MÉMOIRES DE LUMIÈRES

Fête

—   Madame, puis-je me joindre à vous ?

        Ya Ming lève les yeux.  Tenant son café à la main, frère François lui sourit.  Ya Ming aurait voulu être seule pour réfléchir mais en même temps n’est pas fâchée de la présence rassurante de ce moine bienveillant.  Elle invite frère François à prendre place en face d’elle.

—   Vous avez bien dormi, madame ? s’enquiert le moine qui devine le contraire.

        Ya Ming répond par une grimace.  Sophia s’est épanchée toute la nuit, sanglotant un discours incohérent sur l’amour absurde.  Pensant qu’une lumière dissiperait quelque peu les angoisses nocturnes de son amie, Ya Ming alluma une chandelle.  Dans cette lueur vacillante mais rassurante, Sophia se redressa sur son oreiller, renifla ses larmes et s’essuya les joues ; à partir de ce moment, les deux amies causèrent doucement.  Enfin, Sophia s’endormit. 

        Ya Ming rompt un morceau de pain, le tartine de miel et l’offre à frère François.  Sa pensée retourne à Sophia.  L’amour, bredouillait grande sœur, quelle passion bizarre ! tu l’espères de tout ton être et quand il arrive, tu chiales . . . petite sœur, je te dis, l’amour, c’est idiot, ça te tombe dessus comme l’orage, ça te mouille, ça te transperce, ça te glace . . . mais pourquoi cette tempête ? quel ciel pervers lance ce tonnerre ? tu le sais, toi, petite sœur, à quel moment la foudre est tombée ? est-ce au premier regard que nous avons échangé, sur la route, la nuit de notre arrivée ? tu ne peux pas imaginer le feu que Gabriel m’a lancé ce soir-là ; ce fut comme si cent millions d’étoiles éclaboussaient mon cœur . . . jamais auparavant, je n’avais éprouvé un tel éblouissement ; ou est-ce lors du premier toucher ? il n’est pas courant qu’à la première rencontre l’homme transporte la femme dans ses bras et la borde dans son lit ; c’est le geste d’un amant, ça, pas celui d’un inconnu, encore moins d’un prêtre d’ici, tu ne crois pas ? — mais moi, ce soir-là, il m’a vu nue, c’est pire, non ? — oui, cet homme a envahi notre intimité et crac, l’amour déferle, t’épargne mais me terrasse ; tu sais, petite sœur, il aurait pu tomber amoureux de toi — et toi de lui ; quel triangle tordu, cela aurait été ! tu te rends compte : nous nous serions entredéchirées pour lui ; en fin de compte, c’est plus simple comme ça, il t’aime et tu l’aimes — mais cet amour est impossible, a repris Sophia, tu le sais aussi bien que moi, demain je quitte l’abbaye, dans quelques mois je disparais de son univers, là où nous allons, petite sœur, il ne peut venir . . . bien sûr, Gabriel et moi, nous pourrions nous exiler, loin de tout et de tous, mais où ? quand ? pour faire quoi ? parfois, je rêve d’un jardin de fougères arrosé d’une cascade où lui et moi serions en pâmoison pour l’éternité, chacun noyés dans les yeux de l’autre — grande sœur, telle que je te connais, au bout de trois jours, tu grimperais aux arbres, tu es une fille d’action et Gabriel possède la même énergie — tu as raison, je suis idiote . . .

        Buvant son café à petites gorgées et grignotant sa tartine, frère François respecte la rêverie de Ya Ming.  D’autant plus qu’il a ses propres soucis.  Lui non plus n’a pas fermé l’œil de la nuit.  Il était minuit passé lorsque Gabriel l’a fait venir ; je veux me confesser, a-t-il soupiré ; c’était une façon de parler ; les deux hommes se sont assis autour d’une bouteille de prune et toute la nuit ont agonisé sur l’amour impossible.  À un moment donné, François éclata de rire : tu sais, Gabriel, en matière d’amour, il n’y a pas plus ignores que toi et moi ; je nous fais penser à des aveugles arpentant un champ, tu es là-bas avec ta chaîne, je suis ici avec ma planchette, tu me cries : est-ce que je te vois bien ? non, pas trop, je te réponds ; si on changeait de place, tu me suggères.  Gabriel sourit à l’absurdité, parler fait du bien, comme à la confession parfois.  Frère François laisse échapper un petit rire. 

—   Madame, figurez-vous que cette nuit, Gabriel m’a mandé pour se confesser.  Savez-vous ce que c’est que la confession ?

        Ya Ming veut répondre mais a la bouche pleine.  Frère François n’attend pas et explique.

