MÉMOIRES DE LUMIÈRES
Doigté
Elle s’agenouille, déplie une couverture et l’étend sur la paillasse. Ya Ming saute de son perchoir et lui donne un coup de main. Jacques observe un moment les dames qui décidément ne se comportent jamais comme les précieuses de cour qu’il a souventes fois observées ; celles-ci ont la contenance simple et précise de femmes travailleuses et fières, comme ses mères, ou comme Madeleine et Armandine, et non l’attitude pincée des pimbêches oisives.
— Bon, dit-il, je vous laisse, je vais m’installer dehors, devant la porte.
Les dames relèvent la tête.
— Il n’en est pas question, dit Sophia.
— Mais, bitte de nonne, où veux-tu que je dorme ? Il n’y a pas de place ici.
— Jacques, mon ami, dit Ya Ming, là où il en a pour deux, il y en a pour trois.
— C’est Lao-Tseu qui l’affirme, reprend Sophia en souriant.
— Qui ?
— Un vieux Chinois sagace.
— Jacques, ajoute Ya Ming, ta mission est de nous protéger, n’est-ce pas ? Alors, la meilleure façon de t’acquitter de ce devoir sacré est de dormir entre nous.
Jacques en reste muet de surprise.
— Fais comme nous, dit Sophia.
Elles enlèvent leur cape, retirent leurs bottes et leurs bas qu’elles posent sur une malle, délacent leur corselet et dégrafent leur jupe ; ne conservant que leur chemise, elles enroulent leur jupe comme un baluchon pour en faire un oreiller qu’elles coincent contre la cloison qui jouxte la porcherie, c’est-à-dire la moins glacée, puis elles s’enroule dans leur cape et se couchent. On dirait qu’elles ont fait ça toute leur vie.
— Vite, Jacques, on gèle, dit Sophia, en dépliant la seconde couverture.
Une fois en chemise, Jacques empile sa culotte et son habit entre les visages féminins qui l’observent en souriant, s’enroule dans son manteau sans en enfiler les manches, souffle la lanterne et, à tâtons, se glisse sous la couverture. Les femmes se blottissent contre leur compagnon. Ne sachant de quel côté se tourner ni que faire de ses mains, Jacques reste sur le dos, les mains croisées sur le ventre.
— Ça va, Jacques ? s’informe Sophia.
Le valet marmonne une vague réponse. Il est troublé alors qu’il devrait être content. Il voudrait dire un mot d’esprit mais ne trouve pas.
— Petite sœur, tu dis la prière, s’il te plait.
— Si tu veux, (elle bouge un peu), Seigneur, tes servantes te saluent. Ce matin, elles ont quitté l’abbaye sous bonne escorte. Il pleuvait fort et tout le monde pleurait. Nous sommes au bord de l’Aubière mais la crue empêche de traverser à pied sec. Nous dormirons dans la ferme d’un grincheux qui possède une grande barque ; demain matin il nous transportera sur l’autre rive et demain soir nous serons à Pyrois . . . euh, voilà. Sophia, tu veux ajouter autre chose ?
— Dis au Seigneur que je vais bien.
— Seigneur, grande-soeur fait dire qu’elle va bien . . . par ailleurs, je me permets préciser que cette nuit nous dormirons dans un petit réduit, toutes deux collées sur le sieur Jacques . . . deux femmes pour un homme . . . voilà, Seigneur, toute notre oraison, mais qu’elle ne vous empêche pas de réfléchir à cette vérité éternelle, à savoir qu’en matière de paillasse, le mâle semble toujours mieux nanti que la femelle ; en effet, dites-moi, Seigneur, pourquoi de temps en temps, ce ne serait deux hommes pour une femme . . . mais je divague car cette promiscuité d’une nuit n’est pas pour autant désagréable même si nous crevons de froid. À demain.
— Jacques, oublie le délire de petite sœur, dit Sophia.
Se souvenant de ses prouesses de la veille avec Zotique et Madeleine sous le regard humide d’Armandine, Jacques se dit que Ya Ming n’a pas tout à fait tort.
— Dis donc, Jacques, dit Sophia peut-être pour amener la conversation sur un autre terrain, j’ai repensé à ton aventure vénitienne, quelle dentelle de mensonges !
— Que veux-tu ? Pour retrouver ma liberté, j’ai trituré la turpitude du minable Gonfiabi.
— Ce que grande sœur veut dire, reprend Ya Ming, c’est que cette histoire de mensonges est elle-même un mensonge.
— Qu’en savez-vous ? Ne transposez pas vos mauvaises habitudes sur moi : tous ne sont pas aussi menteurs que vous, vous savez. En fait, sur ce plan, vous êtes des funambules de haute voltige, dignes de la foire Saint-Antoine.
Sophia éclate de rire.
— Princesse, j’avoue que tu me fascines.
— Ah ? Pourquoi ?
— D’abord, comment fais-tu pour ne pas chialer en ce moment ?
— Je ne le sais pas moi-même . . . peut-être parce que des amis très chers me dorlotent . . . oublions, veux-tu ?
— D’accord. Après tout, ne sommes-nous pas en bonne santé, comme tu disais à Marseille.
— Mais cet homme est redoutable ! s’écrie Ya Ming. Il se souvient de tout. Grande sœur, méfie-toi de l’homme que tu accueilles dans ta couche, surtout s’il a de l’esprit.
— Je te signale, petite sœur, qu’il est dans la tienne aussi . . . .
Jacques pense que l’incongruité de la situation embrouille les esprits. Si l’on ne se sort pas l’ornière du batifolage primaire, les pulsions humaines étant ce qu’elles sont, on finira par poser des gestes que l’on regrettera peut-être par la suite. Il pense en plus que si c’était lui qui vivait le déchirement amoureux, il souhaiterait qu’on lui fiche la paix. En revanche, puisqu’on sera à Pyrois demain, il aimerait bien qu’on réponde enfin à la question qui l’obsède.
— Sophia, puis-je te poser une question ?
— Mais oui.
— Dis-moi, qu’allons-nous faire à Pyrois ?
— Ériger une chapelle.
— Je sais, tu donnes toujours cette réponse mais cette dévotion qui ne te ressemble guère n’est que le prétexte, n’est-ce pas ?
