MÉMOIRES DE LUMIÈRES
Enlèvement
— Monsieur Diderot, dit Marie, cachez-vous dans la chaumière avec l’étranger. Valentin, tu les surveilles. Moi, je rejoins mon homme.
Et elle part en courant malgré sa douleur à la hanche, dévale le talus dans l’obscurité, trébuche, se ramasse sur le chemin. Un éclair lui montre la direction du pont. Elle relève sa jupe humide et déchirée, se met à courir.
§
Courbant l’échine, Sophia bondit de côté à chaque éclat de lumière. Mais des coups de fusil suivent chaque éclair, une balle lui effleure l’oreille. Saignant abondamment, dégoulinante de sueur, le souffle court, la gorge sèche, elle sent ses forces l’abandonner. Elle atteint le pont, s’y engage en chancelant. La foudre illumine la nuit lorsqu’elle est au milieu de la traversée. Elle regarde par-dessus son épaule, voit au démarrage du pont des ombres qui pointent leur fusil, elle glisse sur les billots mouillés, la salve éclate, la chute lui sauve la vie, les balles sifflent au dessus d’elle, l’une lui frôle la chevelure, le tonnerre lui déchire les tympans. Elle se remet sur ses pieds. Devant, Ya Ming débouche au grand galop sur le pont, son cheval se coince un sabot de devant entre deux billots, bascule sur lui-même, Ya Ming part en vol plané, tente de se redresser, atterrit lourdement sur ses jambes, roule deux fois sur elle-même, s’immobilise quelque dix pas devant son amie. Sonnée, elle prend une seconde pour se remettre, veut se redresser, lâche un cri, se prend la cheville. Sophia court vers Ya Ming, l’aide à se mettre sur ses pieds. Déjà, une dizaine de bandits fondent sur elles, l’épée brandie comme une lance. Jacques surgit à son tour sur le pont, cabre son cheval devant celui de Ya Ming qui hennit et frémit de douleur. Appuyées l’une l’autre, Sophia et Ya Ming avec leur canne, parent du mieux qu’elles peuvent l’assaut des bandits. La charge de Jacques est foudroyante. Au premier choc, il embroche un bandit avec sa rapière, en taillade un autre avec son couteau, en terrasse un troisième d’un coup de pied. Les bandits hésitent. Jacques fait écran devant les dames.
— Allez-y, crie-t-il, je les retarde.
Hurlant comme des déments, les bandits foncent. Jacques réplique en taillant, sabrant, piquant. Un, deux, trois hommes tombent. Une lame lui entaille le bras, une autre, la joue, une troisième, la poitrine mais il n’en n’a cure, il est enragé. La lutte se poursuit, parfois dans l’obscurité la plus dense, parfois dans la lumière crue et blafarde des éclairs, toujours dans le grondement du torrent qui se casse sur les rochers et se mêle au fracas du tonnerre. C’est une lutte inégale d’un homme contre vingt, contre cinquante. Sophia et Ya Ming atteignent la rive occidentale, tombent sur Marie.
— Aide Sophia, lui crie Ya Ming.
— Et toi ?
— Jacques a besoin de moi.
Marie hésite une seconde, aimerait combattre à côté de Jacques mais sait la Chinoise plus forte qu’elle, se fait une raison, attrape Sophia et l’entraîne sur le chemin de la Combe en direction du Rubicond. Clopinant Ya Ming rejoint Jacques qui ferraille sur le pont en reculant. Même sur une seule jambe, elle vaut dix malfrats. Tous ceux qui s’approchent d’elle reçoivent un formidable coup de canne en pleine figure ou sur la rotule. L’étroitesse du pont, l’absence de garde-fou et le tablier entravent l’attaque des bandits. Personne n’a envie de plonger dans le torrent. Jacques et Ya Ming se replient, atteignent la rive, retraitent dans le chemin creux. Un éclair. Des bandits pointent leur fusil.
— Plonge, crie Ya Ming.
Les coups de feu éclatent.
— Aie ! crie Jacques.
— Tu es touché ? demande Ya Ming en se relevant sur sa jambe saine.
— Presque, grommelle Jacques, une égratignure au front. Vite, cours !
— Je ne peux pas. J’ai une cheville en compote.
— Accroche-toi.
Jacques soulève Ya Ming, la jette sur son épaule et se met à courir.
Arrivant en bas du Rubicond, Marie et Sophia découvrent avec horreur que la chaumière brûle.
