MÉMOIRES DE LUMIÈRES
Folie
On donne à Sophia une jument placide. Elle aurait préféré une monture plus fringante mais enfin . . . et la voici hors des murs de l’abbaye. Étant donné que deux laquais l’observent du portail, elle laisse aller sa monture au pas. Mais dès qu’elle échappe à leur regard en bas du verger, elle donne un violent coup de talons, la jument se cabre et part au galop. Sophia lance un grand cri et pousse sa monture dans une furieuse cavalcade. À la barrière, elle revient sur ses pas et emprunte un chemin de travers bordé de champs qui verdissent. Calmée par cette course, elle met sa jument au pas et, pour la première fois depuis le début de la sortie, observe le paysage qui l’entoure. Quelle belle campagne ! En haut, des nuages d’altitude adoucissent un ciel éblouissant de lumière. En bas, bloquant l’horizon, une mer végétale gonfle ses molles vagues qui frissonnent au gré de la brise. Azur somptueux sur vert caressant ! Montant de la terre vers le ciel, une forte odeur d’herbes humides qui sèchent au soleil. On dirait le pays des anges, se dit Sophia en riant toute seule.
Le chemin mène la cavalière à un hameau. Sous un dais de chênes solennels, cinq maisons flanquées de dépendances et entourées de potagers se pressent comme une portée de louveteaux. Une femme qui porte des œufs dans son tablier lui lance une mimique qui dit ‘Je vous saluerais mais vous voyez, mes deux mains tiennent mon jupon’.
— Beau temps, n’est-ce pas ? crie Sophia.
— Avril, un de bon sur mille ! répond la dame en souriant.
— Et c’est pour cette année ?
— Si Dieu l’agrée !
Sophia incline la tête en souriant. Au delà du hameau, le chemin grimpe sur une crête et de cette position élevée elle découvre l’orée de la forêt. Une rivière vive enrobée d’herbes hautes et ponctuée ça et là de touffes de bouleaux émerge du bois, coule dans le creux de l’ondulation et croise le chemin sous un petit pont. Les parfums humides, la brise qui lui caresse le visage, un héron qui tout à coup s’envole dans un froufrou d’ailes, toute cette pastorale grise un peu la princesse. Pour voir, se dit-elle juste pour voir . . . elle retire son bras gauche de l’écharpe et le soulève au dessus de sa tête : ça va ! Elle le plie et le déplie, s’attendant à une douleur . . . qui ne vient pas ; elle sourit pour elle-même, oui ça guérit bien. Elle s’enhardit et fait tournoyer son bras : aïe ! non, encore trop tôt. Elle est en train de replacer son bras dans la bande de tissu quand elle entend un cri. Elle tourne la tête : qu’est-ce ? Le cri reprend. On dirait une plainte, peut-être un enfant qui vient de se blesser. Encore. Le cri vient de par là, droit devant, près du bois. Elle talonne sa jument, franchit le pont, grimpe sur un nouveau monticule, contourne un bouquet de bouleaux et tombe sur un moulin qui enjambe la rivière. Tournant avec noblesse, la grande roue déverse un jaillissement de lumière. Devant la porte du logis, un homme couvert de farine essaie de contenir une femme qui hurle. Trois fillettes observent le drame en silence. Vingt pas à l’écart, deux chevaux sellés boivent dans l’auge qui s’adosse au bâti de la roue. Intriguée, Sophia met pied à terre et s’approche. Tout en retenant dans ses bras la femme qui, à la vue de l’étrangère, se calme, l’homme, le meunier sans doute, dit à Sophia que la femme désespère parce que le médecin est en train de saigner le fils malade.
— Il va me le tuer, ce monstre, crie la femme, en se jetant aux pieds de Sophia. Madame, sauvez mon petit, aidez-moi, entrez dans la maison et dites à dom Mathieu que mon petit est trop faible pour une autre saignée. Une potion ferait mieux l’affaire. Par pitié, madame, faites vite.
