MÉMOIRES DE LUMIÈRES
Archerie
Un archer qui s’était approché du groupe profite du silence momentané pour interpeller son supérieur.
— Monsieur, aurons-nous le bonheur de vous voir tirer quelques traits ?
— Ah, non, mon vieux . . .
— . . . allez, monsieur, vous étiez champion, il n’y a pas si longtemps.
Le lieutenant général se fait prier, l’autre insiste, enfin, Feydeau cède.
— Eh bien, volontiers. Mais un ou deux coups, pas plus. Mesdames, allons vérifier si j’ai toujours bon œil.
On se déplace vers le tapis où s’activent les archers. Feydeau retire son pourpoint, saisit l’arc qu’on lui tend, prend une flèche, la porte à son œil, en vérifie le rectiligne, hoche la tête, la replace dans le carquois, en prend une autre, se déclare satisfait, s’installe, place l’encoche sur la corde, lève l’arc, la bande, retient sa respiration, lâche . . . et la flèche se fiche dans le foin, à gauche de la cible.
Le lieutenant général exprime sa déception ; ses hommes disent que c’est quand même pas mal pour un premier coup. Feydeau tire un deuxième trait qui cette fois touche la cible, pas le centre mais un cercle intermédiaire, celui peint en bleu. On applaudit.
— Ah, s’exclame-t-il avec satisfaction. Ça me revient.
Il saisit une troisième flèche, s’installe pour tirer, lève l’arc . . . et comme saisit d’une pensée subite le rabaisse et se tourne vers Ya Ming.
— Madame Zhang, au fait, le cardinal m’a raconté que vous êtes plutôt experte au tir à l’arc. (Il lui tend l’arc et la flèche.) Tenez, tirez le prochain coup, pour nous faire plaisir.
C’était donc ça l’avertissement que voulait lui transmettre le jésuite, se dit Sophia.
— Monsieur, répond Ya Ming, vous n’y pensez pas, ce serait inconvenant.
— Allez, madame, nous sommes entre nous.
Ya Ming consulte la princesse des yeux qui lui répond par clignement de paupières. Ya Ming hoche la tête, finit par dire qu’elle veut bien essayer. Elle retire son châle, le remet au jésuite et roule les manches de sa chemise. Elle prend l’arc que lui tend Feydeau, l’examine, fait une petite grimace, jette un coup d’œil autour d’elle et se dirige tout à coup vers un jeune archer qui possède un arc plus long que les autres.
— Vous permettez, monsieur.
Avant que le jeune homme n’ait eu le temps de réagir, elle lui prend son arc et lui donne en retour celui qu’elle tenait.
— D’où vient cet arc ? demande-t-elle au jeune homme en caressant la longue tige de bois.
— D’Angleterre, répond celui-ci.
— Je m’en doutais. Il est en bois d’if, n’est-ce pas ?
— En effet, madame.
— Il est beau . . . il tire bien ?
— Une merveille de précision.
— Puis-je l’emprunter ? Merci.
Et Ya Ming plante là le jeune homme et retourne sur le tapis. En passant devant Sophia, elle prononce quelques mots dans une langue étrangère. Sophia hoche la tête. Ce n’est pas du chinois, se dit Luiserne. Tous les policiers s’attroupent maintenant le long de la piste. Le spectacle d’une Chinoise tirant à l’arc en plein cœur de Paris n’est pas banal.
Après avoir tendu l’arc anglais plusieurs fois pour en sentir la tension, Ya Ming saisit dans un carquois une poignée de flèches, les examine rapidement, n’en conserve que deux, va dans un autre étui, en choisit trois, et encore deux dans un autre lot. Elle regarde autour d’elle et son regard tombe sur le Navarrais.
— Monsieur, s’il vous plait, venez m’aider.
Surpris, l’autre ne réagit pas.
— Monsieur, s’il vous plait, j’ai besoin de vous pour me tenir les flèches.
Sentant le coup fourré, un chat échaudé, n’est-ce pas . . . il hésite encore.
— Allez, mon vieux, soyez galant pour une fois, lui lance Feydeau.
Ainsi poussé par son chef, le policier avance sur le tapis.
— Merci, monsieur, lui dit Ya Ming, placez-vous ici, oui, c’est ça, à côté de la princesse. Tenez, prenez les flèches par la pointe et présentez-les comme ça, vers moi, en éventail, devant votre poitrine. Ça sera plus facile pour les saisir.
Toutes ces simagrées commencent à intriguer Feydeau. La Chinoise serait-elle terrorisée, essaierait-elle de gagner du temps dans l’espoir qu’un miracle vienne la délivrer ? Si non, pourquoi un tel spectacle ? Enfin, Ya Ming s’installe, prend un trait, l’introduit sur la corde, s’apprête à tirer, se ravise.