—   Madame, il s’agit d’une pratique de notre religion.  Pour se faire pardonner ses fautes, le chrétien repentant se confesse, c’est-à-dire les divulgue à un prêtre qui, au nom de Dieu, donne l’absolution.  L’aveu recueilli en confession devient un secret inviolable ; tout prêtre qui se respecte se ferait étriper plutôt que de trahir ce secret.

—   Et ?

—   Gabriel a passé la nuit à me ruminer ses angoisses.

—   Ah, lui aussi ?  Et alors ?

—   Madame, je m’autorise à vous en parler.

—   Oh, monsieur, n’allez-vous pas commettre un crime de lèse-religion ?

—   Pas du tout, rassurez-vous.  D’abord, je ne suis pas prêtre, donc ce ne fut pas une vraie confession, donc pas un vrai secret ; ensuite s’il est vrai que Gabriel m’a tenu éveillé toute la nuit, il n’en est pas moins vrai qu’il n’a commis aucun péché ; aimer n’est pas une faute, à ce que je sache, même dans notre religion ; enfin, il n’a parlé que de la princesse Sophia, ce qui veut dire de vous aussi, un petit peu, non ?  Donc, je peux me confier à vous en toute sérénité.

        Ya Ming sourit et remplit les tasses de café.

—   Confidence pour confidence, Sophia a pleuré sur mon épaule toute la nuit et il ne fut question que de dom Gabriel.

—   Le pauvre amoureux se meurt de tristesse . . .

—   . . . la pauvre amoureuse agonise de chagrin.

—   Gabriel ne pense qu’à Sophia, si je puis me permettre d’utiliser leur prénom.

—   Sophia n’en a que pour Gabriel, si je m’autorise la même licence.

—   Ils s’aiment pour de vrai.

—   Sophia pense qu’elle devient folle.

—   Gabriel en perd l’esprit.

—   Sophia dit que Gabriel lui fait penser à la licorne, ce destrier armé qui galope dans la forêt enchantée et tire sa force de l’herbe tendre de la pureté.

—   Gabriel dit que Sophia ressemble à Pégase, ce cheval ailé qui s’abreuve de lumière et qui descend du ciel pour apporter la liberté au monde.

—   Deux fiers destriers qui se cabrent et hennissent.

—   Une épuisante galopade, si vous voulez mon avis. 

—   J’ai demandé à grande sœur – je l’appelle grande sœur et elle m’appelle petite sœur – grande sœur, ai-je dit, à part les légendes chevalines, quand tu penses à Gabriel, quelles sont les idées qui te viennent en tête ?

—   Ah ?  Sa réponse m’intéresse.

—   Elle m’a dit . . . j’espère ne pas vous choquer, frère François (il fait un geste de la main) . . . elle m’a dit qu’elle désirait passionnément le père abbé mais que cette envie charnelle n’était pas ce qui importait pour elle . . . enfin, c’était important mais pas le plus important.  Quand elle pense à lui, elle voit surtout ses yeux qui sourient, son noble port de tête, sa barbe rugueuse qu’elle veut caresser, ses mains qu’elle trouve admirables . . . elle ressent sa force tranquille, sa sérénité . . . elle rêve de se blottir dans ses bras et de s’abandonner. 

—   Confidence pour confidence, quand Gabriel jongle à Sophia, il pense à ses grands yeux qui se moquent, à ses cheveux d’ambre qui flottent au vent, à son rire immense qui l’ensorcelle, à ses saillies qui l’agacent et le charment, aussi à cette gracieuse puissance qui l’habite.  Grâce qui émane vous aussi, madame, a-t-il ajouté.

        Ya Ming baisse les yeux.  Frère François continue.

—   Gabriel se sent coupable d’un crime qu’il n’a pas commis . . . il pense que son amour pour Sophia l’éloigne de nous.

        De nouveau, Ya Ming fixe son interlocuteur.

—   Sophia nourrit un sentiment similaire.  Elle m’a dit : petite sœur, si je m’abandonne dans les bras de Gabriel, je sens que je te repousse, toi, l’amie plus précieuse que mes yeux — mais non, ai-je répondu, tu ne m’abandonnes pas parce que notre amitié n’interdit pas l’amour ; aujourd’hui, la foudre te frappe, demain peut-être ce sera sur moi qu’elle tombera ; mais ne t’inquiète pas, ai-je ajouté pour la rassurer, je suis forte — petite sœur, n’es-tu pas fatiguée d’être toujours la plus forte ?

—   De vous deux, c’est donc vous qui êtes la plus forte ?

—   C’est ce qu’elle dit toujours ; moi, je pense le contraire et je le lui ai dit.  Elle a soupiré : pourquoi faut-il que toi et moi, nous soyons toujours les meilleures en tout ?

—   Madame, j’avais remarqué que vous n’étiez pas des femmes ordinaires.

—   Vous savez, en ce qui concerne les sentiments amoureux, nous ne sommes que des petites filles effarouchées.