Jacques sent Sophia qui se redresse et s’appuie sur son coude.
— Tu as raison. Mais avant de répondre, puis-je à mon tour te poser une question ?
— Jésuite en jupon . . .
— . . . Jacques, je suis sérieuse pour une fois.
Le ton de la voix appuie l’assertion.
— J’écoute ?
— Si tu pouvais refaire le monde à ton goût, tu le ferais comment ?
— Quelle question idiote ! C’est comme me demander : Jacques, si tu avais les ailes d’un aigle, irais-tu sur la lune ? Je pourrais répondre que je volerais jusqu’aux étoiles mais ce serait une réponse insensée parce que je n’ai pas d’ailes, que je n’en n’aurai jamais et que de toutes façons les aigles ne vont pas sur la lune. Tu sais, adorable princesse, je ne me demande jamais ce que pourrait être le monde parce qu’il m’est imposé et que je n’y peux rien . . . je me demande seulement comment ne pas crever dans ce monde plutôt cruel.
— Jacques, tu m’agaces quand tu te dévalorises. J’ai appris à te connaître : tu as beaucoup observé et beaucoup réfléchi, en plus tu es lucide, honnête et courageux, tu as sûrement une petite idée.
Jacques pousse un long soupir.
— Très bien, si j’étais Dieu, je ferais un monde où les riches seraient moins riches et les pauvres moins pauvres, où les escrocs seraient punis et les honnêtes gens récompensés, où les enfants s’amuseraient en chantant et où je pourrais aimer sans me sentir coupable. Voilà. Satisfaite ?
— Jacques, Ya Ming et moi, et beaucoup d’autres, partageons ton rêve.
— Pour autant, je ne suis pas naïf. Je sais que le monde n’en finit pas de s’entortiller dans un immense enchevêtrement de passions et d’intérêts. Les souhaits pieux de mon cœur sensible ne le changeront pas.
— Tu te trompes, Jacques. Le monde change tout le temps, même si cette mutation échappe à notre entendement.
— Mais le monde n’est qu’un champ de bataille où s’affrontent de grandes puissances qui se moquent bien de mes bonnes intentions, et des tiennes.
— Bien sûr.
— Ces grandes puissances, on ne parle que d’elles dans les cafés. Elles se combattent mais en même temps s’étripent de l’intérieure. Les princes d’Europe oppriment leurs paysans tout en s’égorgeant mutuellement. À l’autre bout de la terre, les masses chinoises qui font trembler les jésuites ne savent plus à quel bouddha se vouer, écartelées qu’elles sont entre la volonté de tout régenter de leur empereur et le désir d’émancipation de leurs mandarins. Entre les deux mondes, les cohortes du prophète Mahomet, elles, ne savent faire que deux choses, pourfendre les infidèles et réduire leurs femmes en esclavage, comme si on pouvait voiler le bonheur. Ailleurs, les colons d’Amérique, des anciens Européens, sont en train d’instituer un ordre marchand où tout se trafique, surtout la breloque inutile, et en même temps, avec tout leur or, ne savent que se vautrer dans la vulgarité et la laideur. Enfin, ces sermonneurs de tous acabits, gavés d’hypocrisie et soûlés d’orgueil, prêchent d’absurdes superstitions en dépit du bon sens et inventent des péchés pour mieux attiser leurs bûchers. Partout, toujours, les grands, les fanatiques, les illuminés de notre monde remuent une monstrueuse purée à boudin, assaisonnée de poudre à canon, et s’en gavent jusqu’à dégobiller.
— Je sais.
— Que veux-tu que je te dise, leur fricassée sanguinolente m’écœure. Plus ils se gavent, plus ils vomissent sur les autres. Tu sais, Sophia, en notre beau et bon royaume de France, ce n’est pas le roi qui brasse la soupe mais les financiers. Le roi se contente de reluquer en se pourléchant les babines.
— Ailleurs aussi.
— Le monde gémit la tête en bas. Partout, on voit les hommes qui triment au service d’une industrie et d’un commerce, lesquels tournent au profit des financiers.
— Mais ces mêmes négociants n’apportent-ils pas les denrées et les appareils que le monde réclame ?
— Bien sûr, mais à quel prix. Sais-tu que le tabac, le sucre, le café sont produits par des esclaves ? Je me répète mais dans le monde que je fréquente, les riches, de moins en moins nombreux, s’enrichissent de plus en plus, et les pauvres, de plus en plus nombreux, s’appauvrissent de plus en plus, en somme de moins en moins d’honnêtes particuliers n’ont la possibilité d’acheter ce qu’offrent les négociants. Mais il y a plus grave encore, ajoute Jacques au bout d’un silence, les innombrables tueries provoquées par les trafiquants de canons ou les fanatiques de Dieu jettent le monde dans une misère sordide, ignoble . . . les croisés de l’intolérance, les ogres du gain, les soûlards de pouvoir, les prêtres de la stérilité galopent à travers le monde, saccagent les récoltes, fracassent les métiers, incendient les villes . . . bientôt, la terre ne sera plus qu’un gigantesque champ de ruines fumant et empoisonné. Triste monde !
— Mais dans cette morosité, il y a d’irréductibles optimistes qui veulent mettre la finance au service de l’économie et celle-ci au service de l’homme ; Gabriel, par exemple, est l’un d’eux.
— Mais son action se limite à son domaine. Lui-même l’admet ; un moine Bruno, il n’est pas.
— Mais toujours des moines Bruno se lèvent. Aujourd’hui, ce sont de jeunes philosophes qui veulent substituer la raison à l’arbitraire.
— Je leur souhaite bonne chance.
— Ils y arriveront . . . peut-être . . . encore faut-il ne pas les décapiter avant même qu’ils aient la possibilité de commencer leur besogne.
Jacques ne répond pas. Sophia tend la main et caresse les cheveux de son compagnon.
— Pardonne-moi, dit-il, je dis n’importe quoi.
— Jacques, je suis fière d’être ton amie. Enfin, je réponds à ta question : nous allons à Pyrois à cause d’une rencontre.
— Une rencontre ?