Sophia n’hésite pas longtemps. Elle franchit la porte du logis et à travers la pénombre découvre dom Mathieu qui s’apprête à planter sa lancette dans le pied d’un enfant de deux ans ; en retrait, son moinillon d’assistant tient la bassine prête à recueillir le sang.
— Monsieur, arrêtez-vous, je vous prie, lance Sophia sur un ton qui se veut à la fois poli et ferme.
Mais l’orgueilleux médecin n’est pas homme à entendre raison. Il jette sur l’intruse un regard de mépris.
— Madame ! De quel droit ? Vade retro ! Laissez l’homme de l’art s’exprimer.
Du premier coup d’œil, Sophia voit que le petit manque d’eau. Yeux cernés, pâle à faire frémir, il a encore sa conscience mais ressemble à un pantin de chiffon. Sophia ignore le médecin, touche le petit à la poitrine : l’enfant a la peau sèche ; elle prend ses mains et ses pieds qui sont froids en dépit de la chaleur étouffante de la maison. On peut le sauver, se dit-elle, mais il faut agir vite.
— Monsieur, répète-t-elle à dom Mathieu, s’il vous plait, ne donnez pas la saignée à ce petit. Attendez que je revienne.
Sans attendre la réponse du médecin, elle court à l’extérieur.
— Madame, dites-moi, comment sont les selles de votre fils ?
La pauvre femme regarde Sophia d’un air ahuri.
— On ne comprend pas votre question, explique le mari.
— Le petit a chié : c’était comment ?
— Ah ! Depuis ce matin, rien. Hier, toute la journée et toute la nuit, comme de la pisse de cochon, je vous dis.
— Dom Mathieu est venu hier ?
— Pour sûr !
— Et ?
— Il l’a saignée en dépit des protestations de la femme, dit le meunier.
— C’est un faquin, ce moine, crie la femme, il ne sait que répéter des âneries en latin et saigner les pauvres gens. Les herbes de ma mère valent mieux, je vous dis. Arrêtez-le, madame, je vous en supplie, arrêtez-le avant qu’il ne soit trop tard. C’est un funeste, je vous dis.
Sorti sur l’entrefaite, Mathieu entend la dernière supplique de la meunière et explose de colère.
— Femme ignare et stupide ! Qui es-tu pour contredire l’homme de l’art ? (Il n’a que ce mot à la bouche, pense Sophia) Toi, Gaston, si tu étais moins mauviette, tu corrigerais ta femelle pour son insolence, comme elle le mérite. Et vous, madame, crache-t-il à Sophia, vous n’avez rien à faire ici. Passez votre chemin.
Sophia ignore le médecin, se tourne vers le meunier et son épouse.
— Puisez de l’eau bien propre et faites boire le petit, à petites doses, une eau sucrée de miel. Vous avez du miel ?
La femme fait oui de la tête. Le mari saisit un seau et vient pour aller au ruisseau lorsque l’assistant de dom Mathieu sort de la maison et déverse une pleine cuvette de sang qui éclabousse les pieds des fillettes. La mère pousse un grand cri et se précipite dans la maison, Sophia et Gaston sur ses talons. Le petit a perdu connaissance. La mère le saisit dans ses bras, l’embrasse, lui parle, veut le ranimer.
— Vite, monsieur, dit Sophia au meunier, allez puiser l’eau. Où est le miel, madame?
La femme renifle ses larmes et indique de la tête un petit pot de grès sur une tablette. Sophia prend un verre, l’essuie avec sa jupe, plante le bout de son doigt dans le miel et en dépose une goutte dans le verre. L’homme revient et remplit le verre. Avec son doigt, Sophia dilue le miel et le donne à la mère.
— Donnez à boire au petit, goutte à goutte.