— Monsieur le lieutenant général, dit-elle en battant des paupières, j’implore votre indulgence. Je ne suis qu’une pauvre petite Chinoise qui cultiva autrefois l’archerie, en dilettante.
Appuyant cet aveu d’un sourire contrit, elle se tourne à nouveau vers la cible, lève l’arc . . . et l’abaisse.
— Monsieur, c’est quoi, cet étrange dessin au centre de la cible ?
Tout le monde regarde la cible, constate qu’en effet, au lieu du traditionnel cercle jaune, on a dessiné un œil. Il se fait un silence. Feydeau s’énerve.
— Quelqu’un peut me répondre, oui ? lance-t-il à la ronde.
— C’est moi qui ai peint la cible.
La voix vient du jeune homme qui possède le bel arc anglais.
— Qu’avez-vous à dire ?
— C’est une tradition anglaise, monsieur. En anglais, on appelle le centre de la cible, l’œil de taureau, le bull’s eye. J’ai pensé qu’il serait amusant de peindre cet œil. D’ailleurs, vous remarquerez qu’il est jaune.
— Et le petit point noir au centre de l’œil, c’est la pupille ?
— Ou la mouche.
Feydeau hoche la tête et se tourne vers Ya Ming.
— Madame, est-ce que cet œil vous gène ?
— Non, pas vraiment. Seulement, je trouve un peu cruel que pour faire mouche je doive crever l’œil de ce pauvre bœuf qui n’a rien demandé.
Derrière Feydeau, certains osent sourire. Du coup, Feydeau a le vague sentiment que la Chinoise se moque de lui. Ya Ming bande l’arc, vise, décoche et la flèche passe carrément au dessus des bottes de foin. Silence dans la foule. La Chinoise ne serait donc pas l’amazone qu’elle prétend être. Luiserne pense que madame Zhang est en train de s’humilier au-delà de ce qui est raisonnable et trouve la princesse étonnamment calme. Ya Ming tire une deuxième flèche qui atteint le coin inférieur droit de la cible, dans le cercle noir. La troisième flèche touche le cercle intérieur rouge, en haut et à droite de l’œil. Ya Ming fait à Feydeau une mimique qui semble dire : Monsieur, je fais de mon mieux. Elle saisit la quatrième flèche, l’installe sur la corde, s’installe à nouveau, fait une pause.
— Monsieur, dit-elle au Navarrais, tenez bien les traits sans bouger, un peu plus haut vers moi, oui, comme ça, c’est bon, ne bougez plus.
L’homme retient son souffle. Ya Ming regarde Sophia, puis Feydeau, puis Luiserne (ma parole, se dit le jésuite, elle m’a fait un clin d’œil.), se tourne vers la cible, lève son arc et . . . zip, zip, zip, en une seconde les trois flèches se plantent dans la mouche de l’œil. Puis, lancé par la princesse, le tricorne du Navarrais s’envole, zip, la septième flèche transperce le chapeau avant de se ficher dans un madrier de l’échafaud, au dessus de la cible. Le Navarrais devra grimper pour récupérer son bien. Sophia entend le jésuite qui siffle entre ses dents : « Putain de merde de punaise de crotte de daubasse de chiasse ? »
Ya Ming donne l’arc à Feydeau non encore remis de surprise, attrape son châle et le lance sur son épaule.
— Monsieur le lieutenant général, dit Sophia, nous vous remercions de votre hospitalité mais le devoir nous appelle (élevant la voix) messieurs, ce fut pour nous un grand plaisir de participer à votre fête. Encore mille mercis (se tournant vers Luiserne, elle ajoute en chinois) mon père, mes remerciements à vous sont sincères. Un prêtre qui dit « putain de merde » de trois façons différentes n’est pas totalement irrécupérable.
Sur ces mots, Sophia et Ya Ming quitte la place Dauphine sous le regard ahuri des policiers. Le jésuite les rattrape en courant.
— Puis-je vous accompagner ?
— À condition que vous ne disiez plus « Putain de merde » en me regardant, répond Ya Ming.
— Promis.
Une fois sur le Pont Neuf, Sophia prend le bras de son amie.
— Lotus adoré, tu sais ce qu’aurait dit Lao Tseu en ce moment ?
— À taure borgne qui lorgne, le taureau pique et nique, peut-être ?
— Putain de merde . . .
— Mon père !
— Oh pardon, ça m’a échappé.
— Lotus chéri, ce n’est pas ça qu’il aurait dit.
— Pivoine de mon cœur, tu es un volcan de sagesse.
— Il aurait dit : À taureau borgne qui lorgne, la taure biaise et niaise.
— Ah bon ! Où allons-nous ?
— Je ne sais pas. Vous avez une suggestion, mon père.
— Allons au Cours-la-Reine. On y sert de la limonade glacée et on y rencontre de belles dames.
— De beaux messieurs aussi ?
— Aussi.
§