— Tu as bien entendu. Cette rencontre aura lieu à la Saint-Jean.
— Quelle rencontre ?
— Tu te souviens du jeune homme que nous avons croisé aux Champs-Élysées, Denis Diderot qu’il s’appelle ?
— Oui, pourquoi ?
— En route pour Langres où résident ses parents, le jeune Diderot s’arrêtera quelques jours à Pyrois pour retrouver une jeune fille qu’il a connue l’an dernier ; il compte fêter la Saint-Jean en sa compagnie.
— Et alors ? Ce n’est pas notre affaire. Dans le monde que je veux, chacun a le droit de batifoler à sa guise. Et d’abord, que t’importe ce Diderot, obscur scribouillard comme il y en a des centaines ?
— Ce Diderot est digne que l’on s’occupe de lui parce qu’il veut refaire le monde comme tu le souhaites, Jacques. Plus que tous les autres, il possède le génie pour amorcer ce fabuleux projet.
— Peut-être . . . si tu le dis . . . tu n’en sais rien . . . mais ça ne t’autorise pas à te mêler de ses affaires.
— J’entends bien. Et si les autres ne venaient pas, nous ne nous mêlerions pas de ses affaires comme tu dis, même que nous ne serions pas venues en France et n’aurions pas eu le bonheur de te rencontrer.
— Les autres. Quels autres ? La rencontre n’est pas entre Diderot et sa dulcinée ?
— Non, cette rencontre-là ne nous concerne pas ; celle qui nous préoccupe est entre Diderot et des inconnus.
— Des inconnus. Quels inconnus ?
— Justement, nous l’ignorons.
— Tu l’ignores ! Sais-tu au moins d’où ils viennent, ces inconnus ?
— Non, ça aussi, nous l’ignorons.
— Donc, ce que tu dis, c’est que Diderot prétend courtiser sa dame mais en fait se rend à un rendez-vous secret avec des inconnus.
— Non. Diderot ignore l’existence de ces gens.
— Je ne comprends plus.
— Diderot ne sait rien de cette rencontre qui se prépare, ne sait même pas que ces gens existent.
— Mais toi, comment le sais-tu ?
— C’est compliqué. Tout ce que je peux te dire, c’est que je le sais. Crois-moi, Jacques, des gens qui n’ont rien à faire à Pyrois y arriveront le 22 juin.
— Tu es sûre qu’ils viennent pour causer avec Diderot ?
— Ce point précis, nous ne le savons pas avec certitude. En revanche, aucune autre raison plausible n’explique leur présence à Pyrois à ce moment-là. S’ils ne voulaient que faire brin de causette avec Diderot, nous n’aurions aucune raison de nous alarmer. Mais nous craignons que leurs intentions soient plus malveillantes, plus effrayantes, nous craignons qu’ils veuillent attenter à sa vie.
— Assassiner ce jeune homme ? Bielle de soeur, ça devient sérieux.
— C’est pourquoi Ya Ming et moi avons besoin de ton aide.
— Vous l’avez déjà, tu le sais bien. En somme, ce que tu souhaites, c’est que nous nous interposions entre ces gens et Diderot ?
— C’est là l’objectif. L’idéal serait que nous puissions identifier ces gens avant qu’ils ne contactent le jeune philosophe, et les neutraliser en douceur, sans violence, à l’insu de tout le monde, y compris de Diderot.
— Je comprends . . . enfin, je ne comprends pas vraiment mais je me comprends quand je dis que je comprends.
— Je sais, Jacques, tout ça te semble dément mais le monde dérape, aussi.
— Ils arriveront comment, tes inconnus ? Une charge de cavalerie, sabre au clair, trompette brandie, oriflamme au vent ?
— Probablement pas. Je prévois au contraire une arrivée discrète.
— Ils seront nombreux ?
— Pas plus qu’une cinquantaine, je pense.
Sophia a lancé ce nombre. En fait, elle n’en sait rien : ils pourraient être deux comme deux mille.
— À nous cinq, ça devrait aller.
— Surtout, Jacques, il ne faut pas sous-estimer ces gens. Ils pourraient être des adversaires redoutables . . . et implacables. C’est pourquoi Ya Ming t’avertissait du danger de notre mission.
Il se fait un silence.
— Bon, princesse de mes rêves, je te fais confiance, je t’accompagne jusqu’au ciel, s’il le faut . . .
— . . . Jacques, tu es un ange.
Il a envie de répondre : ‘mais pas un archange’ mais se retient.
— Je veux dire, Jacques, tu n’es pas Gabriel mais tu es aussi aimable que lui, d’une autre façon mais qui n’est pas moins digne, murmure Sophia en reposant la tête sur l’oreiller.
Il se fait un autre silence. Jacques réalise tout à coup qu’il n’a plus froid. La chaleur combinée des trois personnes vigoureuses qui se blottissent entre les couvertures de laine fait effet. Jacques respire la respiration des femmes et se sent un peu ivre.
— Grande-sœur, murmure-t-il, petite sœur s’est endormie, tu devrais l’imiter.
— Bien sûr, petit frère. Bonne nuit.
Elle avance la main, découvre dans le noir le visage de Jacques, dépose un tendre baiser sur les lèvres de l’homme, se retourne, la cape qui l’enveloppait ne suit pas le mouvement, elle se met sur son flanc droit et se colle contre Jacques qui lui aussi s’est tourné du même côté. Les fesses de Sophia effleurent son ventre et la poitrine de Ya Ming se presse contre son dos.