Les minutes passent, l’enfant ne réagit pas. Sophia craint que la seconde saignée ne soit fatale. Ne pouvant supporter l’absurdité de cette agonie, elle va dans la cour. Dom Mathieu et son assistant ont disparu. Assises sur un banc, les fillettes attendent sagement. Sophia s’assied près d’elles. Peut-être intimidée par la dame étrangère, la plus petite se met à pleurer. Sophia la prend sur ses genoux et passe son bras autour des épaules de la cadette ; la grande attend sagement. Le temps passe. Le père apparaît dans le cadre de la porte. Sans un coup d’œil pour ses filles ou pour Sophia, il fait quelques pas dans la cour et crache un bon coup. Pris d’une colère incommensurable, d’une douleur trop pesante pour lui, il saisit un râteau qui traînait là et le lance contre la roue du moulin ; l’outil se plante entre les rayons et vole en éclats. L’homme aussi se casse comme son outil ; jurant entre les dents, il donne plusieurs coups de poings sur le mur, se laisse tomber sur le sol et se prend la tête entre les mains.
— Mon fi, mon flo, mon bâton de vieux, marmonne-t-il comme une litanie.
La plus grande des fillettes va se blottir contre la poitrine enfarinée de son père. Peu à peu, le meunier retrouve son calme et dépose un baiser sur les cheveux de son aînée. Elle sanglote en silence, tout comme ses deux petites sœurs qui s’accrochent à Sophia.
Occupé à espérer, le temps continue de couler et la roue du moulin de tourner. N’y tenant plus, Sophia confie la petite à la cadette et retourne à l’intérieur. La mère s’obstine à faire avaler des gouttes d’eau à l’enfant qui ne réagit pas. Ne sachant que faire, ne sachant que dire, Sophia revient faire les cent pas dans la cour. Une plainte surgit de la maison. Le meunier, Sophia et les fillettes se précipitent à l’intérieur. Toujours assise au même endroit, la mère caresse le cadavre de son fils. Avec une délicatesse infinie, le père prend le petit corps, l’enveloppe d’un linge et le dépose sur la table. Puis il relève sa femme, la prend dans ses bras et la retient contre lui pendant un long moment. Les époux pleurent sans retenue. C’est la mère qui, la première, lève la tête et regarde son homme.
— Mon mari, il faut prévenir le père abbé.
Gaston se dégage et fait oui de la tête.
— Mes anges, dit-il à ses filles, prenez soin de votre maman. Je reviens dès que je peux.
Il se tourne vers Sophia qui pendant tout ce temps se tenait sur le pas de la porte.
— Merci, madame, dit-il.
Et il sort. Sophia va à la meunière.
— Madame, dit-elle, je suis désolée. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire ?
La femme prend la main valide de Sophia et y dépose un baiser.
— Merci, madame, mais rien ne me ramènera mon fils.
— Je reviendrai demain, dit Sophia.
La mère et les fillettes rejoignent Sophia près de l’écurie et l’observent enfourcher son cheval.
— Madame, dit soudain la femme, vous êtes sans doute l’une des dames qui demeurent à l’abbaye.
— En effet.
— Votre bras ? C’est le résultat de l’attaque. Comment va-t-il ?
Sophia n’en revient pas. Cette femme qui vient de perdre son fils s’inquiète d’une étrangère comme elle.
— Il va bien, merci. Mon malheur est bien petit à côté du vôtre.
— Mille pardons, madame, vous m’avez demandé s’il y avait quelque chose à faire ?
— Oui.
— Une seule chose : racontez au père abbé ce que vous avez vu. Mon homme, lui, bon comme son froment, n’osera pas.
— Je vous le promets, madame. Demain, je reviens vous voir.
En route, Sophia rattrape Gaston qui marche d’un pas lourd. Elle règle le pas de son cheval sur celui de l’homme.
— Monsieur, dit-elle, grimpez derrière moi. Ça sera mieux que d’aller à pied.
L’homme lui lance un long regard accablé.
— Merci, madame, mais ça ne serait pas convenable.