Que s’est-il passé ? Si elles avaient eu la possibilité d’interroger leurs amis, elles auraient appris que la foudre avait passé par une fenêtre du logis, rebondi sur un chenet et enflammé la toiture par en dessous. À ce moment, seul Valentin était dans la maison. Heureusement, il ne fut pas touché mais a eu la peur de sa vie. Les deux autres, Diderot et Saint-Ardent, étaient sur l’avancée du talus, devant le chantier de la chapelle, défiant l’orage et scrutant la nuit. Revenu de sa stupeur, Valentin s’est précipité vers eux. Avec des gestes frénétiques, debout sur la table, battant la toiture avec leur habit, ils ont essayée, tentent encore d’étouffer le feu.
Les yeux fixés sur la flamme qui lèche le toit de chaume, accrochée l’une à l’autre, Marie et Sophia s’engagent sur le sentier qui monte sur le Rubicond. À mi-hauteur, Sophia glisse et entraîne Marie dans sa chute. Elles déboulent sur le chemin.
— À l’aide, crie Marie plusieurs fois en se remettant sur ses pieds et en aidant Sophia à se lever.
Mais Diderot, Saint-Ardent et Valentin sont occupés à combattre l’incendie. Marie et Sophia entendent un bruit dans leur dos, Des hommes fondent sur elles. Un éclair. Elles poussent un soupir : ce sont Jacques et Ya Ming. Eux aussi sont à bout de forces. Un moment, les quatre observent l’incendie qui prend de l’ampleur.
— Où sont-ils ? s’inquiète Sophia.
— Les brutes ? Pas très loin, répond Ya Ming.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demande Jacques en essuyant le sang qui l’aveugle.
— Montons à la chaumière. Là, nous pourrons mieux nous défendre.
— On pourrait grimper sur le belvédère, suggère Jacques.
— On a d’autres choix, murmure Ya Ming entre ses dents.
— Allons-y, ordonne Sophia.
Les blessés entreprennent la montée du talus. Soudain, une goutte grosse comme une cerise frappe Jacques au front, puis une autre, et encore une autre . . . D’abord éparses, les gouttes se multiplient, se densifient, grêlent la terre du sentier, humectent les fuyards. Et d’un seul coup, les vannes du ciel cèdent et le déluge s’abat. Un orage d’une violence inouïe ! En deux secondes, les blessés sont détrempés jusqu’aux os, le sentier devient une coulée de boue. Pour ne pas glisser, ils se mettent à quatre pattes, s’agrippent aux herbes. Ils ont l’impression de nager à contre-courant dans une cataracte. Aveuglés, suffoquant, ils progressent lentement vers le sommet. Un éclair. À travers le rideau de pluie, ils voient que la chaumière ne flambe plus ; en revanche, une épaisse fumée s’échappe des fenêtres et des portes. Le fracas du tonnerre s’étouffe dans l’assourdissant orage.
Un cri au pied du sentier. Les blessés jettent un coup d’œil mais ne voient que l’opacité du déluge. Un éclair. Sur le chemin, des bandits pointent leur fusil. Du coup, les fugitifs réalisent qu’ils forment une cible facile. Les bandits n’ont qu’à attendre le prochain éclair pour les abattre.
— Vite, exhorte Ya Ming.
Un éclair, des coups de feu éclatent. Jacques et Marie lâchent un cri, plongent sur Sophia et Ya Ming qui montaient devant eux. Marie est touchée au bras, Jacques, dans une fesse. Surmontant sa douleur au bras et à la cheville, Ya Ming soulève Marie, la traîne vers le haut, les deux atteignent le sommet de l’épaulement et titubent vers la chaumière.
— À moi ! crie Ya Ming.
Pour échapper à la fumée, Valentin, Diderot et Saint-Ardent sont sortis et attendent sous l’orage. Devinant à travers le fracas la voix de Ya Ming, ils avancent et butent sur les deux femmes. Un éclair.
— Vous êtes blessées, crie Diderot.
— Un peu, répond Ya Ming.
— À l’épaule, dit Marie.
— Les autres ?
— Ils arrivent ? L’incendie ?
— La foudre. Mais l’orage l’a éteint.
— La fumée ?
— Partout mais surtout dans le logis.
— Amenez Marie dans la remise et attendez-moi là. Je vais chercher Sophia et Jacques.
Saint-Ardent soulève Marie dans ses bras.
— Je vous aide, crie Diderot.
— Non, hurle Ya Ming, restez à l’abri.
— Mais pourquoi ?
— Votre vie est trop précieuse. Obéissez !
Ignorant la protestation du jeune homme, Ya Ming pivote et disparait à la recherche de Sophia et de Jacques. Valentin se précipite derrière elle. Diderot hésite un moment, puis bondit à son tour.
Ya Ming, puis Valentin, puis Diderot tombent sur Jacques qui rampe.
— Où est Sophia ? crie Ya Ming.
— Derrière-moi, répond Jacques.