—   Permettez-moi de m’étonner : des femmes comme vous doivent attirer les soupirants comme la lanterne, les mouches ?

—   Des amants comme des jouets, oui, je vous l’avoue, nous en avons eu quelques-uns.  Mais un amour véritable, c’est autre chose ; avant Gabriel, Sophia n’en a connu qu’un seul et c’était un engouement de jeunesse qui a mal tourné.

—   Comment ?

        Ya Ming résume l’histoire de Sophia.

—   Depuis, ajoute Ya Ming, Sophia n’a aimé personne tout en multipliant les aventures.  Puis elle débarque dans une abbaye d’hommes, s’évanouit dans les bras du père abbé et le ciel lui tombe sur la tête.

—   Elle était blessée, donc vulnérable.

—   Mais Gabriel ne l’était pas, pourtant, lui aussi fut frappé.

—   Vous savez, madame, pour un être généreux comme Gabriel, voler au secours de la dame en danger procède d’un mythe profond et puissant.  Ceci dit, c’est la première fois que ça lui arrive et il est désemparé.  Bien sûr, dans le passé, il a connu quelques femmes mais celles-ci ne représentaient pour lui que des moments d’évasion.  Pour Sophia, il ressent des attirances beaucoup plus profondes . . . mais contradictoires.  Il veut lui faire l’amour mais ne veut pas la prendre car, pour lui, prendre une femme implique une conquête de sa part . . .

—    . . . et une reddition de la part de la femme.

—   C’est ça.  Or, l’amour, la considération qu’il a pour Sophia exclut toute volonté de domination.

—   Sophia éprouve la même retenue, ce qui est nouveau pour elle car toutes ses aventures amoureuses furent comme autant d’exploits, jamais ce fut elle qui succombait, toujours ce fut elle qui initiait . . . sauf cette fois.

—   Mais cette fois, ce n’est pas une aventure.

—   Bien sûr, et cette autre nouveauté la désarçonne.

—   Lui aussi est désarçonné . . . plus d’une façon.

        François rigole en lui-même en pensant à la mésaventure de Gabriel dans la clairière.

—   J’ai demandé à Sophia si elle pensait que c’était l’exotisme de sa personne qui aurait séduit Gabriel . . . vous savez, frère François, la belle étrangère . . .

—   . . . mais madame, si c’était le cas, c’est vous que Gabriel aimerait.  Pensez-y un peu, une Chinoise avec des yeux en amande grands comme la nuit, ce n’est pas banal chez l’habitant.

        Ya Ming éclate de rire.  François se dit que peu de Français résisterait au charme de cette porcelaine pour peu qu’elle s’en donnât la peine.

—   Non, madame, ajoute-il, l’amour tombe comme ça, à l’improviste, et éclabousse les énamoureux de ses contradictions.

—   Mais Gabriel est digne de l’amour de Sophia.

—   Et vice-versa.

        Un ange passe ; chacun en profite pour croquer sa tranche de pain.

—   Vous savez, monsieur, Sophia possède un charme qui la distingue de la plupart des autres femmes.  Elle est . . . comment dire ? . . . elle est éminemment sensuelle, charnelle.  Elle peut hypnotiser tout homme qui lui passe sous le nez et elle le fait en l’aspergeant de son grand rire paradisiaque.  Alors l’homme harponné devient dadais, se sait captif mais ne veut pas se libérer, courtise à reculons, soupire des avances en souhaitant qu’elles n’aboutissent pas, jubile de bonheur mais crève de peur . . .

—   A-t-elle harponné Gabriel ?

—   Non, justement, c’est plutôt elle qui fut piégée . . . pour la première fois de sa vie, elle se sent nigaude et ça la trouble, vous ne pouvez pas imaginer.

—   Mais Gabriel n’a rien fait pour séduire la princesse.

—   Je le sais bien, Sophia aussi le sait, et ça ajoute à son désarroi.

—   Et vous, madame, avez-vous le même pouvoir de séduction ?

        De nouveau, elle rit.

—   Monsieur, la vie m’a appris une chose : habitués à faire les premiers pas et à essuyer des refus, les hommes résistent mal aux avances d’une femme.  En revanche, à la différence de la princesse, mes amants ne se dissolvent pas en me faisant l’amour.

        François rit de bon cœur.  Une phrase égrillarde lui vient à l’esprit mais il se retient.  Il se lève et jette un coup d’œil par la fenêtre.

—   Temps de cochon, grommelle-t-il.

        Il revient s’asseoir.

—   Mais, madame, l’amour de Sophia et de Gabriel n’a rien à voir avec le batifolage.

—   Bien sûr.  Leur amour est sincère, pur, voudrait s’épanouir . . .

—   . . . mais ne le peut pas.

