MÉMOIRES DE LUMIÈRES

Duché

Vers onze heures, se doutant bien que Marie se manifestera, Jacques traîne dans la cour de l’auberge. 

—   Pssitt !

        Se tenant dans l’encadrement d’une petite porte à côté de celle qui donne sur l’escalier des chambres, un bougeoir à la main, Marie fait signe d’entrer.  Jacques la suit à travers un étroit vestibule et se retrouve dans une chambre où attendent les deux ‘amis’ de Marie : le minuscule Gros-Louis et un autre individu qui ressemble à un donjon.  Marie referme la porte, bloque le loquet et pose le bougeoir sur une étagère près du chambranle.

—   Gros-Louis, tu connais déjà monseigneur Jacques, dit-elle sur un ton posé, et toi, Petit-Louis, salue bien bas notre invité.

        Aucune ironie ne perce à travers cette présentation.  Jacques se retient pour ne pas hurler lorsque le géant lui serre la main.  Se massant les jointures, il regarde autour de lui.  Il ne sait pas pourquoi.  Est-ce le fruit de son imagination tordue ?  Est-ce le jeu d’ombres et de lumières créé par la girandole qui éclaire la table au centre de la pièce ?  Est-ce la légèreté de la jeune fille qui bouge avec le sérieux d’un chat ?  Est-ce la douce tiédeur agrémentée d’un léger parfum de lilas ?  Toujours est-il que le domaine privé de Marie lui fait penser à un refuge.  Il s’y sent bien, comme à l’abri des impuretés du monde extérieur.  Bâti à même la cloison, un lit gonflé d’édredons contemple l’âtre où brûle une pile de bûches.  Près de la tête du lit, à côté d’un guéridon couvert de flacons, une bergère disparaît sous une montagne de jupes, de chemises, de fichus, de bonnets et de linges divers.  Derrière le fauteuil, un assemblage de petits miroirs accrochés au mur renvoie de la girandole des éclats multiples et flous.  Ailleurs, à peine visible dans la pénombre, des armoires plus grandes que Petit-Louis montent la garde le long des murs comme les suisses de Versailles.  Entre les croisées closes, un pupitre d’écolier lacéré d’égratignures supporte un encrier et une gerbe de plumes.  Dans un coin, des branches de lilas surgissent d’une cruche de terre posée à même le plancher et captent un bout de lumière ; derrière le bouquet, un paravent cache le meuble de toilette.  Sur l’étagère accrochée près de la porte, le bougeoir posé plus tôt par Marie éclaire une statuette représentant un Saint-Georges en armure et une collection d’ouvrages de la Bibliothèque bleue.

        Comme indifférente aux autres, la gardienne du logis vaque aux préparatifs, circule en silence, pénètre l’ombre, ouvre une armoire, revient dans la lumière poser un paquet de cartes sur la table, replonge dans une autre obscurité pour émerger avec une bouteille d’eau-de-vie, disparaît encore et réapparaît avec des petits verres.  Jacques se dit que la désinvolture silencieuse de la jeune fille n’est que comédie : se sachant observée, elle affirme son autorité domestique.  À chaque retour dans la lueur centrale, elle tourne la tête vers Jacques, permettant à ses prunelles de capter l’éclat de la girandole et de renvoyer des éclairs troublants.  Jacques sourit pour lui-même : heureusement que les duègnes veillent.

        Marie fait un geste.  En habitués, les laquais déboutonnent leur veste et s’asseyent l’un en face de l’autre ; Jacques prend la chaise la plus proche de lui et Marie s’assied à son tour.  Elle remplit les verres, lève le sien à la hauteur de ses yeux, dit ‘santé’, et le vide d’un coup, les laquais l’imitent et Jacques, l’honneur oblige, s’exécute à son tour.  Marie refait le plein, puis saisit les cartes, les brasse et demande à Gros-Louis de couper.

—   Je propose un pharaon, dit-elle.

        Les deux Louis disent que c’est là une splendide idée.

—   Je serai la banque, ajoute-t-elle.

        Les larrons opinent.  Et la partie s’engage.  Au troisième coup, Jacques soupçonne Marie et ses deux acolytes de le plumer vif ; au coup suivant, il en a la certitude.  Dans les tripots de Rome, il a vu toutes les combines imaginables et celle de ces provinciaux s’avère plutôt primitive.  Mais se rappelant la recommandation de Sophia, fasciné aussi par le spectacle de cette jeune fille qui se dévergonde avec une innocente fraîcheur, il laisse faire et perd avec entrain.

        Marie met fin à la partie lorsque la bourse de Jacques rend son dernier sou, ce qui arrive, comme par miracle, lorsque la bouteille rend sa dernière goutte.  Les deux Louis ramassent leur gain, Jacques empoche son aumônière flasque, et Marie, toute souriante, les yeux pétillant, un peu ivre, laisse son butin sur la table et pousse ses compagnons dans la cour.  Les valets s’éloignent en titubant et Jacques s’apprête à monter chez lui lorsque Marie l’attrape par le bras, le ramène dans le vestibule et ferme la porte.  Du coup, la jeune fille et l’homme mûr se retrouvent dans la noirceur la plus opaque, face à face, se touchant presque, chacun respirant le parfum alcoolisé de l’autre.  Bien décidé de ne pas faire l’idiot, Jacques attend, les mains derrière le dos.

—   Dis, monseigneur . . . chuchote la jeune fille au bout d’un moment.

—   Oui, Marie ?

—   Tu n’as pas peur ?

—   Peur ?  Mais non, pourquoi ?

—   Dans l’obscurité ?

—   Mais non, voyons.

—   Parce que . . . vois-tu . . . moi . . . parfois . . . j’ai peur.

—   Tu veux que j’allume ?

—   Non, non, ne bouge pas, attendons un moment . . . . . . . . . . voilà, c’est bien comme ça, je voulais juste vérifier.

—   Vérifier ?  Vérifier quoi ?  Je ne comprends pas . . .

—   Je voulais savoir si j’aurais peur . . . seule avec toi . . . dans le noir . . . et tu sais quoi ?

—   Non.

—   Je n’ai pas peur.

        Marie ouvre la porte, pousse Jacques dans la cour et referme la porte.

§