MÉMOIRES DE LUMIÈRES
Rencontre
Perdu dans ses fantasmes à venir, le visage allumé par le soleil pourpre qui coule sur le fort Saint-Nicolas, Jacques regarde à peine l’animation du port. La frégate glisse entre deux galères et approche du quai. Une foule bigarrée se presse pour admirer la manœuvre. Pour mieux voir, des gamins ont grimpé sur des caisses et piaillent comme des goélands. Le regard de Jacques effleure trois officiels qui attendent en discutant. À leur uniforme, il se dit que l’un appartient à l’administration de la santé, le deuxième à l’armée et l’autre aux douanes. À côté d’eux, une dizaine de débardeurs tètent leur pipe. Jacques remarque que l’ombre projetée du voilier s’allonge sur le quai, croise et s’unit à celles des hommes et d’un tombereau qui traîne là. Sans trop savoir pourquoi, il trouve ce mélange amusant. Pour la première fois de sa vie, il remarque que l’ombre est la même pour tous, celle d’un bateau se confond à celle d’une charrette, celle d’un douanier se marie à celle d’un matelot. En matière de lumière et d’ombre, se pourrait-il que le roi soit pareil au manant ?
La rentrée d’une goélette de pêche déclenche la criée rituelle. Tout près de l’endroit où rêve Jacques, des pêcheurs débarquent des tonneaux grouillant de poissons et annoncent les prix. Des ménagères, des servantes, des valets inspectent, commentent les prises mais distraits par l’arrivée du navire de guerre, tardent à se faire une idée. Avec une magistrale lenteur, la frégate accoste. Du pont du navire, des marins lancent les amarres. Des débardeurs les attrapent et les nouent aux bittes. D’autres saisissent la passerelle qui attendait sur le quai et la hissent sur le passavant. Aussitôt, les officiels et les débardeurs montent à bord. Quelques secondes plus tard, deux officiers débarquent et disparaissent dans la foule. Les débardeurs sortent des malles du navire et les déposent sur le quai.
La frégate fait silhouette dans le soleil couchant. Ébloui, Jacques allonge la main pour se protéger les yeux. Son regard flotte un moment sur les mats, s’arrête aux voiles enroulées aux vergues, descend le long des haubans, courre sur le pont et y découvre deux femmes qui s’apprêtent à débarquer. Quoi ? Des femmes sur un navire militaire ! Il veut voir ça de plus près. Il se lève et avance dans une zone d’ombre. Les femmes sont tête nue : des étrangères à n’en pas douter. Quel âge peuvent-elles avoir ? Jacques hésite : de toute évidence, elles sont encore jeunes mais en même temps, à leur allure, elles affichent une maturité certaine. Ni jeunes filles, ni matrones. L’une semble Levantine, l’autre Chinoise. Les deux portent une cape de velours avec un large capuchon rejeté sur les épaules. Le manteau de la Levantine, de couleur grenat sombre, chatoie dans le soleil couchant tandis que celui de la Chinoise, vert Véronèse, au contraire, absorbe la chaleureuse lumière.
La Levantine s’engage sur la passerelle. Son abondante chevelure ambrée ondule dans la brise comme une oriflamme. À chaque pas, un pan de sa cape s’ouvre et révèle une jupe beige. De souples bottes en cuir marron lui montent à mi-mollet. Dans sa main droite, gantée, elle tient une canne.
— Bielle d’abbesse, quelle déesse ! se dit Jacques qui sait lire et par conséquent aime bien rimer.
S’arrêtant au bout de trois pas, la déesse en question jette un regard amusé sur le spectacle coloré qui s’offre à elle, se tourne vers la Chinoise qui la suit et lui montre du doigt les pêcheurs et les chalands. L’Asiatique regarde dans la direction indiquée, puis vers sa compagne. Les deux femmes échangent une parole et la déesse éclate de rire . . . mais d’un rire, d’un rire somptueux dont les éclats s’échappent dans le crépuscule, tourbillonnent et enveloppent le valet d’une allégresse indicible.
Remarquant la chevelure de la Chinoise, Jacques pense à la fourrure d’une panthère qu’il avait vue, autrefois, à la foire de Saint-Denis. Elle l’a nouée sur la nuque avec un ruban de la même couleur que sa cape. Relevé sur l’épaule, le pan gauche de son manteau dévoile une robe presque blanche. Comme sa compagne, elle porte des bottes souples et s’appuie sur une canne.
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