MÉMOIRES DE LUMIÈRES
Mondanités
Des fichus, des déshabillés, des serviettes, des flacons disparates et des instruments de beauté jonchent la chambre de l’Hôtel de la destinée. C’est l’habituel chantier de dames qui terminent leur toilette pour un bal. Conscientes de l’importance de cette soirée, Sophia et Ya Ming l’ont préparée comme des généraux planifient l’assaut d’une forteresse. Elles se sont attribué les rôles. Pendant que Sophia montera à l’assaut, Ya Ming assurera les arrières. Grandes ouvertes sur le couchant, les lucarnes accueillent une brise fraîche et les rayons d’un soleil rougeoyant qui dorent de gros nuages moutonneux.
Pour mener l’offensive, Sophia a revêtu une robe de coupe européenne, toute simple dans son opulence, sans froufrous, rubans ou guirlandes, en soie orientale, de couleur crème vieux rose. La jupe longue, ample et souple se gonfle comme par miracle sans le concours des habituels paniers. Le corsage cintré souligne la souplesse de la taille. Le décolleté large et profond, encadré sur la pointe des épaules par des manches courtes et bouffantes, accentue la grâce de la gorge et dévoile la naissance des seins. Est-il trop osé pour l’occasion ? Après tout, elle se prosternera devant un prince de l’Église. Elle pense que les dames qui fréquentent le salon du cardinal n’entretiennent que peu d’angoisse à ce propos. Chacune veut briller. L’étalage des charmes fait partie du jeu de séduction. De Fleury est peut-être prêtre mais surtout homme de cour. On verra bien, conclut-elle.
Sophia s’est coiffée avec simplicité, laissant ses beaux cheveux cascader sur les épaules. Un ruban vieux rose les retient sur le haut de la nuque. Suspendu à une chaîne d’or, un rubis ‘sang de pigeon’ gros comme une cerise rutile à son cou. Elle enfile ses gants d’un chevreau très fin, ivoire, qui moulent parfaitement la main et dont le poignet monte sur l’avant-bras. Une cape de soie assortie à la robe, mais d’un rose presque pêche, attend sur une chaise. Pour tuer le temps, Sophia fait tournoyer entre ses doigts une fine canne en bois de rose à pommeau d’ivoire.
Plus sobre mais tout aussi somptueuse que la robe de la princesse, celle de Ya Ming, d’un bleu profond, fait penser à un mirage de nuit. En effet, par un paradoxe subtil, l’obscurité de la soie irradie des reflets de noirceur, noir bleu sur bleu noir. Un discret décolleté met en valeur la poitrine menue et ferme de la jeune Chinoise. La jupe presque droite mais souple et généreuse souligne la courbe allongée des hanches et le plat du ventre. Les manches ajustées aux bras effleurent le coude, rejoignent presque le poignet des gants de soie noire. Elle a noué ses cheveux avec une broche en laque noire. À son cou, un majestueux diamant irradie les feux du soleil couchant.
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Le carrosse des dames s’engage sous l’arc en fer du portail qui brille dans le soleil. Une dentelle de motifs floraux sertis de dorures en rehausse les fers et le transforme en un berceau de lumière. En contraste, à cause de l’ombre portée de l’hôtel, la cour ovale baigne déjà dans le soir qui penche. Une belle colonnade à l’italienne ceinture la cour. Chaque colonne porte un fanal à verre biseauté, déjà allumé. Surpris par la pénombre, les chevaux battent du sabot, frémissent des narines et secouent leur harnais. Le cocher crie et tire sur les guides. Des laquais se précipitent pour calmer les bêtes. Un valet du cardinal indique au cocher qu’il doit déposer ses passagers et se garer dans la rue. Ensuite, il pourra venir se réchauffer et prendre un bol de vin chaud. D’ailleurs, quelques domestiques s’entassent déjà autour d’un brasero. Perçant la façade sombre de l’hôtel, la grande porte flamboie comme une entrée céleste. Quelle procession de lumière, d’ombre et encore de lumière ! Quel fabuleux passage initiatique ! Pour atteindre l’éblouissement cardinalice, chacun doit franchir l’ombre mortifiante. Sophia admire mais se dit que c’est sûrement l’effet du hasard.
Les invités se reconnaissent, se saluent et se donnent le bras pour entrer. Sur le perron, Barjac, en livrée d’apparat rouge, surveille le trafic d’un œil sévère. Dès qu’il reconnaît Sophia à la fenêtre du carrosse, il se précipite, ouvre la portière, déroule le marchepied, tend la main et reste bouche bée, submergé par les splendeurs d’élégance qui descendent. Ses appréhensions quant à la capacité de ces étrangères de tenir leur rang à une réception du cardinal viennent de fondre comme glaçon sous canicule. Il espère que son maître ose les présenter à sa cour : l’effet sera amusant. Sur un signe de Ya Ming qui vient de mettre pied à terre, des valets déposent le coffre et les rondins le long de la colonnade, à l’endroit le moins encombré de la cour. Remontant les pans de sa cape sur ses genoux, elle s’assied sur le coffre. De son côté, Sophia salue Barjac avec respect, comme si elle s’adressait à un créancier.
