MÉMOIRES DE LUMIÈRES

Outrage

La nuit est tombée, les lanternes se sont allumées dans la halle.  On y tue le temps comme on peut.

—   Alerte !

        Le portail du palais vient de s’ouvrir.  Une demi-douzaine de mousquetaires sortent à pied, s’alignent dos au mur devant le portail, pointent leur fusil au dessus de la tête des assiégeants.

—   Ne tirez-pas, crie Albert Soleil. 

—   Qu’est-ce qui se passe ? questionne Bernard Brillant qui arrive en courant.

—   Je ne sais pas, répond Albert.

        Des bandits semblent s’affairer sous la voûte cochère.  Tout à coup, les mousquetaires retraitent et trois hommes portant un autre apparaissent, hésitent en voyant les baricades. 

—   C’est Mouchet, crie quelqu’un.

        Les voyous font quelques pas vers la halle.  Le battant du portail se referme derrière eux.  Une chose claire y est accrochée.  Dans la demi-obscurité, quelques secondes sont nécessaires pour saisir l’innommable.  Un cri d’horreur éclate, se répercute : enchaînée, crucifiée au portail, madame Zhang est exhibée, nue.  Morte ?  Non, elle bouge la tête.  L’intendant et le notaire enjambent les barils, veulent se précipiter mais un coup de feu les cloue sur place.  Le père de la Tour Noire apparait à une croisée de l’étage.

—   Approchez et vous serez abattus, crie-t-il.  Laissez-nous partir avec les sorcières et vous aurez le curé.  Autrement, elle pourrira sur place.

        Albert Soleil lève son pistolet mais Bernard lui rabaisse le bras.

—   On ne peut pas la laisser là, dit Agathe.

—   Bien sûr que non, répond l’intendant.  Mathurin, il me faut Mathurin, avec des tenailles, des scies, des pieds-de-biche.

        Des chaînes entourent plusieurs fois les poignets et les chevilles de Ya Ming, puis disparaissent les trous qui viennent d’être percés ; on peut deviner qu’à l’intérieur, des goupilles de fer les resserrent et les maintiennent en place.  Comment décrocher la jeune femme ?  On discute vivement.  Chose sûre : il faut faire vite.  Le chirurgien pénètre le petit cercle.

—   J’ai examiné Garnot, dit-il.  Il a reçu un coup sur le crâne.  Il a beaucoup saigné et vient de reprendre connaissance.  Je l’ai fait transporter à l’école des filles.

—   Les autres vauriens, s’exclame l’intendant, amenez-les.  Je veux les questionner.

—   Hé ! crie quelqu’un.

        C’est Margot de Grivald qui traverse en courant la placette entre la halle et le palais.  Des coups de feu éclatent des fenêtres.  Par miracle, aucune balle ne l’atteint.  Elle se plaque contre le battant.  Lancées des fenêtres de l’étage, des briques pleuvent, la manquent de peu.  Elle retire son châle et recouvre Ya Ming.

—   Êtes-vous blessée ? dit-elle en attachant le fichu autour du cou.

—   Oui, non, ça va, merci.

—   Les autres ?

—   Ils vont bien.

        Une brique effleure l’épaule de Margot, lui érafle le bras.

—   Aie !  On vous tirera de là, promet-elle.

        Et elle part en courant, courbée en deux, rasant la façade.  Nouvel échange de coups de feu.  Faisant un détour derrière la barricade, Margot réintègre la halle.

—…Margot, sermonne Bernard Brillant, tu es folle à lier. (élevant la voix) Plus personne ne tente ce coup sans mon ordre. (à voix basse et fixant la crucifiée dont la pièce de tissu recouvre la poitrine et le bassin) Margot, merci quand même.  Comment va-t-elle ?

—   Bien.  Mais elle ne pourra résister longtemps, enchaînée comme ça, suspendue à ses bras.  Elle m’a dit que Sophia et monsieur le curé vont bien.

        Entretemps, Pélagie Grenadeau et Perrine Jodare ont interrogé Mouchet et ses amis.  Interrogatoire à leur manière, la sage femme saupoudrant les cajoleries, la marraine distribuant les claques.  Et les siennes laissent des marques.  Les vauriens ont raconté l’outrage, admis leur crime, pleurnichant qu’ils n’avaient pas le choix : voyez Garnot.  La sage femme tire Bernard par la manche et lui résume à l’oreille l’horrible cérémonie.  L’intendant lance un chapelet de jurons.