Jacques essaie de réfléchir à son étrange aventure, à ces femmes redoutables et vulnérables à la fois qui se blottissent comme des fauves, à leur drôle de ‘mission’ mais ses idées s’embrouillent . . . combien de temps a-t-il dormi ? Il l’ignore mais réalise qu’il baigne toujours dans l’obscurité la plus opaque. Il sent Sophia qui sanglote en silence. D’un geste instinctif, il lui caresse les cheveux ; elle se retourne brusquement, s’agrippe, enfouit son visage dans le creux de son épaule et s’abandonne comme une petite fille qui a un gros chagrin. Pour la consoler, il ne trouve aucune autre panacée que son propre corps qu’il veut fort, protecteur et calme malgré l’emballement de son cœur. Enfin, Sophia s’apaise, et lui aussi ; elle se retourne encore et se rendort. Pour dissiper l’engourdissement, Jacques se met sur le dos. Sur son flanc gauche, Ya Ming a bougé dans son sommeil et repose maintenant sur le ventre. Jacques pose sa main droite sur la hanche de Sophia et la gauche sur le derrière de la Chinoise. Héros triomphant, frère responsable, il voudrait se réjouir, ressentir une certaine fierté, imaginer comment il pourrait plus tard raconter cette histoire, mais sa rêverie s’effiloche, file ailleurs, dans son enfance, ramène l’image d’un gamin couché entre ses mères . . . Un coup dans les côtes le réveille. Assise dans sa chemise mouillée, Ya Ming halète. Tout de suite, Jacques comprend. Prenant soin de ne pas déranger Sophia, il se met sur son céans, enlace Ya Ming et dépose une série de baisers sur son visage ruisselant de sueur. Lorsqu’il la sent un peu rassérénée, il lui retire sa chemise dégoulinante, lui passe son propre habit et d’une légère pression l’incite à s’allonger à nouveau. Il s’étend sur son côté gauche, remonte la couverture et serre la jeune femme contre lui ; peu à peu, elle reprend le rythme normal de sa respiration, se remet sur le ventre et se rendort. À sa droite, Sophia ne s’est pas réveillée. Cette fois, Jacques est long à retrouver le sommeil . . . un petit bruit le réveille. Déjà habillée, Ya Ming farfouille dans une malle. Un faible jour entre par la porte entrouverte. Il voit son habit posé à côté de lui. Sophia s’étire.
— Petite sœur, petit frère, vous avez bien dormi ?
§
— Eh, Ubald, ajoute-t-il en riant, tu sais comment s’appelle l’auberge ?
Son ami hausse les épaules.
— ‘La Couche de la Châtelaine rétive’, c’est accueillant, non ?
— Allons la mâter, suggère Jacques en talonnant son cheval.
L’auberge s’annonce par une majestueuse lanterne qui illumine l’enseigne rédigée en caractères gothiques. On franchit le portail. Éclairée de quelques falots, pavée de brique comme la place, la cour de l’établissement s’étire tout en longueur et, au fond, derrière le puits, se prolonge dans le paysage nocturne. Le logis, vaste bâtiment à deux étages, occupe le côté gauche ; les communs, un bâtiment moins imposant mais tout aussi long que la résidence, lui font face. Jacques et Flamberger aident les dames à descendre. Deux laquais émergent de l’obscurité.
— Que l’on annonce l’arrivée de la princesse Sophia, crie Jacques pour impressionner la valetaille.
Ce cri du héraut ne produit aucun effet.
— Où est le patron ? reprend Jacques sur un ton plus modéré.
— Là, répond le larbin en pointant du nez un portail éclairé.
Jacques entre et reçoit en plein visage un ahurissant tapage. Une humanité grasse chahute autour de tables débordantes de pichets et d’assiettes plus ou moins vides. On dirait une grosse noce qui a franchit le point de non retour. Quelques éclats de rire féminins percent à travers la clameur masculine. Adossé au mur de droite, un âtre grand comme un portail de cathédrale jette sur les poutres noires du plafond des lueurs diffuses. Une forte odeur de chou flotte entre les effluves de tabac. Deux chopes de bière dans chaque main, une jeune fille sautille entre les fêtards.
— Eh, Colin, crie-t-elle, garde tes sales pattes pour le cul de ta truie.
— Luciole, ma bière ? hurle une voix mâle.
— Sois poli et tu l’auras, répond-elle sur le même ton.
Elle aperçoit Jacques qui se dandine sur le pas de la porte.
— Monseigneur, on t’a répondu ?
— Non, mademoiselle, puis-je vous . . .
— Eh, les bestiaux, vous avez entendu, lui, il me sert des ‘mademoiselle’, lui.
Elle pose les chopes sur un coin de table et s’essuyant les mains sur son tablier s’approche et dévisage le visiteur d’un air crâneur.
— Monseigneur ? répète-elle.
— Je suis Jacques Flambeau. J’accompagne la princesse Sophia et . . .
— Ah, oui, on vous attendait.
— Le patron est là ?
La jeune fille jette un coup d’œil à la ronde.
— Il doit être à la cuisine. Venez, je vais vous montrer, ajoute-elle en saisissant le falot accroché au chambranle.
Derrière elle, ça hurle de plus en plus.
— Ne devriez-vous pas, suggère Jacques en donnant un petit coup de menton en direction des fêtards frustrés.
— Ne vous inquiétez pas, ils sont déjà pleins comme des tonneaux.
Elle précède Jacques dans la cour.
— C’est vous, la princesse ? s’informe-t-elle en fixant Ya Ming.
— Non, mademoiselle, je suis madame Zhang. Permettez que je vous présente Son Altesse.
La jeune fille fait une petite génuflexion sans baisser les yeux.
— Enchantée, mademoiselle, dit Sophia. Vous êtes la servante . . .
— . . . servante mon cul, oh, pardon, princesse, c’est vrai que je gave ces pourceaux mais je suis Marie-Aurore Soleil, filleule adoptive du sieur Aimé Soleil, bienheureux propriétaire de cet établissement.
Sophia se dit que la petite, primesautière en diable, n’a peur de personne.
— Comment ils vous ont appelée, tout à l’heure ? demande Jacques. Luciole, c’est ça ? C’est lumineux comme nom, je trouve. Vous aimez ?
— Dit par vous, je ne dis pas, mais par eux, ça sonne comme torgnole et j’en ai plein mes sabots. Venez, je vous montre vos chambres. Euh, si ça ne vous fripe pas, appelez-moi Marie, ça me changera.
— Entendu, Marie, répond Ya Ming.
— Moi, Luciole, j’aime plutôt, reprend Jacques avec un petit sourire en coin.
— Si tu veux, monseigneur, mais moi je t’appellerai ‘faux bourdon’, pour faire la paire.
Indifférente à l’effet produit, Marie se tourne vers les laquais.
— Eh, vous deux, allez chercher les autres qui se branlent dans la tasserie, et occupez-vous des chevaux et des bagages. Montez aussi des seaux d’eau.