— Bonsoir, monsieur Barjac. Je m’abandonne à vos bons soins. Je brûle d’impatience de rencontrer Son Éminence. Pour le moment, et avec votre permission, mon amie restera près du coffre qui contient un présent pour Son Éminence.
Surpris par cet imprévu, Barjac lance un long regard sur Ya Ming, hésite une seconde, puis hausse les épaules et invite Sophia à le suivre. En passant près d’un garde, il lui glisse à l’oreille de garder un œil sur la Chinoise. Cet aparté n’a pas échappé à Sophia. Elle ne s’inquiète pas : toute la valetaille gardera un œil sur Ya Ming.
Le hall scintille de cent feux. Des candélabres à branches multiples et trois lustres de cristal dispersent une lumière chaleureuse. Des femmes décolletées et des messieurs enrubannés bruissent de tous leurs taffetas en coulant vers l’antichambre située du côté gauche. Face à l’entrée, des naïades de marbre versent des filets d’eau dans une vasque de porphyre. À droite, un élégant escalier de calcaire, doré sous l’éclairage des bougies, monte à l’étage. Un laquais s’incline devant Sophia. Elle lui confie sa cape et sa canne mais conserve le portefeuille. Le geste du bras pour dégrafer et retirer le manteau dévoile son décolleté et libère l’éclat du rubis. Barjac déglutit et essuie une perle de sueur sur la tempe. Il entraîne Sophia à la suite des autres invités.
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Posant le pied dans le cabinet de travail du cardinal, Sophia se dit que de vieilles habitudes hantent ce lieu. Il y règne une ambiance de studieuse intimité patinée par le temps, une aura à la fois surannée et robuste qui prolonge la personne de Hercule de Fleury, fringuant vieillard de quatre-vingt huit ans, prince de l’Église, principal ministre de Louis XV, l’homme le plus puissant du royaume après le roi. Des effluves entremêlés de tabac refroidi, de café bouilli, de liqueur de cerise séchée dans des verres qui traînent sur un bahut, de boiseries vermoulues et de moisissures de parchemins accueillent Sophia comme des fumées d’encens.
Lorsqu’il n’est pas à Versailles ou chez les sulpiciens d’Issy, Fleury dirige la France du fond de cette tanière encombrée. Des rayons de bibliothèque qui tapissent les murs débordent de livres et d’objets divers. Sophia remarque le désordre et se dit que la collection du cardinal doit être un instrument d’étude et non une simple décoration. Placée en diagonale et flanquée d’un lourd fauteuil, une grande table de travail croule sous des documents. Pour écrire, le cardinal s’est réservé un petit espace au centre du fatras. Trois plumes d’oie plantées dans un encrier d’argent attendent sa main. À côté du fauteuil, un globe terrestre en palissandre rehaussé d’ébène émerge d’un tas de cartes géographiques jetées pêle-mêle sur le plancher de marqueterie. Drapées de velours bordeaux, trois grandes fenêtres donnent sans doute sur le jardin. À cette heure de la nuit, les vitres font miroir et renvoient des reflets moirés. Un prie-Dieu qui sert de support au manteau et au chapeau du cardinal patiente dans un coin, comme en pénitence. Une grosse bûche brûle dans la cheminée derrière un garde-feu noirci par l’usage. Des chandeliers posés sur des guéridons baroques diffusent un éclairage orangé. Cinq bergères un peu fatiguées et autant de tabourets regardent l’âtre. Le fauteuil le plus affaissé appartient sans doute au propriétaire du lieu.
Debout près de la cheminée, le cardinal, le marquis et un autre personnage conversent à voix feutrée. Ils interrompent leur conversation pour dévisager cette dame qui dit venir de la Chine, qui se prétend Chinoise sans l’être et qui a choisit un moyen pour le moins inusité pour obtenir une audience. À leurs regards, Sophia réalise qu’ils sont surpris par ce qu’ils découvrent, et s’en réjouit. Elles fixe ses yeux sur le cardinal, s’approche lentement, en pleine conscience de l’effet qu’elle provoque, donnant l’impression qu’il suffit qu’elle apparaisse quelque part pour que ce lieu devienne le sien et se transforme en un décor asservi à sa grâce. Elle s’immobilise à distance respectueuse des hommes qui la dévisagent et soulevant les plis de sa jupe effectue une gracieuse révérence. Sa génuflexion est suffisamment appuyée pour signifier le respect dû à un prince de l’Église qui dirige un puissant royaume mais en même temps pas trop profonde comme il sied à une princesse qui, bien que venant de loin, veut que l’on comprenne qu’elle se considère l’égale du cardinal. Barjac prend un ton de chambellan qui amuse Sophia et clame :
— À Son Éminence, j’ai l’honneur de présenter Son Altesse Sophia Hélios-Dorcis, princesse de Timur Yisuan, qui arrive de la Chine.
Se tournant vers Sophia.
— À Son Altesse, j’ai l’honneur de présenter Son Éminence Cardinal de Fleury, Principal ministre de Sa Majesté Louis le quinzième, roi de France.
