MÉMOIRES DE LUMIÈRES

Complot

Moins d’une heure après l’arrivée de Myop, le chevalier de Corbeillard pousse la porte du Chat Savant, jette un coup d’œil à la ronde, voit que le capitaine d’Hadès et ses hommes n’y sont pas, va au comptoir, commande une pinte de bière, reçoit du père Minet l’assurance que le capitaine est attendu et va s’installer près de l’alcôve à ce moment occupée par une bande de joyeux artisans.  N’ayant trouvé aucun banc pour s’asseoir, il s’adosse au mur.  Myop n’a pas bougé.  À nouveau, un personnage vêtu de noir entre à son tour dans la taverne.  Le chevalier reconnaît aussitôt l’abbé des Veaux et jure entre ses dents.  L’abbé discute un moment au comptoir et se fait servir un petit verre d’alcool.  Sur l’indication du patron, il jette un coup d’œil vers l’alcôve, découvre le chevalier et, son verre à la main, s’approche.

—   Ma parole, chevalier, on ne se voit pas pendant des éternités et c’est la deuxième fois en deux jours que nos chemins se croisent. 

—   L’abbé, c’est toujours un plaisir.

—   Chevalier, tu mens comme tu respires.

—   Et toi, l’abbé, tu vas sans doute me dire la vérité et m’expliquer la raison de ta présence ici.

         Des Veaux éclate de rire.

—   Chevalier, je vaque au salut de mes ouailles.

         Cette fois, c’est le chevalier qui ricane.

—   Et moi, je m’occupe de mes bonnes œuvres.

         L’abbé s’adosse au mur à côté du chevalier.  Chacun sirote sa boisson, chacun s’interroge sur la raison de la présence de l’autre mais rapidement chacun conclut que l’autre est là pour la même raison que lui-même.  Aussi chacun pense la situation un peu ridicule.  D’Hadès se fait attendre.  Minuit sonne au clocher voisin.  Petit à petit, la taverne se vide, les joyeux artisans de l’alcôve titubent en grappe vers la sortie sans cesser de gueuler leurs fantasmes grivois.  Dans son coin, Myop ronfle.  L’abbé réfrène sa nervosité; le chevalier, lui, se met à faire les cent pas; enfin, n’y tenant plus, il se campe devant son compère et l’apostrophe d’une voix plus forte que nécessaire.

—   L’abbé, avoue : tu es ici pour la même raison que moi ?

         Des Veaux sourit.  Il a toujours méprisé le chevalier parce que celui-ci n’arrive pas à maîtriser ses nerfs.  C’est cette passion débridée qui est à l’origine de tous les déboires de Corbeillard.  Le chevalier en remet.

—   L’abbé, je suis ici pour traiter une affaire de la plus haute importance et écarterai quiconque se mettra sur mon chemin.

—   Chevalier, as-tu les moyens de tes menaces ?

—   L’abbé, je n’hésiterai pas à enferrer le diable lui-même s’il le faut.

—   Chevalier, au lieu de perdre la tête, dis-moi pourquoi tu veux voir le capitaine.

—   Je n’ai rien dis de tel.

—   Je sais, mais c’est la vérité.  Je t’écoute.

—   Oui, c’est vrai, je viens voir le Corbeau.  Comme toi.

—   Quelle perspicacité !  Tu m’impressionnes.

—   Épargne-moi tes sarcasmes.  Moi, je viens lui proposer une excellente affaire.  Et toi, pourquoi es-tu ici ?  Pour lui lécher les bottes, peut-être ?

—   Ne sois pas vulgaire.  Pour satisfaire ta curiosité, je viens lui faire rencontrer de jolies femmes.

         Le chevalier a compris.

—   Et moi, pour lui faire baiser un inverti.

         Les deux ont compris. 

         Le capitaine fait son entrée vers deux heures et d’autorité s’installe à sa place habituelle, dans l’alcôve, dos au mur, une femme à son côté et ses hommes autour.  Il a vu des Veaux et Corbeillard mais les ignore.  Le père Minet dépose sur la table un plateau rempli de bouteilles et de verres.  Chacun se sert.  Le chevalier et l’abbé s’approchent.

—   Capitaine, dit Corbeillard, l’abbé et moi avons une affaire te proposer.

         D’Hadès lève vers eux un regard ironique.  Il ne répond pas.  Le chevalier continue.

—   L’affaire la plus faramineuse de ta carrière.

         Le capitaine continue à dévisager les deux hommes.  L’abbé intervient.

—   Capitaine, cette affaire est importante, urgente et exige une petite discussion.  Urgente.  Maintenant.  Aurais-tu l’amabilité de dire à tes brutes et ta putain d’aller dormir dans le fond de la salle ?

         D’Hadès se cabre devant le ton péremptoire de des Veaux.  Il n’aime pas qu’on le brusque.  Par contre, l’abbé est vicieux comme une vipère.  D’Hadès n’a aucun intérêt à le défier.  Aussi fait-il un signe à ses hommes qui s’éclipsent en amenant la femme avec eux.  Corbeillard et des Veaux s’assoient face au capitaine.  L’abbé expose le projet.  Plus d’une fois, le chevalier interrompt l’abbé, lance des exclamations, questionne, conteste.  Agacé, l’abbé lui dit la fermer.  Au bout d’une heure, le capitaine lève la main.

—   Que me proposez-vous au juste ?

—   Un partage en trois parts égales, répond l’abbé.

—   Allez voir ailleurs.

         Corbeillard et des Veaux se regardent.  L’abbé réagit.

—   Capitaine, tu es efficace sur le terrain mais nul pour dénicher les affaires.  Nous, c’est le contraire.  Tu as besoin de nous comme nous, de toi.  Le moment est mal choisit pour faire la fine gueule.

—   D’autant plus que le marquis a déjà fait la connexion entre les incidents sur sa terre et l’affaire Berquier.

—   Mes petits amis, si je tombe, vous tombez aussi, siffle le capitaine.

—   Dans ce cas, reprend l’abbé, si nous sommes solidaires, le partage en trois n’est pas déraisonnable.

—   Alors débrouillez-vous ? répond le capitaine sur un ton sec.

—   Que suggères-tu ? s’inquiète Corbeillard.

—   Moitié pour moi, moitié pour vous.

—   Et pourquoi tu aurais deux fois plus que chacun de nous ?

—   Parce que j’ai des frais et parce que sans moi, vous ne pouvez rien entreprendre.

         Le marchandage s’éternise.  Enfin, on s’entend pour donner quatre parts sur dix au capitaine et trois à chacun des deux autres.  Le capitaine exige aussi d’avoir la haute la direction des opérations.  Les autres acquiescent sachant que pour la tactique, le capitaine n’a pas son égal.  Alors, celui-ci étale son plan.

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