L’ordre donné, le fanal au bout du bras, elle entraîne les voyageurs dans un escalier qui, à l’étage, débouche sur un corridor. Marie bat un briquet et allume une autre lanterne qu’elle suspend à un croc.
— On vous a mis au bout, dit-elle, vous serez plus tranquilles.
Dans trois chambres successives, elle enflamme une girandole qui illumine une architecture de planche peuplée de meubles massifs. Avec des phrases de châtelaine, elle fait les honneurs de son patrimoine : ici, mes princesses logeront dans la première chambre qui est la plus belle, là, monseigneur dormira dans ce lit hérité d’un cardinal, ce qui explique les rideaux rouges, et les autres messieurs s’installeront dans le dortoir. Elle quitte en disant que les bagages et les bacs d’eau ne tarderont pas.
Les dames sont en train de se rafraîchir lorsqu’on frappe à la porte de leur chambre. Ya Ming ouvre et découvre un bonhomme bedonnant, chauve et essoufflé. Il s’excuse et décline son nom et son état : Aimé Soleil, propriétaire-aubergiste pour servir ses altesses. Ses altesses se présentent à leur tour ; à chacune, il fait une courbette. L’accueil de sa nièce fut-il à la satisfaction de ses altesses ? Ses altesses le rassurent et complimentent la jeune fille. Autre chose ? Ses altesses disent qu’elles meurent de faim. Ses altesses n’ont qu’à descendre, on leur servira le souper. Ses altesses remercient. Autre chose encore ? Un bain chaud, demain matin par exemple. Soleil assure ses altesses qu’il verra ce qu’il peut faire. Et les hommes ? Quoi, les hommes ? Eux aussi se lavent, non ? Gros soupire de l’aubergiste : ses altesses ont de ces lubies ! Ses altesses font une mimique en se pinçant le nez. Le plus simple pour les gens de ses altesses serait de plonger dans la rivière qui est tout près. Ses altesses sourient. Le chirurgien passera demain matin. Chirurgien ? Le barbier, quoi. Pour nous ? Non, pour ses messieurs. Ahhh . . . ses altesses se piquent pour ne pas s’esclaffer et remercient encore. Le bonhomme se retire à reculons.
Une demi-heure plus tard, ses altesses et leur suite plongent dans le brouhaha de l’auberge. Aimé Soleil se précipite, les bras devant et la bouche en cul de poule. La nouvelle de l’arrivée des illustres visiteurs ayant déjà circulée, les convives se calment le temps de dévisager les nouveaux arrivants qui sont menés à une table au fond de la salle.
— Pour boire, ce sera ? demande l’aubergiste en se frottant les mains.
On se regarde. Aimé Soleil apporte les précisions d’usage.
— J’ai de la bière, du cidre et de la piquette. Mais à ses altesses, je proposerais un petit vin blanc qui vient d’un monastère près d’Obernai, en Alsace, ou encore un vin rouge plutôt pas mal qui m’arrive de Nuits-Saint-Georges, en Bourgogne.
Nouvel et rapide échange de regards. Chez ces Français du terroir, le choix crève les yeux.
— Le rouge, décide Jacques.
— Moi aussi, surenchère Ubald.
Le rouge fait l’unanimité.
— Et pour manger, demande Jacques ?
— Je vais voir, il se fait tard.
— Ce n’est pas grave, apportez-nous les restes, suggère Ya Ming.
L’aubergiste fait signe à sa nièce qui disparaît derrière le foyer. Elle réapparaît presque aussitôt avec un plateau qui porte trois cruchons de grès et des verres. Un laquais lui emboîte le pas et déverse sur la table des pâtés, des œufs durs et des quignons de pain. Fatigués, affamés et comblés par le vin, les voyageurs se jettent sur la maigre nourriture sans passer de commentaires. Reprenant sa ronde entre les tables, le gros tenancier répond du tac au tac aux bruyantes plaisanteries de sa clientèle. Les assiettes vidées, les trois moines et Flamberger annoncent qu’ils montent se coucher. Sophia dit qu’elle restera encore un peu et Ya Ming qu’elle tiendra compagnie à la princesse.
— Eh, oh, les hommes, dit Sophia avant qu’ils ne disparaissent, demain matin, on se décrotte en plongeant dans la rivière, ça fouette le sang et vous donne un laissez-passer pour le paradis. Comment dom Gabriel appelait ce privilège, déjà ?
— Une indulgence ? propose Ya Ming.
— Oui, c’est ça, une indulgence. Chaque plongeon vous procure une indulgence, faut pas cracher dessus. Des religieux comme vous doivent préparer leur paradis, non ?
Les religieux en question jettent un regard dégoûté à la princesse qui leur sourit comme une bienheureuse. Dans la cour, ils tombent sur Jacques qui était sorti pour satisfaire aux nécessités de la nature et qui leur confirme que la princesse ne rigole pas avec les affaires de baignade ; jamais il n’aurait pensé que des gens d’Église puissent blasphémer à ce point. Un laquais passe.
— Elle est où, la rivière ? demande Jacques.
— Par là, répond l’homme en indiquant le fond de la cour.
L’envi d’aller voir lui prend. Il franchit la barrière qui sépare le pavage de la prairie et s’engage dans l’herbage mouillé qui descend en pente douce. En bas, coule l’Aubière sur laquelle tremble le reflet du croissant lunaire. Sur sa gauche, une sorte de portique borde la rive ; Jacques pense qu’il s’agit d’un lavoir. Remontant, il entrevoit une petite toiture circulaire, en chaume, posée comme un chapeau chinois sur une espèce de tumulus ; un escalier s’enfonce dans le flanc du tertre et, en autant que Jacques peut voir dans l’obscurité, donne sur une porte ; il en déduit qu’il s’agit de la glacière de l’auberge. Trois pas plus haut, il tombe sur une dizaine de vaches superbes d’indifférence qui lui rappellent que le pâté du sieur Soleil n’étaient pas terribles, qu’il a encore un petit creux, qu’un petit rôt sur l’os ne serait pas de refus, surtout s’il était arrosé de ce petit vin de Bourgogne . . . pensée liquide qui le ramène à la rivière glaciale ; il frissonne à l’idée d’y plonger, se promet de trouver une astuce pour éviter la saucette matinale tout en satisfaisant aux manies de la princesse . . .