Le cardinal examine Sophia pendant de longues secondes. Toujours soucieuse de maintenir un équilibre dans son attitude, elle soutient le regard du prélat mais avec déférence. Il a devant lui une femme grande, élancée, assurément différente des dames qu’il a l’habitude de fréquenter. Elle dégage une vitalité qu’il n’arrive pas à saisir, une sorte de mélange de force et de grâce, de majesté et d’aménité. Sa démarche souple lui fait penser à un félin. Est-il apprivoisé, se demande-t-il ? Il pense que oui mais n’est pas sûr. Les yeux marron de la visiteuse, qui sont très grands, s’abritent sous de longs cils et animent un visage ovale et régulier. À la fois moqueurs et respectueux, ils s’illuminent lorsqu’elle sourit, provoquant de petites rides qui fusent sur les tempes. Ce qui fait penser au cardinal que cette femme est peut-être plus âgée qu’il n’y paraît au premier abord ; ou peut-être est-elle plus jeune que laisse croire la maturité de ses yeux. Il voudrait lui demander son âge mais n’ose pas. Il remarque que, contrairement aux femmes de la cour, celle qui se présente à lui n’est ni poudrée ni maquillée. Sa chevelure ambrée, ondulée, retenue par un ruban, bouge avec les mouvements de sa tête et renvoie des reflets d’or. Cette simplicité le surprend et, se l’avoue-t-il, ne le lui déplait pas. Elle a la peau dorée et le teint lumineux d’une paysanne ; en même temps, elle possède la majesté d’une reine. Ses lèvres bien dessinées soulignent des dents très blanches. Ce détail le frappe.
Troublé, le cardinal ne comprend pas la raison de sa gêne. Il trouve la princesse orientale séduisante, souhaiterait sombrer sous son charme mais se retient. Est-elle une femme ou une déesse ? Il pense à Ulysse devant Circée : pourvu qu’elle ne le change pas en porc. Cette pensée absurde le détend. Barjac complète les présentations avec plus de sobriété : le marquis de la Clareté et monseigneur Philibert Orry, contrôleur général des finances. Les deux hommes s’inclinent.
Sophia salue le marquis d’un signe de tête. Ainsi, c’est lui le maître de Jacques, le meilleur des maîtres, celui aussi qui vient de subir l’assaut d’un chevalier furieux. Mais le marquis semble avoir oublié l’incident. Quel âge a-t-il ? Soixante ans, peut-être, estime Sophia. Vif de geste malgré son embonpoint, le marquis salue la princesse avec un compliment sur la splendeur de sa toilette et lui souhaite un excellent séjour en France. Sophia le remercie en se disant que le marquis est un homme serein : ses yeux ne cessent de pétiller comme allumés par le spectacle de la vie.
Puis elle se tourne vers le contrôleur général des finances. Solide, bourru, coincé dans un habit de velours noir, Orry dit à Sophia qu’il se félicite de cette rencontre. Regardant le cardinal d’un air malicieux, il ajoute que ce n’est pas tous les jours que cette résidence accueille une aussi charmante étrangère, elle a plutôt l’habitude, cette austère retraite, de recevoir des curés et des financiers.
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— Éminence, messieurs, je vous présente madame Zhang Ya Ming.
À ces mots, la jeune Chinoise lève la tête et parcourt du regard les personnes devant elle. À la fois perçants et rieurs, intéressés et courtois, ses grands yeux, ses immenses yeux noirs ombrés de longs cils scrutent les personnages qui l’observent. À l’annonce de chaque nom, elle salue d’un léger mouvement de la tête. Puis son regard revient sur le cardinal et s’y attarde longuement. Enfin, elle baisse les yeux et, dans un équilibre parfait, exécute une révérence profonde, effleurant le plancher de son front. Elle se relève avec la même somptueuse lenteur pour s’immobiliser telle une cariatide antique drapée d’une grâce indicible.
Une étrange ambiance vient d’envahir le cabinet du cardinal. Qu’arrive-t-il à ces hommes endurcis par les intrigues politiques ? Ils semblent décontenancés comme des damoiseaux, envoûtés par un mystérieux opium de grâce et de force qui leur arrive d’Orient. Le vieux cardinal ne peut quitter la jeune Chinoise des yeux, le marquis et Orry échangent une mimique, Amelot, médusé, doit s’appuyer au dossier d’un fauteuil, Jacques oublie de fermer la bouche et Barjac essuie la sueur qui lui coule le long des tempes. Ya Ming attend les yeux baissés qu’on lui adresse la parole et c’est sans doute cette puissance dans la déférence qui trouble les notables français. Comme pour la princesse, ils n’arrivent pas à percer le mystère de cette jeune femme, à démêler la contradiction entre la femme qui attend et la statue qui respire. Le temps de fige. Peut-être la fascination vient-elle de cette étincelle d’éternité qui se prolonge, impalpable réalité coincée entre le passé et le futur ? Le cardinal est le premier à briser le sortilège avec un plat compliment sur la toilette de la jeune femme. Les autres cherchent leurs mots.
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