MÉMOIRES DE LUMIÈRES

Arrestation

—   D’autant plus que, la nuit dernière, il y eut une autre affaire.

—   Ah ?

—   Une jeune paysanne a été enlevée et amenée de force dans la forêt par une demi-douzaine de brutes qui voulaient la violer.

        Sophia et Ya Ming échangent un regard.

—   ‘Voulaient’ la violer, dites-vous ?

—   Oui, les bandits n’ont pas eu le temps de s’exécuter.  Un inconnu leur a botté le cul et a ramené la pauvre fille au bourg.

—   Qui est ce bon samaritain qui rôde dans vos bois en pleine nuit ? demande Jacques.

—   On l’ignore, dit madame de Grivald.  Mais cette affaire comporte des aspects troublants.

—   C’est à dire ?

—   Les bandits ont dit à la fille qu’ils avaient été envoyés par vous, mesdames, par vous qu’ils ont qualifiées de sorcières. 

—   Ces bandits hallucinent ! s’exclame Jacques.

—   C’est le point de vue de monsieur le curé et de la plupart d’entre nous.  En revanche, le bruit court que vous seriez effectivement des possédées du Malin parce que seules les sorcières peuvent grimper sur les murs comme des araignées.  On murmure que tous les malheurs qui tombent sur le pays émanent de vous, faisant remarquer qu’ils coïncident avec votre arrivée.  Qu’en dites-vous, madame Sophia ?

        La princesse prend son temps avant de répondre.  Jacques remplit les verres.

—   Mesdames, dit-elle, nous nous sommes des femmes comme vous.  Nous aimons, nous rions et nous pleurons comme vous.  Aucun esprit malin ne nous habite.

—   Mais comment expliquer l’escalade du clocher ?

—   Un art appris dès mon jeune âge, répond Sophia sur un ton grave.  L’escalade est du même ordre que l’équitation, l’escrime, la natation ou l’archerie.  Rien de plus.

—   Pardonnez-moi, mesdames, mais cette inquisition m’agace un peu, s’insurge Jacques.  Comment peut-on démontrer le néant ?  Vous demandez à la princesse de prouver qu’elle n’est pas une sorcière.  Mais pour appuyer cette demande, il faudrait d’abord établir que les sorcières existent et ensuite démontrer que la princesse en est une.  Lourde tâche, mesdames.

        Madame de Grivald plonge son regard dans celui de Jacques.  Ses grands yeux noirs lancent des feux.

—   Jacques, dit-elle, ni Agathe, ni moi, n’accusons madame Sophia ou madame Zhang de quoi que ce soit.  Mais beaucoup le font.  Nous devons contrer cette déferlante haineuse qui finira par nous emporter tous.  Nous vous demandons de nous aider.

—   Fort bien, rétorque Jacques.  Voici ce que je vous réponds : D’abord, nous ne sommes plus au temps de l’inquisition.  Aujourd’hui, nous bénéficions de règles de droit.  La première de ces règles est que la preuve est à charge du demandeur.  Que ceux qui accusent madame Sophia ou madame Zhang de sorcellerie en apporte la preuve.  Ils en seront incapables, croyez-moi.  La deuxième règle de droit stipule que la preuve d’une négative est impossible, donc ne revêt aucune valeur . . .

—   . . . je ne comprends pas, dit madame de Chabrel.

—   Par exemple, reprend Jacques, disons que je suis accusé d’avoir pénétré chez vous et de vous avoir volé un bijou ; pour ma défense, je réponds que je suis innocent parce que, au moment du crime, je n’étais pas dans votre maison : l’énoncé de cette négative ne peut être reçu en preuve ; pour me disculper tout à fait, je dois continuer ma démonstration et affirmer que, au moment du crime, j’étais en train de me saouler à l’auberge et que cinquante chrétiens peuvent en témoigner ; par cette démonstration et la corroboration des témoins, j’énonce une positive et prouve mon innocence. 

        Mesdames de Chabrel et de Grivald semblent fascinées par la démonstration de Jacques.

—   La troisième règle dit que la preuve ne peut s’appuyer que sur des faits, je répète, sur des faits, et non sur des ouï-dire, des ragots ou des superstitions, des faits que l’on peut vérifier.

—   Vous savez bien, monsieur Jacques, dit madame de Grivald avec une pointe de tristesse dans la voix, qu’en matière de rumeur publique et de croyance populaire, la raison éclairée par l’éducation se voit souvent balayée par la peur alimentée par l’ignorance.

—   Je le sais.  Alors, combattons la bêtise par la bêtise.  Référons-nous au plus célèbre des manuels de l’inquisition, le Malleus Maleficarum, ou si vous voulez, le Marteau des sorcières, écrit en 1486 avec la bénédiction du pape Innocent VIII par deux éminents dominicains, Henrich Institoris et Jacob Sprenger.  Comme preuve soi-disant irréfutable, ces subtils inquisiteurs allèguent que les sorcières existent parce que le diable existe.  Celui-ci, ajoutent-ils, sévit de plusieurs façons mais surtout en matière de fornication.  Pourquoi ?  Parce que les femmes sont plus lubriques que les hommes.  Elles copulent sans retenue, donc copulent avec le diable et, de ce fait, deviennent sorcières.  Toute la sorcellerie, clament-ils en se signant, tient de leur désir charnel qui est insatiable.  Bien sûr, ces doctes juristes n’apportent aucune preuve de l’existence du diable.  Et sans cette preuve, toute leur cruelle machinerie s’écroule comme un château de carte.

—   Je sais, répond madame de Grivald, que cet écrit, comme d’autres du même acabit, renferme un tas d’idioties, notamment sur les femmes.  Mais où voulez-vous en venir ?

—   À ce ceci, madame, (il tire son couteau), vous n’ignorez pas que le Malleus affirme que la meilleure façon de prouver la possession du démon chez une femme est de lui piquer le doigt avec la pointe d’un couteau : si elle ne saigne pas, elle est une sorcière.  A contrario, le saignement établit l’absence du Malin.  Cette épreuve est le comble de la crétinerie, mais c’est ainsi que raisonnent les inquisiteurs.  Faisons l’expérience . . .

        Il se taille le doigt et fait surgir un mince filet de sang.

—   Ouf ! je ne suis pas possédé.  Mesdames, donnez-moi votre main.

        Avec un petit sourire au coin des lèvres, les dames s’exécutent.  Sans surprise, Jacques fait perler quatre gouttes de sang. 

—   Mesdames, conclut Jacques en rangeant son couteau, j’ai l’insigne honneur de proclamer que vous êtes de vrais, de belles, de courageuses femelles de la race humaine, que le Démon, si jamais il existait, n’habite pas votre esprit, donc que vous êtes des femmes pleines et entières, des femmes que j’admire et que j’aime.  Quod erat demonstrandum ! [1]

        Madame de Chabrel éclate de rire.

—   Un gendre qui parle latin !  Ma fille n’est pas sortie de l’auberge.

§


[1] CQFD : ce qu’il fallait démontrer.