MÉMOIRES DE LUMIÈRES
Mémoire intemporelle
Lumière grise qui ternit le jour. Ciel bas qui annonce l’orage. Chaleur humide qui plombe l’air.
Le chemin de terre s’infiltre entre des talus broussailleux. Au sortir d’un tournant, il débouche sur un pont de grumes. Juché sur des piles de brique, calé contre les rochers des rives, long d’une cinquantaine de pieds, sans garde-fou, l’ouvrage rustique franchit un torrent qui cascade dix pieds plus bas. Sur l’autre rive, le chemin vire et disparaît derrière un massif de charmes.
C’est à cet endroit qu’apparaît une jeune femme. Pieds nus, elle court à perdre haleine vers le pont, s’engage sur le tablier. Sa robe déchirée, imbibée de poussière, moule son corps ; son visage ruisselle de peur. Au milieu de la traversée, elle s’arrête et pose les mains sur ses genoux pour reprendre son souffle. Dessous, le torrent explose sur les rochers, gicle entre les billes, éclabousse ses pieds. Derrière elle, un bruit de poursuite approche. La jeune femme jette un regard affolé par dessus son épaule. Trois hommes armés d’une épée accourent. Elle veut reprendre sa course mais glisse sur une bille mouillée. Elle se relève. Trop tard. Les hommes lui tombent dessus. Elle crie. Le premier arrivé la saisit par derrière et la soulève, le deuxième la gifle d’un violent revers de la main. Le sang gicle, elle crache. Resté en retrait, le troisième homme observe la lutte ; une méchante cicatrice le défigure ; la jeune femme le reconnait, hurle. Le balafré tire un pistolet de sa ceinture, elle lance des ruades, tente de mordre.
Deux hommes surgissent de ce côté-ci du pont, l’un est jeune, plutôt grand et énergique, l’autre a les cheveux gris. D’un coup d’épaule, le jeune homme renverse le batteur.
— Monsieur Diderot ! crie-t-elle en reconnaissant le jeune homme.
L’homme aux cheveux gris saisit par derrière l’assaillant qui retient la jeune femme. Pivotant, Diderot essaie de la dégager. Jouant des coudes, gigotant, la fille se libère, trébuche, agrippe l’habit de l’homme aux cheveux gris. Le balafré assène un violent coup de pistolet sur la nuque de Diderot. Propulsé en avant par le choc, le jeune homme bouscule dans le vide son compagnon et la jeune femme. Lui-même, assommé, s’écroule sur le tablier.
Les eaux du torrent avalent la jeune femme et l’homme aux cheveux gris, les étouffent, les aveuglent, les roulent dans un tourbillon . . .
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. . . le tumulte s’apaise et forme un brouillard orangé. Derrière ce voile de lumière automnale, deux silhouettes discutent, une jeune femme sans doute inquiète et un homme mûr qui veut la rassurer.
— Pourquoi Diderot ? demande la jeune femme.
— Parce qu’il est l’inspiration.
— C’est dangereux !
— Mais non.
Les personnages s’éloignent, s’estompent derrière le brouillard lumineux. L’évanescence jaune et rouge resplendit . . .
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. . . devient une mousseline de lumière blanche, radieuse, éblouissante. On cligne des yeux. Au bout d’un moment, l’éclat s’adoucit. Trois ombres, deux femmes et un homme, tous trois vêtues d’une ample robe, échangent un salut en joignant les poings devant leur poitrine.
— Il faut sauver Diderot, dit l’homme avec un accent rauque.
— Quand partons-nous ? demande une femme dont la voix rebondit comme une cascade en montagne.
— Maintenant, mais soyez prudentes, répond l’homme à la voix de pierre.
— Ne vous inquiétez pas, ajoute l’autre femme sur un ton posé.
Le brouillard scintillant recouvre les silhouettes, puis s’atténue, s’adoucit . . .
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. . . tourne au rose, au mauve, au bleu de mer et de ciel, se déchire et découvre une frégate qui cingle toutes voiles déployées. À la poupe, le pavillon blanc de la Marine Royale française claque au vent . . .
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