—   Enfermez ces brutes dans la cave de l’auberge, ordonne-t-il.  Je m’occuperai d’eux plus tard.

        Mathurin et Jean, l’autre forgeron, accourent avec leurs outils.  Pendant un moment, ils observent la crucifiée, le portail et les fenêtres au dessus.  L’intendant ajoute quelques explications.

—   Jean et moi, on pourrait tenter le coup, propose Mathurin.  Cinq minutes, tout au plus, pour couper les chaînes.

—   Petit-Louis et moi, on t’accompagne, dit Léontine, la digne épouse du forgeron qui est plus forte que tous les hommes du duché, hormis son mari.  On tiendra une planche au dessus de votre tête.

        L’intendant fait oui de la tête.  Des hommes déplacent deux barils pour laisser un passage.  Six fusils visent les fenêtres.

—   Feu ! ordonne l’intendant.

        La salve éclate, les quatre foncent, atteignent le portail, se plaquent contre le vantail de part et d’autre de Ya Ming.  Léontine et Petit-Louis lèvent le madrier, Mathurin s’active avec la tenaille mais la tâche s’avère plus malaisée qu’il pensait parce que les chaînes s’incrustent dans les chairs.  L’ennemi réplique, une mitraille rebondit contre la barricade, deux balles se fichent dans le madrier.  Suit un déluge de briques.  L’une d’elle touche les doigts de Petit-Louis qui, du coup, lâche prise.  Déséquilibrée, Léontine ne peut retenir seule le bouclier.  Une balle touche Petit-Louis au mollet, une autre effleure l’épaule de Léontine, une brique frappe Jean à la tête, les quatre doivent s’enfuir en se soutenant les uns les autres. 

—   Bernard, dit le notaire, il faut trouver un moyen de neutraliser les bandits qui sont à l’étage.

—   Je sais, Antoine, répond l’intendant, mais j’ai peur de manquer de munitions.  N’oublie pas qu’ils sont une centaine pouvant nous attaquer d’un moment à l’autre.

        Pendant que maître Antoine soigne les nouveaux blessés, on discute vivement. 

§

        Dans le grenier au dessus du portail, le père de la Tour Noire et les bandits jubilent.

§

—   C’est qui, ça ? crie Mathurin en pointant du doigt une ombre qui s’avance sur le toit du palais.

        Tout le monde lève les yeux.  Visible sur le ciel plus clair, l’ombre s’immobilise au dessus du portail.  Dans une main, elle tient un ballot enveloppé d’un drap, dans l’autre une baguette. 

—   Grand Dieu ! s’exclame Margot.  C’est Valentin.

—   Qu’est-ce qu’il fiche là ? s’écrie Albert Soleil.

—   C’est quoi, qu’il transporte ? questionne le notaire.

—   J’y suis, s’écrie monsieur Perridier.  Il veut refaire le coup de Marie.  Il a un nid de guêpes.

—   Il va tenter de le lancer dans le grenier, déduit Léontine.

—   Malin ! s’exclame Agathe.

        Assis sur la toiture, Valentin attache les coins du drap portant le nid à une ficelle, formant ainsi une espèce de nacelle.  Il la soulève d’une main et la laisse descendre au dessus de la fenêtre grande ouverte.

—   Préparez-vous, les gars, ordonne Bernard.

—   Prêt, dit Mathurin.

—   Je suis derrière toi, mon mari, dit Léontine.

—   Je vous accompagne, dit le notaire.

—   Moi aussi, dit Albert Soleil.

        L’Intendant lève le bras, le gamin agite sa baguette, le ballot descend à la hauteur de la partie supérieure de la fenêtre.  Puis tout se passe très vite : avec sa baguette, Valentin rabat le ballot vers l’intérieur, tire d’un coup sec sur la ficelle, la nacelle se défait, le nid s’écrase dans le grenier . . . une, deux, trois secondes . . . des cris d’épouvante surgissent des fenêtres.

—   Allez-y, crie l’intendant.

        Les sauveteurs se précipitent.  Cette fois, aucune riposte n’émerge du palais.  Un quart d’heure plus tard, Albert Soleil qui porte la suppliciée et ses compagnons retraitent dans la halle.  Albert allonge Ya Ming sur un tréteau.  Agathe, Anne et Perrine la recouvrent de leur fichu.  Maître Antoine, maître Blaise et Pélagie s’affairent à la lueur de lanternes.

—   À boire, réclame Ya Ming.

§