—   C’est là le drame.  Sophia sait que leur amour ne s’ouvre pas sur la possibilité d’une vie à deux, que le mur des responsabilités fait obstacle. 

—   La vie sans l’autre leur est insupportable . . .

—   . . . et la vie ensemble leur est inconcevable.

—   Un écartèlement qui les tue.

—   Sophia ressent que Gabriel pénètre la totalité de son être et en même temps se dérobe.  Alors, sa joie s’englue de tristesse, l’aube devient crépuscule sans le passage du jour.

—   Gabriel m’a dit qu’il se sent comme un homme qui sort d’un long séjour dans un cachot obscur et émerge tout à coup dans le soleil.  Il est libre mais ébloui, retourner dans l’obscurité l’apaiserait mais c’est dans la lumière qu’habite son amour, alors, c’est plus fort que lui, il reste dans l’éblouissement sachant qu’elle l’aveuglera . . .

—   . . . à moins que le soleil ne s’éloigne.

—   Voilà.

—   Quelle singulière contradiction ! 

—   Ils vivent une autre contradiction : ils se désirent à en mourir mais se retiennent.  Pourquoi, je vous demande ?

—   Pour se protéger, je pense, ou mieux : chacun veut protéger l’autre.  L’éblouissement n’élimine pas la lucidité et le courage.  Un moment, le désir les submerge ; le moment d’après, la raison se rallume.  Faire l’amour ?  Oh, oui, j’aimerais, se disent-ils !  Mais pourquoi, se demande-t-ils aussitôt ?  Pour une nuit de bonheur ?  Oui, ce serait bon !  Pour une éternité de regret ?  Alors chacun se dit : je ne peux imposer cet enfer à mon amour.  D’instinct, les deux savent que cette nuit d’amour les lierait l’un à l’autre par une chaîne trop lourde à porter ; ils seraient immobilisés, condamnés au lent assèchement de leur être, au reniement de leur mission et au pourrissement de leur monde réciproque.

—   Peut-être que, d’instinct, l’un et l’autre pensent que faire l’amour sacraliserait leur union . . .

—   . . . mais ça aussi, dans les circonstances actuelles, ni l’un ni l’autre ne le souhaite.  Les deux ressentent que pour s’épanouir, devenir sacrement comme vous dites, l’amour doit pouvoir concilier le plaisir égoïste et le débordement altruiste . . .

—   . . . marier la passion débridée à la tendresse patiente . . .

—   . . . fusionner la félicité intime au bonheur cosmique.

—   Or, cette harmonie leur est refusée.

—   Voilà.  Leur amour n’engendre pas la joie. 

—   Gabriel ressent la même chose.  Il m’a dit : cet amour est comme une explosion qui fracasse mes règles morales ; mais, ai-je répondu, Sophia est une femme honnête ; je le sais bien, a-t-il répondu, elle n’y est pour rien dans ma torture, elle est tout le contraire de la coquetterie, je sens même qu’elle tente de tout son être de ne pas me blesser.

—   De son côté, Sophia est convaincue que l’amour doit enclencher un projet commun . . .

—   . . . mais ce dessein lui est interdit.

—   Elle sait qu’elle n’est pas l’héroïne d’un conte de fée parce que son histoire à elle ne peut se terminer par le sempiternel ‘ . . . ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants.’  Gabriel et Sophia ne pourront jamais vivre heureux, avoir des enfants, vieillir ensemble.

—   À moins de s’exiler et détruire le présent . . .

—   . . . Sophia n’exigera jamais un tel sacrifice à Gabriel.  Elle aimerait mieux mourir que de le voir renier l’œuvre de sa vie.  Elle pense que son bonheur à elle ne doit pas s’opposer à celui de tous les gens de l’abbaye.  D’ailleurs, le Gabriel qu’elle aime est un être entier qui inclut l’abbaye ; couper Gabriel de son œuvre serait le diminuer, le rendre moins aimable à ses yeux.  Pour Sophia, aimer Gabriel, c’est aimer vous tous, aussi.

—   Gabriel m’a dit que depuis l’incident du viol, il avait l’impression que Sophia voyait le monde avec le même regard que le sien.  Il ressent comme une union spirituelle.

—   Sophia entretient le même sentiment.  Elle pense que leur amour est vrai et honnête mais que pour durer il devrait se corrompre, s’enfoncer dans le mensonge, ce qui lui fait horreur.

—   La princesse aussi doit avoir des responsabilités ?

        C’était une question.

—   Bien sûr, et elles ne sont pas moindres que celle du père abbé.

—   Ça aussi, Gabriel le soupçonne . . . mais nous ignorons ce qu’elles sont ?

        C’était une autre question.

—   Il suffit de savoir, monsieur, que nous allons à Pyrois construire une chapelle votive.  La princesse ne peut pas, ne veut pas manquer à ce devoir. 