Pendant cette reconnaissance, dans la salle surchauffée, les dames échangent des commentaires sur le spectacle qui se bouscule sous leurs yeux. Elles savent qu’au cours des prochaines semaines elles fréquenteront souvent ce lieu et veulent s’imprégner du petit monde qui l’habite. Qui sait, la confrontation entre les inconnus et Diderot se fera peut-être ici ? Au demeurant, elles s’accordent pour dire que déjà elles se plaisent bien au milieu de ce brouhaha paysan et sûrement bon enfant. Peu à peu, la cohue s’apaise et quelques convives quittent. Marie profite de l’accalmie pour papillonner autour des dames.
— Marie, dis-moi, dit Sophia, ‘La Couche de la Châtelaine rétive’ c’est un curieux nom pour une auberge, tu en connais l’origine ?
— Oh, une vieille histoire, à ce qu’il parait, répond la jeune fille avec un éclair de malice dans la prunelle. Mon tonton te dira qu’au temps des templiers, un ancêtre lointain du duc épousa une mégère et la dompta dans le pré où est maintenant l’auberge. Mais moi, je pense que la vraie histoire est autre.
— Ah ?
— Je pense que c’est plutôt la dame qui corrigea le preux chevalier ; la preuve en est qu’on se souvient d’elle et non pas du mari.
Et elle éclate de rire.
— Le seigneur actuel, tu le connais ? s’informe Ya Ming.
— Pas bien. Il n’est jamais là, on le dit gâteux ; par contre, la duchesse nous aime bien . . .
— Oui ? encourage Sophia.
— Pour preuve, chaque année, en novembre, elle vient faire son tour. Du coup, monsieur le curé devient tout miel et on fait la fête en plein Avent. Avant de partir, la duchesse dit qu’elle est contente de nous, et Bambin, frétillant comme un veau, répond que nous sommes fiers d’elle.
— Bambin ? demande Ya Ming.
— L’intendant, notre maître à tous, monseigneur Bernard Brillant.
Elle a appuyé sur le ‘monseigneur’.
— Bambin ? Je ne vois pas.
— Les Mandarines sont embourbées du ciboulot ou quoi ? Elles ne supportent pas le vin, c’est ça ? ‘Bambin’ comme ‘bé-bé’, comme Bernard Brillant.
Sophia éclate de rire.
— C’est vrai, Marie, ma Mandarine a la tête engluée parfois.
Ya Ming tire la langue à grande sœur, geste que surprend Marie.
— Tu laisses te faire des grimaces pas ta dame de compagnie. Moi, je ne tolèrerais pas.
— Gentille Marie, dit Ya Ming en riant, je peux te servir un verre de vin pour voir si, toi, tu le supportes ?
— Enfin ! (elle s’assied en poussant un profond soupire) je pensais que cette petite politesse ne viendrait jamais.
Sophia remplit un verre et l’offre à la jeune fille qui en avale la moitié d’un trait. Elle pousse un ‘ahhh’ et se pourlèche les lèvres. Ya Ming pense que, sans s’en rendre compte, la petite dégage un singulier charme animal. Pour sûr, c’est elle, la châtelaine rétive. Quel âge peut-elle avoir ? Dix-sept, dix-huit ans tout au plus ?
— Ton oncle, il tolère que tu boives du vin.
— Oh là là, s’il n’y avait que lui. Lui, il est un gros matou tout mou. Mais il y a aussi monsieur le curé, et la duchesse quand elle est ici, et Bambin, et maman Chabrel, tous ces grands qui m’étouffent avec leur gentillesse tout en me disputant à propos de tout et de rien. Ils disent que suis la plus belle, la plus fine, la plus de tout, la plus mal élevée aussi ; c’est bête, les vieux, je suis très bien élevée quand je veux.
— Euh, dis-moi, l’intendant, il le sait ?
— Quoi ? Que je l’appelle Bambin ? (elle hausse les épaules) Bien sûr, mais lui ne se gêne pas pour m’appeler Galopine en m’embrassant sur le front. Donnant donnant.
— On doit le voir, ajoute Sophia.
— Méfie-toi. Il voudra te basculer, pire qu’un étalon en sueur qu’il est.
— On sait se défendre, dit Ya Ming en souriant.
— Es-tu veuve ? demande Marie à brûle pourpoint.
— Qu’est-ce que ça a à voir avec l’intendant ?
— Beaucoup. Répond.
— Oui, je suis veuve, dit Ya Ming avec une pointe d’hésitation.
Subitement, elle ne sait plus où elle pose le pied.
— Et toi ? dit Marie en dévisageant Sophia.
— Moi aussi.
Elle donne un coup du plat de la main sur la table.
— Vous êtes faites. Bambin dévore les veuves. Du coup, pour apaiser ses appétits, les veuves du pays se sont donné le mot. À tour de rôle, elles font la corvée, comme elles disent en salivant. Et lui, après, tout pâteux, leur donne tout ce qu’elles veulent. C’est maman Chabrel qui dirige la besogne. Elles sont sept dans le troupeau.
Sophia et Ya Ming se regarde sans trop savoir si la jeune fille plaisante ou pas. Marie semble outrée mais les étincelles qui illuminent ses yeux affirment le contraire. Sophia veut en savoir un peu plus sur le satyre.
— Marie, dis-moi, il est comment . . . euh . . . Bambin ?
— Vaillant, beau seigneur, pas distant, il voit à tout, plante les veuves comme ses choux, manigance avec maman Chabrel et fraye avec monsieur le curé qui a deux fois son âge. Tiens, tu sauras me le dire, il a une manie : quand il te jase, il ne peut pas s’empêcher de te tripoter, te prendre la main, te flatter le bras, te caresser le dos pour que tu passes devant . . . c’est un palpable, le Bambin.
— Tu ne le portes pas dans ton cœur ?
— Au contraire, je l’aime bien. Il est l’un des rares mâles du pays qui ne puent pas le godendart.
