MÉMOIRES DE LUMIÈRES
Vizir
— Sur notre chemin du retour, dit Sophia d’une voix subitement grave, nous fûmes entraînés dans une bousculade populaire et témoins d’une scène horrible.
Le charme exotique et souriant de l’entretien se brise comme un verre de cristal sur le carrelage.
— Scène horrible ? répète Amelot.
— C’était la fin de l’après-midi. Nous sortions du bazar. Le temps était encore plus exécrable que le matin. De violentes bourrasques rabattaient la pluie glacée sur les rares passants qui s’aventuraient au pied de la mosquée de Safiye. Nous prîmes un caïque pour traverser la Corne d’Or. Les vagues bousculaient la barque, menaçaient de la chavirer. Détrempées par la pluie et les embruns, nous prîmes pieds sur le débarcadère de Galata. Subitement, droit devant nous, surgit d’une ruelle qui descendait de la colline une horde d’une centaine d’hommes qui hurlaient comme des déments. La racaille dirigea vers nous. Imaginez un peu notre inquiétude. Adossées à la rive et à des amoncellements de caisses, nous ne pouvions reculer. J’interrogeai Simona qui me répondit par un juron. Nos serviteurs chinois saisirent le bâton qu’ils portaient en bandoulière et se placèrent devant nous pour nous protéger. Les serviteurs de Simona dégainèrent leur poignard et firent de même. Mais dame Olivera leur cria de cacher leur arme et de garder leur calme. Je répétai la même directive à nos gens. Dame Olivera estimait que la colère de cette populace n’était pas dirigée contre nous. La meilleure chose à faire était de nous ranger près de la rive et de laisser passer l’émeute.
— Et alors ? dit le cardinal assis sur le bord de son fauteuil.
— La horde s’arrêta à vingt pas de nous. Deux imams qui semblait la diriger et qui criaient encore plus fort que tous s’installèrent au centre du débarcadère. Entourant les religieux, les autres débordèrent autour de nous. En quelques secondes, nous fûmes enveloppés par des brutes qui vociféraient et brandissaient le poing. Comme l’avait prévu dame Olivera, ils nous ignorèrent, préoccupés à répéter les invectives scandées par leurs chefs, comme une incantation délirante et désordonnée. Tout à coup, le cercle s’élargit et trois hommes projetèrent une femme au pied des imams. Elle se redressa sur ses genoux. Son voile déchiré laissait voir un visage tuméfié, ensanglanté. Ses yeux se révulsaient de peur. Simona ne put retenir un cri d’horreur. Mais nous fûmes les seuls à l’entendre tellement la clameur dominait. L’un des imams s’approcha de la femme et lui asséna un terrible coup de poing au visage. La femme tomba à la renverse. La foule hurla. Simona tenta de se précipiter pour secourir la femme mais ses serviteurs l’en empêchèrent, la repoussèrent derrière eux. Dame Olivera nous demanda, à Ya Ming et à moi, de retenir Simona, de rester immobiles, de ne rien dire, surtout de ne pas nous faire remarquer. La pauvre martyrisée voulut se mettre debout mais n’y réussit pas. Les hommes qui occupaient le devant du cercle se mirent à lancer des pierres.
— Quelle barbarie !
L’exclamation vient d’Orry.
— En effet, nous n’en croyions pas nos yeux. Nous assistions à une lapidation. Des pierres grosses comme des pommes, lancées avec force, frappèrent la pauvre femme. Elle essaya de se protéger de ses bras mais n’y parvint pas. Une pierre l’atteignit en plein visage. Le sang gicla. On entendit un petit cri. La femme s’écroula dans la boue. Des dizaines de cailloux rebondirent sur la femme maintenant étendue, inerte, déjà morte. Éminence, quel spectacle immonde ! Y a-t-il une scène plus écoeurante que la curée ? Quelle disproportion entre la fureur cette foule déchaînée et la faiblesse de cette femme ! Quelle immense tristesse ! La femme ne bougeant plus, la lapidation cessa. Un silence, déchiqueté par les bourrasques qui semblaient hurler d’horreur et de désespoir recouvrit la foule. Un imam s’approcha du cadavre, saisit un gros caillou et avec une hargne, une férocité démoniaque asséna plusieurs coups sur la tête de la femme. De quoi avait-il peur ? Qu’elle ressuscite ? Le martèlement terminé, l’autre imam saisit la femme à bras le corps et la lança dans la mer. Une grande clameur accueillit ce geste final. Et la foule s’en retourna d’où elle était venue.
— Quel fanatisme ! dit encore Orry.
— Son Éminence comprendra que nous étions pétrifiés. Les gardes de Simona nous demandèrent d’attendre sur place. Ils coururent jusqu’à la ruelle pour voir si l’émeute se poursuivait. Au bout d’une demi-heure environ, ils revinrent pour dire que tout leur semblait calme et qu’on pouvait reprendre notre route. À mi-hauteur de la colline, Simona s’arrêta, s’appuya sur un mur, releva son voile et vomit. L’un des gardes prit sa maîtresse dans ses bras, comme une petite fille, et la transporta jusqu’à la maison. Dame Olivera mena Simona à son appartement et Zaina nous conduisit à notre chambre. Nous nous changeâmes en silence et Zaina fit du thé. Plus tard dans la soirée, Simona nous fit venir. Nous la trouvâmes affalée sur des coussins en compagnie de dame Olivera. Deux gros flacons d’eau-de-vie et des petits verres traînaient à leur côté. Simona semblait prostrée. On nous offrit à boire. Par un monologue incohérent, Simona répétait qu’elle se sentait responsable, qu’elle connaissait cette petite, que celle-ci était venue se confier à elle et qu’elle n’avait pas pris son inquiétude au sérieux. Et voilà ! Les barbares ont déferlé et l’ont assassinée. À la demande de ses propres frères. Mes amies, balbutiait-elle en reniflant ses larmes, réalisez-vous ? La propre famille de cette petite a ourdi ce crime ignoble. Pourquoi ? Pour laver son honneur ? Quel horrible péché avait commis cette petite qui n’avait pas encore dix-sept ans ? Elle avait aimé un Arménien. Et eut le malheur de se faire surprendre par l’un de ses frères. Ces frères si prévenants étaient les trois hommes qui avaient poussé la femme dans le cercle des forcenés. Comment des êtres sains d’esprit peuvent-ils assassiner leur propre chair ? Ou peut-être ces hommes étaient-ils fous, obnubilés par leur fanatisme ? Mes amies, je ne me pardonnerai jamais ma myopie, ni de vous avoir entraînées dans cette horreur.
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