—   Après ?

—   Après ?  Qui connaît l’avenir ? 

—   Mais que comptez-vous faire ?

—   Nous comptons quitter la France . . .

—   . . . pour aller où ?

—   Disons . . . loin d’ici.

        Il se fait un silence.  Ya Ming est consciente que ses réponses ne satisfont pas le bon moine mais elle ne peut en dire plus.  Frère François pense qu’il n’a pas le droit d’insister.  Après tout, raisonne-t-il, peut-être vaut-il mieux demeurer dans l’ignorance.

—   Dites-moi, madame, lorsqu’ils se sont isolés dans la forêt, l’autre dimanche, ont-ils . . .  ?

—   Non, j’en suis sûre.  Et vous, frère François, qu’en pensez-vous ?

—   Je suis du même avis que vous.  La princesse vous a-t-elle mentionné la petite mésaventure du beau Gabriel ?

—   Oui, elle m’a dit que ce fut à ce moment, voyant Gabriel étendu dans l’herbe qu’elle a compris qu’elle aimait follement cet homme désarçonné qui jusqu’alors l’intimidait. 

—   Gabriel m’a dit qu’elle riait comme une folle et qu’elle s’est laissé tomber à côté de lui . . . pour le rejoindre dans sa vulnérabilité.

—   Leur caparaçon de fierté venait de tomber, ils n’étaient plus que des gamins riant de bonheur . . .

—   Gabriel m’a dit que Sophia l’a regardé et il a vu dans son regard une tendresse infinie ; c’est alors qu’il a su qu’il aimait Sophia.

—   À ce moment, ils auraient pu . . .

—   . . . mais ils étaient déjà au paradis.

        Ya Ming prépare deux autres tartines et remplit les tasses de café.

—   Se sont-ils parlé ? demande frère François avant de croquer dans son pain.

—   Oui mais ils ne se sont pas dits grand-chose.  Ni l’un ni l’autre ne veut dévoiler son sentiment parce que chacun a peur de heurter l’autre.

—   Pourquoi ?

—   Le serment de fidélité, je pense.  Par définition, un amour, un grand amour comme le leur se veut exclusif . . .

—   . . . et ni l’un ni l’autre ne veut exiger cette fidélité perpétuelle.

—   Sophia refuse toute jalousie . . .

—   . . . Gabriel dit qu’il n’a pas le droit d’être jaloux.

—   Demain, Sophia pleurera mais ne veut pas que Gabriel soit malheureux.  Elle désire le bonheur de son amoureux même si ce bonheur comprenait l’amour d’une autre femme.

—   Elle se leurre en pensant ainsi ?

—   Aujourd’hui, sûrement.  Dans un an, loin d’ici, peut-être pas.

—   Gabriel veut la même chose pour Sophia.

—   Lui aussi fanfaronne ?

—   Sans doute.  Il espère que leur amour ne soit qu’un feu de broussailles . . . sans trop y croire.

—   Sophia pense qu’il est normal qu’un homme en bonne santé fasse l’amour. 

—   Une femme aussi ?

—   Bien sûr, c’est pourquoi elle ne se sent pas capable promettre fidélité éternelle à Gabriel.

—   Si la princesse disait une telle chose à Gabriel, elle lui briserait le cœur.

—   Elle le sait, aussi pense-t-elle qu’il vaut mieux ne rien dire, ne rien demander, ne rien promettre.

        Frère François vide sa tasse de café.

—   Madame, lorsque vous serez partis, nous serons plusieurs à prendre soin de notre jouvenceau.

—   Je n’en doute pas.  Et la jouvencelle ne sera pas abandonnée.

        Frère François vide sa tasse et se lève.

—   Madame, je vous remercie de cette conversation qui m’a fait grand bien

—   Frère François, c’est moi qui vous sais gré.

§

        La grand-messe ne débute qu’à dix heures mais dès huit heures, la hotte au dos ou le panier au bras, les gens de l’abbaye des Nuées cheminent sous la pluie battante en direction de l’abbatiale ; à neuf heures, toutes les chaises sont prises.  Les retardataires, si l’on peut dire, s’installent où ils peuvent, grimpent au jubé malgré l’interdiction, s’adossent aux murs latéraux, envahissent l’allée centrale jusqu’aux premières rangées et s’asseyent sur le plancher mouillé ; des gamins les imitent devant la balustrade du chœur, presque sous l’épinette qui attend madame Voisin.  Nicolas Lerouge joue des coudes, guide sa tribu dans la nef mais n’accède même pas à la dernière rangée de chaises ; après eux, vraiment, il n’y a plus de place ; maugréant, les derniers arrivants s’entassent dans le narthex.  En ce dimanche pas comme les autres, frétillant du plaisir anticipé, les ‘paroissiens’ font fi de la solennité du lieu, s’interpellent, se saluent à distance, se serrent la main, s’embrassent, se murmurent les derniers cancans . . . 