Sophia vient pour insister mais se ravise. Le meunier, dans sa sagesse, a raison. Elle descend de son cheval et tenant la bête par la bride marche à côté de l’homme. Pas une parole n’est échangée durant toute la durée du parcours.
§
Au moment où Sophia maudit dom Mathieu, au Fier Ardillon, cloîtré dans sa chambre, étendu sur le lit, Myop contemple le plafond. Lovée contre lui, Papillon sent que son compagnon agonise d’angoisse. Aussi s’autorise-t-elle à l’interroger, gentiment, comme le ferait une maîtresse sur l’oreiller. Longtemps Myop garde un silence buté. Puis il secoue sa torpeur, avale une gorgée de vin et sans un regard pour la jeune femme énonce que ce soir il doit s’occuper des puants.
— Le problème, ajoute-il, est que je ne sais pas comment.
— Pourquoi ces crottés t’intéressent-ils ?
Myop cherche une réponse crédible mais ne trouve rien de mieux que la vérité.
— Le gentil papillon me croira s’il le désire mais c’est une histoire de femme.
Elle repousse son compagnon et le dévisage d’un air sévère.
— Tu es marié, toi ? Et tu es ici. Moi, je n’admettrais pas que mon homme couche avec une putain.
Il y a parfois chez ces prostituées des bouffées de moralité. Myop sourit.
— Que le papillon se rassure : ni épouse ni maîtresse n’habite mon cœur.
Là, Myop ment un peu : Bérengère l’obsède mais ce sentiment est si nouveau qu’il se refuse à le reconnaître pour ce qu’il est. Et la jeune parisienne n’est pas encore son amante, si tant est qu’elle le devienne un jour. Le papillon s’échauffe.
— Explique, alors.
Aie, aie ! se dit Myop, elle ne plaisante pas.
— En fait, dit-il, il s’agit de deux dames qui me sont chères mais ni l’une ni l’autre n’est mon épouse ou ma maîtresse. Et dans la mesure où l’on peut prédire l’avenir, il n’y a aucune chance qu’elles ne le deviennent un jour.
— Je ne comprends pas. Si une femme t’est chère sans être épouse ou maîtresse, qui est-elle ? Ta mère, ta sœur, ta souveraine ? Quoique rien n’interdit de coucher avec une reine.
— C’est difficile à répondre.
— Toi, bouche bée ? Aux vaches, oui !
Myop prend un grand respire comme pour plonger du haut d’une falaise.
— L’autre jour, Papillon m’a beaucoup ému avec son histoire. À mon tour de dire la mienne, comme promis d’ailleurs. Mais mon histoire est moins terrible que celle du gentil lépidoptère.
Pour mieux écouter, Papillon s’installe en tailleur sur le lit, pose les coudes sur ses genoux et le menton sur ses poings.
— Je viens d’un pays très loin d’ici, dit Myop.
— Loin comment ?
L’homme fait un grand geste du bras.
— Si loin que les papillons rebroussent chemin . . .
— . . . tu dis n’importe quoi, les papillons vont partout.
Myop réfléchit un instant.
— La marquise de Lépidoptère a raison. Disons plutôt que je viens d’un pays qui est si loin qu’on ne peut aller plus loin. Mais on y rencontre aussi des papillons.
Papillon siffle entre ses dents.
— Mon père est mort peu de temps avant ma naissance, poursuit l’étranger. Dans mon pays, il était un personnage important, comme un ministre. Restée seule, ma mère m’a élevé avec amour et dévouement.
— C’est beau mais je ne comprends toujours pas.
— Comment dire ? Les dames que je recherche connaissent ma mère. Tout comme ma mère, elles appartiennent à leur souverain comme un vassal appartient à son seigneur. Elles viennent en France pour accomplir une mission.
— C’est quoi, cette mission ?
