolonge.  Pendant cette étrange conversation, chacun avait gardé son regard fixé sur le ciel.  Mais tout à coup, à ce moment précis, mus par le même mystérieux ressort de l’amour, Gabriel tourne la tête sur sa gauche et Sophia sur sa droite, et pour la première fois depuis ce qui leur a semblé une éternité, ils se regardent.

        Moment ample comme le ciel !  Fulgurance qui s’éternisera !

        Un craquement se fait entendre derrière les fougères.  D’un coup de reins, Gabriel saute sur ses pieds, tend la main à Sophia et l’aide à se relever.  Sans un mot, chacun récupère sa monture . . .

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