MÉMOIRES DE LUMIÈRES

Promenade

Il pleut et vente à arracher les gouttières.  Les dames se rendent à l’église Saint-Germain l’Auxerrois pour assister à la grand-messe.  Dans l’église froide, sombre et humide, elles se laissent engourdir par les effluves d’encens.  En sortant, elles voient un attroupement sur le quai Bourbon.  Malgré la bourrasque, elles s’approchent et se mêlent au groupe qui observe des hommes qui s’affairent dans une barque au pied d’un escalier qui plonge dans l’eau sale.  Gonflée par le déluge des derniers jours, la Seine déborde presque.  Charriant des débris divers, l’eau grêlée de pluie se casse sur les piliers du Pont-Neuf avant de s’engouffrer sous les voûtes.  Dans la barque, les hommes s’apprêtent à décharger des sacs de sable, sans doute pour contrer une éventuelle inondation.  En amont, une dizaine de barques similaires attendent.

         Parmi les badauds qui encombrent le quai, des jeunes gens commentent l’événement avec des remarques épaisses.  Ils ont l’allure débraillée de fêtards qui émergent d’une nuit de rigolade.  L’un d’eux explique que le batelier qui donne des ordres est un fier Trésorier de France qui s’inquiète de la crue du fleuve ; il devrait s’inquiéter plutôt de la crue des impôts. 

—   Trésorier ? s’étonne Sophia.

—   Ils s’occupent des routes et des canaux, lui répond-on.

—   C’est la France, ça, madame, s’exclame sans se retourner un jeune homme qui crâne en avant du groupe.  À Paris, les trésoriers font la chaussée et les femmes le pavé, ce qui vous explique l’esprit de ce beau royaume.

         Il éclate de rire.  Sa voix profonde et chaude porte loin, même sous la pluie battante.  De la barque, l’officier a entendu.

—   Hé, le précieux, crie-t-il, si tu nous donnais un coup de main, histoire de te dégriser.

—   Pour la moitié de ta solde ? répond le jeune homme à la voix d’or.

—   Un quart de bastonnade, ça t’irait ?

—   Allez, Diderot, un bon mouvement, le roi te réclame, dit l’un de ses compagnons.

         Les dames échangent un regard.  Le Diderot en question s’engage dans l’escalier, descend trois marches, glisse sur le pavé gluant et se retrouve dans l’eau jusqu’aux yeux.  Il émerge, crache, jure, patauge et s’agrippe au bateau.  Deux mains l’attrapent et le sortent de l’eau.  Sur la rive, on rigole.  Sans se démonter, Diderot saisit un sac de sable et le lance à l’un de ses compagnons qui s’était avancé prudemment derrière lui.  Sophia interroge le jeune homme qui est à côté d’elle.

—   Monsieur, dites-moi, ce courageux jeune homme est un ami à vous ?

         Le jeune veut répondre mais il en est empêché par une violente quinte de toux.  Il crache dans un mouchoir crasseux.

—   Pardonnez-moi, madame.  En effet, c’est un ami mais il est plus vantard que courageux.

—   Diderot, dit un autre, est l’ami de tous ceux qui acceptent de lui payer une bière ou un ragoût.

—   Vous savez où il demeure ?

         Le jeune homme poitrinaire regarde fixement Sophia, tousse en détournant la tête, puis se force à sourire.

—   Quelle inquisition, madame !  Mais si la chose vous intéresse, ces jours-ci, Diderot couche sous mon lit.  Mais il serait ravi de coucher dans le vôtre.  C’est sans doute plus douillet . . . (il prend un grand respire qui siffle) . . . si vous le voulez, pour trois pistoles, j’arrange l’affaire. 

         Sophia lui lance un grand sourire.

—   Je ne dis pas non.  Mais avant, il devra se laver car, vous conviendrez, monsieur, que ce matin, il pue le goujon.

—   Étant au service du roi, il sentirait plutôt le maquereau, répond le jeune homme avant d’écraser son rire sous une violente toux.

—   Et où se situe votre lit ?

—   Vous voulez nous rendre visite ?

—   Pourquoi pas ?

         Pris de cours, le jeune homme hésite.  Il ouvre la bouche pour dire quelque chose mais est secoué par une nouvelle toux.  Un sac de sable lui tombe dans les bras et manque de le renverser.  Le trésorier crie de se grouiller un peu.  Il se fait un mouvement dans l’attroupement.  Les hommes s’alignent, font la chaîne, se passent les sacs ; d’autres les empilent le long du quai.  La pluie tombe de plus belle.  Un archer ordonne aux femmes et aux gamins de s’écarter.  Le groupe se disperse, sauf les hommes qui continuent la corvée improvisée.  Sophia et Ya Ming veulent rester mais l’archer les repousse.

—   Allez, mignonnes, circulez, vous n’avez rien à faire ici.  Laissez-nous besogner. 

         Sophia pense qu’il est inutile de s’attarder. 

—   Allons-nous sécher à l’auberge, dit-elle.

         En chemin, Ya Ming remarque :

—   Enfin !  On connaît la tête de notre philosophe.

—   J’avoue que je ne suis pas déçue, répond la princesse.

§