        Le tumulte se calme lorsque le père abbé entre dans le chœur, rejoint son fauteuil habituel du côté de l’Épître et invite les dominicains qui l’accompagnent à prendre les sièges derrière le sien.  Les musiciens paraissent à leur tour, avancent en file indienne, enjambent les enfants et s’installent à la place qui leur avait été assignée devant la balustrade ; avec une superbe de reine, madame Voisin s’assied au clavier, donne le ‘la’ et les violons s’accordent.  Un bruissement étouffé accueille Sophia et Ya Ming qui gagnent les fauteuils sur le côté de l’Évangile.  Quelques paysannes dans les premières rangées remarquent la toilette des nobles dames ; pour l’occasion, l’une et l’autre ont choisi une robe de fin lainage avec un col discret, des manches au coude, un corselet lacé devant qui souligne la poitrine, une jupe ample et souple, et un somptueux châle de soie délicatement posé sur la tête et les épaules ; Sophia porte une harmonie de beige pour la robe, cognac pour le corselet et safran pour le voile ; Ya Ming est en bleu, marine et indigo.  Jouant le rôle d’aide de camp et de dames d’atours, Jacques, Madeleine et Armandine prennent place sur des tabourets derrière Sophia et Ya Ming.

        À l’abbaye des Nuées, la coutume veut que ce soit le doyen de la communauté qui célèbre la grand-messe dominicale.  En ce dimanche exceptionnel, dom Grégoire n’a pas lésiné sur la liturgie.  Aussi est-ce une procession d’officiants qui émerge de la sacristie par la petite porte à gauche du retable : un porte-croix solennel ouvre la marche, suivent huit enfants de chœur en soutane rouge et surplis plissés, vient ensuite le porte-encensoir qui balance son instrument et enfume le cortège, puis apparaît dom Justin, les yeux au plafond et l’air composé, enfin dom Grégoire lui-même paré de ses plus beaux vêtements sacerdotaux, tenant noblement le calice et la patène devant sa poitrine, distribuant des sourires onctueux.  Montant au maître-autel, le saint vieillard se dit que Dieu n’ignore pas l’impatience de ses ouailles et lui pardonnera de faire diligence, une fois n’est pas coutume, comme on dit.  C’est donc sans arrière pensée qu’il mâchouille les oraisons, incorpore le kyrie eleison au gloria, abrège l’Épître, résume l’Évangile, expédie l’homélie en cinq minutes ce qui représente un exploit dont on se souviendra, réserve la communion aux gens du chœur (personne dans l’église ne rouspète), baragouine le Pater noster . . . et le reste déboule à l’avenant.

—   Ite missa est ! crie-t-il enfin sur un ton triomphant.

        Habituellement, cette conclusion déclenche une débandade.  Mais pas ce matin.  Si l’assemblée s’ébroue, c’est pour mieux se réinstaller.  Deux moinillons se précipitent, placent des chaises devant l’autel pour les officiants et ouvrent la balustrade devant l’allée centrale.  Les chuchotis d’anticipation qui accompagnent cette préparation s’éteignent lorsque dom Gabriel quitte son fauteuil, avance au centre du chœur et se tourne vers l’assemblée.  D’une voix mesurée, avec des gestes larges, il exprime son bonheur de revoir tout le monde, se désole de l’étroitesse de l’église, présente les dominicains, révèle que les invités maintenant rétablis quitteront demain matin, exprime le sentiment de tous en disant qu’il est triste de les voir partir mais heureux de leur bonne santé retrouvée, annonce que tout à l’heure on fera bombance mais que pour l’instant on a l’immense bonheur et l’insigne honneur’. . . etc. . . . etc. . . . si Son Altesse veut bien . . .

        Jacques se passe la remarque que Gabriel, admirable par ailleurs, n’est pas Démosthène.  Ya Ming rejoint le petit orchestre, se campe devant un gros tambour et brandit une mailloche.  Geste prodigieux s’il en est car il fige même les mouches.  La communauté retient son souffle.  Dans cet étourdissant silence, Sophia saisit sa flûte, se lève, lance un sourire à dom Gabriel qui a regagné sa place, fait quelques pas en direction des regards qui montent de la nef et ouvre les bras.  Ya Ming engage la musique : de l’épinette de madame Voisin et du pipeau de Bertrand s’envolent des pépites de lumière qui s’accrochent dans les hauteurs comme en attente d’une apparition . . . qui s’illumine aussitôt.  Tel un souffle céleste, la voix chaude de la princesse orientale emplit l’espace.  C’est une mélodie tendre comme la brise d’été, un air qui ondule avec majesté, qui monte, caresse le ciel, revient sur terre et s’y attarde un instant, puis qui monte à nouveau, hésite au sommet et redescend lentement pour se gonfler encore, et encore en des alizés successifs qui ébouriffent le monde.  Un cri de passion couronne chaque crête : ‘Quand je chante, je chante pour vous mes amis.’  À l’unisson, l’abbatiale frissonne de cette proclamation passionnée.