Sophia et Ya Ming se regardent : godendart ?
— . . . les veuves avouent qu’il est mieux que leurs défunts . . . moi, je ne sais pas, je suis trop jeune . . .
Marie éclate de rire et vide son verre d’un geste brusque. Du fond de la salle, à travers le brouillard de tabac, Soleil a vu sa nièce et fonce.
— Eh, Luciole, pas de ça avec les clients, je te l’ai répété mille fois.
Marie se lève et défie son tuteur du regard.
— Monsieur, excusez-la, dit Sophia en glissant ses doigts sur la manche de l’aubergiste, c’est ma faute, Marie ne voulait pas mais j’ai insisté. Pardonnez-moi.
Soleil se radoucit.
— Bon, ça va pour cette fois, dit-il.
Marie sourit à Sophia à l’insu de son oncle et sautille vers une table qui l’appelle.
— Dites, monsieur Soleil, dit Sophia, je dois voir monsieur l’intendant Brillant. Croyez-vous que demain matin, il serait possible de lui présenter mes hommages ? Il a résidence au bourg, je présume ?
— Oui, l’hôtel ducal est en face, de l’autre côté de la halle. Voir monseigneur Brillant ? Bien sûr, il en sera ravi. Mais demain matin, ce sera difficile parce que le conseil siège.
— Ah ! Quand, alors ? intervient Ya Ming.
— Le plus simple serait que vous soyez ici, sur le coup de l’angélus de midi. Après la séance, le conseil dîne à l’auberge.
— Je ne voudrais pas déranger . . .
— Mais non, mais non, rassurez-vous. Moi-même, je siège au conseil, je ferai part de votre désir.
Sophia et Ya Ming remercient. Entendant qu’on le réclame, l’aubergiste fait sa courbette et retourne à son service.
Revenu dans la salle et toujours torturé par sa fringale, Jacques circule entre les tables et jette des coups d’œil furtifs sur les débris du repas. Dans un recoin près de la porte de la cuisine, il remarque deux paysans en pleine dégustation d’un magnifique chapon rôti, bien joufflu, bien croustillant, bien juteux, avec le troufignon qui dégorge une sublime farce aux châtaignes. Un délice de Dionysos, rien de moins !
— C’est bon ? demande-t-il d’un ton envieux.
Les gourmands lui jettent un regard hautain et, sans daigner répondre, replongent dans leur jouissance. Jacques accoste l’aubergiste.
— Dites, d’où vient cette bête ? lui susurre-t-il à l’oreille.
Aimé Soleil prend l’air ahuri d’un gamin qu’on vient de pincer dans le poulailler du voisin.
— Quelle bête ?
Jacques fait une mimique et indique d’un regard la table des heureux épicuriens.
— Ah, celle-là. Mais d’ici, monsieur.
— J’entends bien, mais je n’en vois pas tourner dans l’âtre. Vous devez la rôtir derrière. Est-il possible d’en avoir une ?
Le patron hésite, jette par-dessus son épaule un regard en direction des dames, regarde Jacques à nouveau, hésite encore.
— Eh, Aimé, tu te dégonfles ? lance quelqu’un de la table d’à côté. Jacques regarde l’intervenant qui lui retourne un sourire innocent.
— Aimé, qu’est-ce que tu attends ? crie une femme.
L’amphitryon jette de nouveaux regards inquiets autour de lui, voit tous les visages souriants qui l’observent, déglutit, adopte l’air compassé d’un dignitaire sur le point de prendre une décision de conséquence et fixe Jacques.
— Monsieur, un chapon est une commande qui sort de l’ordinaire : c’est cher.
— Cher ?
— Un louis, payable d’avance.
Jacques s’étouffe. Puis pense à Ya Ming avec Branleu : il cédera pour tout de suite mais trouvera bien un moyen de se refaire.
— D’accord, dit-il calmement en remettant la pièce d’or.
— Monsieur veut un chapon farci ? crie l’aubergiste à la cantonade en empochant la pièce. Mais certainement, monsieur. Si monsieur veut bien prendre place, monsieur sera servi dans l’instant qui vient. Je réclame un chapon farci, un !
La section de la salle qui assistait à l’incident rugit d’un grand ‘Ahhh !!!’. Du coup, la rumeur générale se calme.
— Luciole, ma petite, s’égosille le bonhomme Soleil dont la voix porte dans l’étrange silence, vite, apporte à monsieur assiette et fourchette.
— Ah non ! Pas encore ! rouspète la jeune fille.
En route vers son oncle, elle fait un crochet vers les dames et se penche sur l’épaule de Sophia.
— J’en ai ma banne de me faire appeler ‘ma petite’, grommelle-t-elle. D’abord, il est peut-être mon tuteur mais je ne lui appartiens pas, ensuite, je ne suis pas si petite que ça, enfin, sa farce ne réjouit que les bestiaux de son espèce. J’arrive, mon gros, ajoute-elle en relevant le torse et élevant la voix.
— T’as intérêt, mouche à miel. Une torgnole t’enseignera le respect dû à ton tuteur.
— Torgnole comme luciole, grommelle Marie autant pour informer les dames que pour se calmer les nerfs.
Tout à coup, Ya Ming est prise d’un pressentiment.
— Qu’est-ce qui se passe ? demande-t-elle à la jeune fille.
Un autre cri du patron et le brouhaha subitement réanimé empêchent Marie de répondre. À l’autre bout, Soleil prend l’assemblée à témoin.
— Cette mauviette se prend pour une créature alors qu’elle n’est pas encore sevrée.
— Mais oui, mais oui, mon tonton ronronnant, j’arrive.
La salle se régale de la dispute de l’oncle et de la nièce. Sur quelques tables, des pièces de monnaie apparaissent comme pour prendre des paris. Sophia se penche vers la table voisine.
— Pardon, monsieur, demande-elle, qu’est-ce qui se passe ?
— C’est ce particulier, là-bas, il va déguster sa bouse.
Sophia fusille l’homme du regard.
— Madame, ce gars, vous le connaissez ? demande un autre.
— Il est notre compagnon.
— Alors, ma bonne, cramponnez-vous !
Et toute la tablée éclate de rire.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demande Ya Ming.