Un éclair.
— Non, elle n’est pas là, répond Ya Ming. Valentin, aide Jacques. Et vous, Diderot, arrêtez de faire l’idiot et mettez-vous à l’abri.
Sans attendre la réponse, elle fonce dans la descente. Un éclair. Une balle la frappe dans le ventre, la renverse. Elle sent l’univers tournoyer autour d’elle.
— Sophia, Sophia, où es-tu ? Réponds-moi, crie-t-elle.
Elle sent soulevée, entraînée vers la chaumière. C’est Diderot qui la porte. Elle veut se débattre, retourner vers Sophia mais n’en a plus la force. Déluge, éclair, tonnerre ! Opacité et éblouissements ! Enfer sur terre !
Valentin se laisse glisser dans le sentier, butte sur Sophia allongée dans la boue du sentier, et qui s’agrippe aux herbes. Éclair. Valentin voit la horde des bandits qui monte, glissant à chaque pas mais progressant tout de même. Il essaie de soulever Sophia mais dérape . . . le premier bandit les touche presque, lève son épée.
Surgissant de nulle part, une créature lumineuse bondit devant Valentin agenouillé près de Sophia. Auréolé d’une lueur bleutée, bondissant, hurlant, gesticulant, le sieur Myop/Mercurius Glassman/Glockspiel, c’est-à-dire le diable en personne, renverse l’assaillant qui culbute en bas du talus. Mais d’autres, de plus en plus nombreux, grimpent. Luttant à main nue, évitant les coups d’épée qui glissent sur sa cuirasse de lumière, assénant taloches et coup de pieds, le diable freine net l’assaut. Une lumière contre une armée d’ombres. Médusé, Valentin observe le terrifiant spectacle, réalise tout à coup que Sophia a cessé de bouger. Un éclair. Une sale blessure lui ensanglante la nuque. Mais elle respire encore. Se mettant en travers de la pente, posant un genou sur le sol, Valentin tente de la soulever mais elle est trop lourde. Il se met sur ses pieds, se place dos au sommet, la saisit par les bras, tire, réussit à la faire bouger, franchit un premier pas, un deuxième, un troisième . . . éclair . . . Valentin fait une pause, cherche son souffle . . . encore un éclair . . . il regarde par-dessus son épaule, cinq six pas et il sera au sommet. S’arcboutant, il reprend sa progression. Dominant la horde qui gesticule sur le chemin, splendide et menaçant dans son halo ruisselant de pluie, le diable protège le gamin et la blessée. Valentin franchit un autre pas, mais glisse. Il se débarrasse de ses souliers, saisit Sophia, cette fois par les aisselles, et plantant ses talons dans la boue, reprend son héroïque labeur. Éclair. Un cavalier apparait devant l’attroupement des bandits. C’est le capitaine d’Hadès. Il se dresse sur ses étriers, pointent deux pistolets, les coups partent, Valentin lâche un cri, échappe Sophia, s’affaisse sur elle. Une balle lui a traversé le bras, une autre lui a éraflé la joue.
Alors un immense hurlement perce l’orage. C’est Myop qui interpelle le gamin.
— Valentin, Valentin, regarde-moi, regarde-moi.
Le gamin et le diable se regardent. Ses yeux de Myop rougissent, deviennent incandescents comme des charbons ardents, lancent des fulgurances semblables aux éclairs du ciel. Des pensées folles tourbillonnent dans la tête du gamin, des pensées d’exploits surhumains, des pensées de forces au-delà des forces, des pensées d’urgence absolue, des pensées de vie ou de mort . . . Valentin doit sauver Sophia . . . sauver Sophia . . . sauver Sophia . . . vite . . . Valentin, tu en as la force . . . tout de suite . . . Valentin, vite, toi seul peut sauver Sophia. Subjugués par cet irrésistible regard, par cet appel qui pénètre sa tête, son cœur, tout son être, qui galvanise sa volonté, surmontant sa douleur et sa peur, Valentin attrape la blessée à bras le corps, elle semble moins lourde, la soulève à demi, reprend sa progression, atteint le sommet, la traîne vers la chaumière.
— . . . bien, Valentin, bien, continue, jusqu’à la chaumière, continue, entend-il dans sa tête.
Nouveau cri du diable qui transperce le fracas de l’orage. Diderot et Saint-Ardent sortent, un éclair, ils voient Valentin qui traîne Sophia, le premier saisit la princesse, le second attrape le gamin qui s’évanouit.