        Porté par le bercement du chant, Jacques pense aux nuits de douceur qu’il a vécues sur mer, à la puissance endormie sous la molle surface, oh qu’il aimait rêver à la vague qui respirait comme une amoureuse assoupie !  Son regard s’attarde sur Sophia, pénètre sous le voile qui bouge, parcourt la ligne du dos, flatte l’arrondi du bras tendu . . . il imagine Sophia nue, sur un drap défait, corps sublime qui se cabre sous les caresses de l’homme aimé.  Il remarque le visage transfiguré du père abbé ; il se dit que si cet homme exultant d’amour s’abandonnait à la même rêverie que lui, il se saoulerait d’orgueil parce qu’entre tous il est l’aimé de cette déesse ardente et en même temps agoniserait de tristesse parce que cette même Aphrodite le quitte.  La dernière vague se brise, la musique s’éteint et Sophia se prosterne. 

        Silence.  Quelque part, un gamin s’exclame : ‘Elle est madone, la dame, dis, mon papa !’  Les applaudissements submergent les rires nerveux qui répondent au jeune impertinent.

        Ya Ming relève le bras et les violons grincent.  Sophia engage un hymne terrestre qui peine à la tâche, une chanson lourde qui parle de boue et de poussière, d’orage et de sécheresse, de paysans qui suent à la charrue, de femmes en chemise qui battent du fléau, de bœufs qui halètent, de bûcherons qui cognent . . .  À chaque coup de collier de cet humanité suante et vaillante, l’âcre mélodie s’épaissit, se pétrifie, devient bélier pour disloquer les lâchetés.  La princesse franchit la balustrade et telle une héroïne farouche plonge dans l’assemblée pour bastonner de son sceptre musical les calamités de la terre qui souffre.  Enfin, la rudesse s’adoucit, la boue s’assèche, la poussière s’illumine de soleil, le soir descend et apaise les paysans épuisés ; en cette calme nuit, le ciel remercie la terre car les étoiles jouissent des caresses données aux sillons.  Cette fois, aucune hésitation ne précède le déferlement d’enthousiasme.  Jacques se passe la réflexion que cette bienveillante sirène, tout à la fois Telxiépée l’enchanteresse, Aglaopée au visage d’aurore et Molpée à la voix envoûtante, pourrait de son seul chant culbuter l’armée la plus terrible.

        Sophia dit quelque chose à Ya Ming qui opine.

—   Chers amis, dit Sophia à l’assemblée conquise, permettez-moi de vous offrir la berceuse de mon enfance.

        Avec la flûte, elle égrène des notes qui ressemblent à des larmes d’enfant, puis se met à chanter doucement : 

Douce, douce douceur de l’heure des fleurs
Belle, belle lueur des ors de l’aurore 

Lorsque bambin s’éveille,
Bonne maman surveille :
Regarde, mon enfant,
L’oiselet descendant.
Son aile embarrassée,
L’oiseau blessé chancelle,
Se pose et se repose
Sur la chaude nacelle. 

Douce, douce douceur de l’heure des fleurs
Belle, belle lueur des ors de l’aurore 

Au bambin qui espère,
Bonne maman suggère :
Caresse, mon enfant,
L’oiselet frissonnant.
De l’œil du nouveau-né,
Une larme rebelle
Glisse, tombe et arrose
L’émouvante hirondelle. 

Douce, douce douceur de l’heure des fleurs
Belle, belle lueur des ors de l’aurore 

Lorsque bambin s’éveille,
Bonne maman conseille :
Lance, mon cher enfant,
L’oiselet renaissant.
L’oiseau miraculé,
D’une poussée de l’aile,
Vole, vire et survole
Le berceau de dentelle. 

Douce, douce douceur de l’heure des fleurs
Belle, belle lueur des ors de l’aurore 

Lorsque bambin s’éveille,
Bonne maman conseille :
Regarde, mon enfant,
L’oiselet fredonnant.
Dans le pré parfumé,
L’oiseau reconnaissant
Coupe, cueille et porte
Un muguet à l’enfant 

Douce, douce douceur de l’heure des fleurs
Belle, belle lueur des ors de l’aurore

Lorsque bambin s’éveille
Bonne maman s’émerveille
Écoute, mon enfant,
Le carillon charmant
Des clochettes d’argent 

Écoute, mon enfant,
Le carillon plaisant
Des sonnettes d’argent 

Douce, douce douceur, belle, belle lueur
Douce, douce lueur, belle, belle douceur

        Et la comptine s’éteint en un souffle de tendresse.  Dans l’église, on pleure et rit en même temps.