— C’est comme une ambassade qui se déroule en secret. Papillon en comprendra toute l’importance lorsque je lui dirai que le bonheur du monde en dépend. (Papillon lève les yeux au plafond ; Myop remarque la mimique et sourit.) Il y a quelques jours, les dames ont vu le cardinal de Fleury et, depuis, voyagent sous sa protection. Au moins le papillon sait qui est le cardinal de Fleury ?
— Ah, ça, oui. Un jour, l’archange nous en a parlé. Un homme en rouge, très vieux, très sage et qui protège le Roi.
— Tout à fait.
— Que vient faire ta mère dans cette affaire ?
Myop cherche ses mots.
— Elle . . . elle . . . elle est celle qui inspira cette mission, afin d’honorer le souvenir de mon père.
Papillon hoche la tête.
— Est-ce que ta mère te ressemble ?
— Mon apparence est celle de mon père ; mon esprit provient à la fois de mon père et de ma mère.
— J’aimerais rencontrer ta mère mais je suis sûr qu’elle ne fréquente pas les putains.
— Oh, que la marquise de Lépidoptère se rassure, ma mère n’est pas bégueule.
— Mais elle est trop loin . . . ajoute Papillon d’un ton triste.
— La semaine dernière, enchaîne Myop, pour des raisons qui ne les concernaient pas, les dames que je recherche tombèrent dans un guet-apens. Les brigands tuèrent les gens qui les accompagnaient et elles furent blessées. Gravement, je pense. Elles se cachent quelque part dans le pays mais j’ignore où. Peut-être sont-elles en train d’expirer. Et ça, le gentil papillon le comprendra, je dois l’empêcher. Les puants que nous avons observés hier soir sont les agresseurs. Ce soir ils rencontrent leur complice, un petit prêtre pervers comme un putois.
La jeune femme se lève, va à la fenêtre, déplace le rideau avec sa main, jette un regard sur la cour où deux laquais remplissent un tombereau de fumier, devine l’odeur, se frotte le nez et retourne s’asseoir sur le lit.
— Mais toi, qui es-tu ? dit-elle.
Myop lui prend la main ; elle laisse faire mais garde une distance.
— Simplement quelqu’un qui veille sur ces dames, dit-il. La semaine dernière, j’ai failli.
— Tu es un soldat ? Un commissaire ?
— Non, simplement un maladroit qui aime ces dames.
— Ton amour doit être bien grand . . .
— . . . mon amour pour elles ressemble à l’éternité.
— Et lorsque tu trouveras ce que tu cherches, que feras-tu ?
— Si je découvre où elles se cachent, j’irai voir. Si les dames sont en bonne santé, je serai rassuré et laisserai faire parce qu’elles seront en mesure de poursuivre leur mission. Si au contraire leur vie est en danger, j’interviendrai pour tenter de les sauver. Et si j’échoue et qu’elles meurent, alors je mourrai aussi.
— Arrête, tu me donnes la chair de poule. Dans tous les cas, tu vas partir bientôt ?
— Le gentil lépidoptère a bien compris.
— J’avais raison : tu m’pirouettes mais tu ne t’arrêtes pas . . .
La fille saisit le visage de Myop et l’embrasse profondément sur la bouche. Surpris, Myop s’abandonne et lui rend son baiser.
— Mais j’adore pirouetter avec toi, dit-elle en reprenant son souffle. Que faut-il faire ?
— Simplement écouter les bandits ce soir. Mais comment ?
Un autre très long silence accueille cet ordre du jour. Myop et papillon se perdent dans leur rêverie respective.
— Il y aura beaucoup de monde ce soir ? demande Myop pour réanimer la conversation.
— Comme tous les vendredis, ce sera plein. Pire qu’hier. Les filles auront cinq, six clients chacune, au moins. Surtout que moi, grâce à toi, j’besogne pas fort.
— Qui vient ici ?
— Tu as vu : des hommes surtout, quelques femmes aussi. Il y en a pour tous les penchants, des paysans qui puent la vache, des notables qui puent le moisi, des moines qui . . .
— . . . oh !
— Mais bien sûr, des hommes d’église. Ça te surprend ?