Les sept éclopés se regroupent dans la remise de la chaumière, là où dormaient Ubald et Flamberger. Accrochée à une solive, la lanterne répand une lueur blafarde troublée, moirée par la fumée. Ensanglantés, évanouis, dégoulinants, Sophia et Valentin gisent sur le sol comme des pantins disloqués. Quant aux autres, éberlués et détrempés, ils ne disent mot, osent à peine se regarder. Assise de côté sur l’un des grabats, maugréant contre tous les barbares du monde, Marie enroule tant bien que mal un lambeau de sa jupe autour de son épaule blessée. Saignant de partout, Jacques s’est allongé à plat ventre sur le plancher. Assise sur le sol, le dos au mur à côté de la porte qui donne sur l’assise de la chapelle, les yeux fixés sur son amie sans connaissance, Ya Ming compresse avec ses mains sa blessure au ventre. Diderot et Saint-Ardent, les seuls qui ne sont pas blessés, montent la garde, le premier près de la porte entrouverte, le second à la fenêtre qui donne sur le chemin. Dehors, les éclairs et les coups de tonnerre s’espacent, s’éloignent . . . l’orage s’apaise.
— Monsieur Saint-Ardent, dit Ya Ming, si vous le pouvez, allez dans le logis et rapportez-moi la sacoche qui est accrochée à gauche de la porte.
Posant sa main sur son nez et sa bouche, l’étranger plonge dans la fumée, on l’entend se cogner, jurer, farfouiller, et émerger avec la sacoche qu’il dépose sur les genoux de petite-sœur. Elle y plonge une main fébrile et maculée de sang, en extrait un sac de soie, le dénoue, une faible lueur s’en échappe, elle déverse sur le sol un lot de capsules. Elle en prend une, la dévisse, fait apparaître l’aiguille et se pique dans une cuisse. En saisit trois autres, rampent jusqu’à Sophia et la pique trois fois. Puis elle lève ses grands yeux noirs embués de larmes vers Diderot.
— Monsieur, faites comme moi. Piquez tous les autres.
— Qu’est-ce ?
— Faites, je vous prie.
— Obéissez, monsieur Diderot, reprend Marie, je vous en prie.
Le jeune homme s’exécute.
— Eh, ils sont là ! crie Saint-Ardent.
Diderot se précipite à la fenêtre, voit sur le chemin, en contrebas, des hommes qui portent une torche, d’autres qui escaladent le talus en s’appuyant sur des poignards qu’ils plantent dans la pente. Un fauconneau pointe sa gueule vers la chaumière, un homme allume la mèche.
— Attention ! crie le jeune homme en plongeant et entraînant Saint-Ardent et Marie avec lui sur le sol.
Déflagration ! La décharge du petit canon fait éclater la fenêtre de l’écurie.
— Ils nous canonnent, explique Diderot en se remettant sur ses pieds et en aidant Marie à se redresser.
— Ils sont devant, crie Jacques qui s’était dressé sur un coude et avait aperçu des lueurs dans l’entrebâillement de la porte.
Saint-Ardent jette un œil.
— Ils sont une dizaine, alignés à vingt pas, dit-il. Avec des torches. Un homme à cheval.
— Couchez-vous ! crie Diderot.
La décharge du fauconneau fracasse la fenêtre de la remise, éclabousse les assiégés de débris. Une torche est lancée dans la remise, atterrit sur Marie. Saint-Ardent se précipite, saisit le brandon et le lance par la porte. Un coup de feu, une balle lui traverse la main. Reculant sous le choc, Saint-Ardent trébuche sur Valentin. Une lueur sort de la porte qui mène à l’écurie. Les bandits ont lancé des torches dans toutes les fenêtres et, à nouveau, la chaumière flambe.
— Quelqu’un a une idée ? demande Diderot.
— Aidez-moi, répond Ya Ming.
Diderot s’approche de la jeune Chinoise, tend le bras, elle s’y accroche d’une main et tenant son ventre ensanglanté de l’autre, se dresse sur sa jambe saine, s’adosse au mur, à côté de la porte qui donne sur la chapelle.
— Donnez-moi ça, dit-elle.
Et elle indique un cylindre métallique qui ressemble à un porte-crayon et qui s’accroche par une lanière au battant de la porte donnant sur la chapelle.
— Qu’est-ce ? demande Diderot en décrochant l’objet et le remettant à petite-sœur.
— Une clé.
Une bague encercle le cylindre en son milieu. Ya Ming le saisit des deux mains, fait pivoter les extrémités en sens contraires, des déclics se font entendre. Soudain, le cylindre se met à briller.
— Monsieur Diderot, s’il vous plait, ouvrez cette porte. Maintenant.
Le jeune philosophe soulève la clenche et pousse le battant. Ya Ming se retourne, pose sa main libre sur le chambranle et lance le cylindre incandescent vers la chapelle.
— Seigneur, maintenant ! crie-t-elle.