        Arrive le moment de la dernière chanson.  Les paysans entassés dans l’église ignorent ce qui les attend mais les musiciens, eux, savent ; aussi arborent-ils l’étrange sourire de l’initié.  Bien sûr, ces campagnards entretiennent leur lot de chansons paillardes et de rondes galopantes mais n’ont jamais imaginé l’époustouflant tourbillon qui va les emporter.  Même Jacques qui connaît le monde en aura le souffle coupé.  Imaginez le prodige, aimera-t-il à raconter plus tard, figurez-vous la princesse qui jette un regard taquin au père abbé, l’espiègle Chinoise qui brandit sa mailloche, les musiciens qui se figent à l’attention, la princesse qui porte sa flûte à la bouche . . . et joue une ritournelle insolente, puis qui entonne une ode contradictoire, une complainte heureuse, si vous voyez ce que je veux dire, un récitatif insolite qui raconte qu’avant, toute princesse qu’elle soit, elle n’était qu’une petite fille effrayée mais que ce matin, avec ses amis, elle devient femme pour grimper à l’assaut du ciel.  À ce moment précis, les nues se déchirent, la musique explose, les tambours se déchaînent, le chant éclate et éclabousse l’assemblée.  Entendez un rythme fier et sauvage, dominé par la voix claire et puissante de la princesse qui clame : mes amis, soyons chérubins, enfourchons nos destriers ailés, galopons par-dessus les cimes, martelons les brouillards de nos sabots légers, dégainons nos sabres de lumière, déchirons la nuit, taillons en pièces nos frayeurs et libérons notre joie.  Telle une charge de cavalerie inlassablement reprise, la voix de Sophia scande l’air au rythme emporté des tambours et des violons, pénètre les poitrines, percute les âmes, rebondit au ciel, vient pour tomber mais se rattrape aussitôt, portée par je ne sais quelle force divine.  Il se produit alors un prodige inouï : en cadence avec la musique, tout le monde se met à se trémousser dans une joyeuse frénésie.  Partout on échange des regards étonnés, et réjouis, partout on opine de la tête, on brasse les épaules, on oscille des hanches, on tape le parquet de la semelle . . . Jacques voit Gabriel qui se tambourine la cuisse, les dominicains qui frisent l’apoplexie, les officiants qui s’agitent dans une édifiante convulsion, Madeleine et Armandine qui bougent du torse en tapant des mains, lui-même qui ne peut résister à la frénésie collective et qui bat le rythme avec sa tête ; il se fait penser à une poule excitée qui picore, se sent ridicule mais n’y peut rien. 

        Voyez, dira-t-il, voyez Sophia : relançant inlassablement la mélodie déchaînée, elle circule au milieu de cet extraordinaire tohu-bohu, tend la main à l’un, se penche vers l’autre, approuve une troisième d’un sourire, gagne le narthex, revient dans la nef.  Le visage épanoui, débordante d’allégresse, chantant à gorge déployée, sautillant sur ce rythme à la fois brutal et courtois, que les mots ne peuvent décrire, Sophia revient dans le chœur, attrape Gabriel par le bras et l’entraîne dans une farandole ; comme par miracle la démarche du père abbé s’accorde au rythme de sa compagne.  Autre miracle : rien dans toute cette jubilation collective ne trouble la sainteté du lieu ; après tout, peut-être est-ce ainsi que l’on danse au paradis.  Croyez-le ou non, avouera Jacques en riant, de la tête Sophia me fait signe de joindre le cortège sautillant mais avant que je ne réagisse, je me vois soulevé et emporté par Madeleine et Armandine.  Dans la nef, la première à oser sortir dans l’allée pour se trémousser est l’aînée du meunier, sans doute parce qu’elle connaît bien la princesse, sans doute aussi parce que les enfants ne souffrent pas des mêmes inhibitions que les adultes.  Sophia mène sa procession et rejoint la fillette ; d’autres enfants se hasardent et s’accrochent à la guirlande de danseurs.  L’église toute entière vibre sous les pas rythmés des paroissiens déchaînés et radieux.  Et Sophia qui chante, chante, chante, chante . . .

        Combien de temps dure cette joyeuse cavalcade ?  Tous s’en balancent, tous souhaitent qu’elle n’arrête jamais mais déjà humides par la pluie, tous suent à plein visage.  Enfin Sophia s’immobilise, étend les bras, lance le dernier accord et l’on s’embrasse dans une bruyante cohue.  Le premier à reprendre ses sens est frère François. 

—   Bon ben, tout ça, c’est bien beau, crie-t-il à la cantonade, mais ça creuse l’appétit.

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