Sophia fait une mimique.
— Attendons un peu.
À l’autre extrémité de la salle, le drame s’enclenche. D’autorité, le patron tasse deux buveurs et invite Jacques à s’asseoir. Après avoir déposé les ustensiles, Marie retraite de quelques pas, se croise les bras et se campe comme un ange gardien aux aguets. Tout en se prêtant à ces cérémonies, Jacques se demande bien où l’aubergiste veut en venir : un tel branle-bas pour un simple poulet lui apparaît un peu exagéré. Une minute plus tard, apparaît un laquais qui porte bien haut la volaille qui fume de parfums délicats ; il effectue une petite promenade entre les tables et dépose la merveille devant Jacques. Plusieurs paysans se lèvent et entourent l’étranger qui contemple le croustillant rôt, irrésistiblement appétissant. Un gars veut se poster devant Marie mais celle-ci le repousse d’un brutal coup de coude ; le gars n’insiste pas. Ignorant l’attention dont il est l’objet, Jacques contemple un moment son bonheur, puis s’empare de la fourchette, dégaine son couteau et, au moment où il s’apprête à dépecer la bête, entend une grosse voix qui lui tombe sur la nuque.
— Oh là, bonhomme, un instant, il est risqué de faire ce que tu vas faire.
Jacques se retourne et se retrouve devant un poignard long d’une coudée dont la pointe oscille sous son nez. Il manque de s’étouffer. Il se retourne encore et se voit entouré de trois autres coutelas. Les quatre péquenauds sont des colosses qui ne donnent pas l’impression de plaisanter.
— Bonhomme, reprend le porteur de poignard, ta condition d’étranger ne t’excuse pas. En réclamant ce met, tu as contrevenu à l’une de nos plus anciennes coutumes. Nous sommes consternés, offensés, outrés, pour tout dire, indignés. Ici, en vertu d’un privilège ancestral acquis de haute lutte, le chapon farci appartient aux hommes du pays. Tout quidam qui contrevient à cette coutume sacrée le fait à son péril.
Jacques n’en croit pas ses oreilles. Est-ce une farce grossière ? une filouterie bien orchestrée ? Il se tourne vers le patron qui se met à compter les mouches du plafond. Il regarde Sophia et Ya Ming qui observent de loin ; mais trente gaillards s’interposent entre elles et lui ; et puis, non, il ne sombrera pas dans le ridicule de quémander le secours d’une femme.
— Que veux-tu ? demande-t-il au porte-parole.
— Moi, rien, mes amis non plus. Nous tenons seulement à te dire que nous te ferons subir exactement le même traitement que tu infligeras à cette pauvre créature, si bien sûr tu as la témérité de poursuivre.
Autour, les badauds ricanent en s’échangeant des regards complices.
— Le même traitement ? demande Jacques en dévisageant ses tortionnaires.
— Le même traitement, répond le porteur de poignard.
Jacques veut vérifier. Avec le doigt, il tâte le flanc du chapon. Aussitôt, l’un des gars lui plante le doigt dans les côtes. Bitte de nonne ! sursaute Jacques, ils sont peut-être sérieux. Avec la fourchette, il pique la cuisse du chapon ; immédiatement, un coutelas lui darde la cuisse.
— Aie ! crie Jacques.
Le cul terreux avait touché sa cicatrice. Pendant trois secondes, Jacques hésite. La salle attend. Jacques prend son couteau et coupe délicatement, oh, un tant soit peu ! une aile du chapon. Immédiatement, un coutelas perce sa chemise et lui entaille le bras ; une perle de sang jaillit et fuse dans le tissu. Jacques se mord la lèvre. Il pense avoir compris : acoquinés avec le tenancier, les durs à cuir de la place harponnent le voyageur sensible qui aurait commandé ce mets de choix et par cette cruelle comédie lui extorquent son souper. Et tout le pays se tape la cuisse.
— Tu me feras tout ce que je ferai à cette bête ? demande-t-il.
— Tout.
— De la même façon ?
— Identique.
— Si je la coupe en deux, tu me coupes en deux.
— Tu as compris.
Jacques hoche la tête. Au milieu d’un silence de plus en plus lourd, il se met debout et, comme un Saint-Jean-Baptiste sur le point d’annoncer un événement considérable, lève l’index de sa main droite au dessus de sa tête. La gorge sèche, la salle retient son souffle. Pivotant, Jacques s’assure qu’on le voit bien. Puis il abaisse lentement sa main vers le chapon et introduit son doigt dans le troufignon du poulet. Attention ! Précisons : ce n’est pas son index qu’il introduit mais son majeur. Était-ce une distraction de sa part ? Ou un geste instinctif pour pénétrer la bête au plus profond ? On ne le saura jamais. Toujours est-il qu’il fouraille le derrière de la volaille, allant, venant, touillant, enfonçant encore, puis retire son gros doigt plein de farce, le porte majestueusement à sa bouche, le suce longuement avec une flamboyante délectation, puis le pointe vers le ciel tel un étendard triomphant. Jacques défie ses tortionnaires et l’univers entier.
Un moment de stupéfaction répond à ce geste de provocation, suivit d’un immense éclat de rire de Marie, aussitôt repris par la salle. Vaincus, pas du tout contents, les quatre paysans rengainent leurs armes et abandonnent Jacques à son festin.
— Eh, Aimé, tu t’es fait planter ! crie un gars.
— Tu nous payes un coup ? lance une femme.
— Une tournée générale ! hurle un autre.
— Un louis, ça vaut ça ! reprend le premier.
Pour apaiser l’émeute qui se lève, le patron ordonne d’aller chercher un tonnelet.
Ya Ming se penche vers la table voisine.
— Dites, mes bons, c’est qui, déjà, qui devait se cramponner ?
Beaux joueurs, les noceurs lèvent leur verre en souriant. Marie vient s’asseoir avec les dames et d’autorité se verse un verre de vin.
— Il est futé, votre Jacques, dit-elle. En deux ans, il est le premier à leur tenir tête. Et beau gaillard en plus. Il est qui, au fait ?
— Mon petit frère, répond Sophia.
Qui sait, le petit frère en question a peut-être lancé une mode qui fera le tour du monde.
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