— L’archange, comme tu dis, il laisse faire ?
— La plupart du temps, oui.
— Étonnant.
— Pourquoi ? Les moines sont des hommes comme les autres, je suis payée pour le savoir. La plupart sont d’ailleurs plus délicats que les bouseux qui, eux, pensent à leur pioche quand ils te plantent.
— Non, je veux dire, étonnant que l’abbé soit si tolérant.
— Dom Gabriel est un homme bon. Beau comme un chêne en plus.
— Il vient aux filles, lui ?
— Lui ? Jamais. Il vient pour boire un coup avec monsieur Lerouge. Une fois par mois, il confesse tout le monde.
— Confesse ?
— Tu ne connais pas ? Dire ses péchés à un prêtre pour se faire pardonner . . .
— . . . oui, oui, je connais.
Myop ment ; il a vaguement entendu le mot mais jamais il ne s’était intéressé à cette étrange coutume.
— D’abord, il entend monsieur Lerouge tout seul, puis la troupe de laquais . . .
— . . . ensemble ?
— . . . mais oui. Dom Gabriel dit que ça sauve du temps parce que les laquais font tous les mêmes péchés.
— Le papillon les connait, les péchés des laquais ?
— Mais oui. Trois péchés : ils délestent les clients de leur menue monnaie, glandouillent et se branlent en nous observant à travers les parois.
— Quelqu’un nous observe ? s’inquiète Myop jetant un regard à la ronde.
— Pas nous. J’ai pris soin de boucher les trous avec des chiffons. Tu vois ? là, là et là. Mais tous savent que nous sommes ici et bavent d’envie parce que tu es généreux.
— À la confesse, ils racontent tout ce qu’ils voient ?
— Pas tout quand même. Seulement les affaires les plus croquantes. On le sait parce que, quand les laquais se confessent, nous, les filles, on écoute à travers la porte et on les entend qui se tordent de rire. Et nous aussi on pouffe.
— Les filles se confessent aussi.
— Mais bien sûr. Qu’est-ce que tu penses ?
— Ensemble ?
— Mais oui. Nous aussi, on s’amuse bien avec le père abbé.
— Et vos péchés, c’est quoi ?
Papillon éclate de rire. Son nez retroussé se trémousse quand elle rit de bon cœur.
— Les filles, c’est compliqué, nous explique l’abbé : si elles besognent bien, elles grossissent leurs péchés ; par contre si elles resquillent, elles ne les diminuent pas. Alors dom Gabriel nous pose la main sur la tête, nous conseille de nous bien lessiver le froufrou, nous ordonne une petite pénitence et nous pardonne.
— Pénitence ?
— Mais oui, tu ne savais pas qu’il faut toujours faire pénitence pour être pardonné ?
— Puisque le papillon le dit. C’est quoi, la pénitence qu’il t’inflige ?
— C’est ça le plus comique.
— Comique, une pénitence ?
Papillon rigole toute seule.
— Il y en a trois : ceux qui ont beaucoup péché doivent boire un verre d’eau-de-vie au cours de la soirée qui suit la confession, ceux qui ont moyennement péché s’en voient imposer deux et les bons chrétiens en reçoivent trois. Le tout aux frais de monsieur Lerouge. Alors, tu comprends, lui, il râle, dit qu’il ne comprend pas qu’il doive payer pour les péchés des autres. Dom Gabriel lui tapote gentiment sur la joue, lui dit qu’au contraire ce n’est que justice parce qu’il profite de nos péchés. Le soir qui suit la confession, c’est toujours un samedi, on ferme boutique, je veux dire le bordel, pas la taverne, et on s’amuse avec les clients. Et le lendemain, on va tous à la messe à l’abbaye.
— Ah, oui ? Euh, dis-moi, c’est quand la prochaine confesse ?
— Ce samedi.
— Alors, je prolonge mon séjour jusqu’à ce moment.
— Tu veux te confesser ?
§