MÉMOIRES DE LUMIÈRES

Lettre

Le même jour, à Paris, vers sept heures du soir, Joseph entre chez lui et découvre ses enfants sagement assis autour de la table et madame Luciori qui se tient en retrait, les mains derrière le dos.  Tous affichent un air étrange comme s’ils avaient un aveu à faire.  Accrochant son chapeau à plume et son manteau, il interroge les uns et les autres du regard. 

—   Mon papa, dit Bérengère, nous avons reçu une lettre.

—   Elle vient de Champagne, dit Marcellin.

—   Je pense que c’est de Myop, ajoute Julien.

—   Ici, monsieur Joseph, dit Jeanne en présentant le pli.

        Joseph saisit la lettre, l’observe un moment, la retourne, jette un coup d’œil à sa famille, en brise le sceau et la déplie, puis se tourne vers son cadet.

—   Julien, fais-nous en la lecture.

        Le gamin se précipite, saisit le feuillet, le scrute un moment, affirme que la lettre vient effectivement de Myop, se concentre et se racle la gorge comme il a vu faire le curé en chaire.

        Cher ami Joseph, récite-t-il d’un ton qu’il veut cérémonieux, chère et douce Bérengère (douce ?), cher et solide Marcellin (solide ?), cher et exubérant Julien (exubérant ? ça veut dire quoi ?) . . .

—   Eh, Julien, écrase, dit Marcellin.

        Le gamin lance un regard en biais à son aîné et reprend sa lecture.

. . . le voyageur que je suis se languit de vous et vous embrasse.  La santé et la bonne fortune honorent-elles toujours la famille de mon ami ?  Mon souhait en ce sens accompagne ce message.  Mon cher ami Joseph me manque.  Me dira-t-il si madame Jeanne Luciori a cogné à sa porte ?  L’espoir est formulé que mon ami a su lui venir en aide car cette bonne et courageuse dame le mérite bien.

—   Oui, mon ami, interrompt Joseph, ne vous inquiétez pas.  Jeanne est avec nous et fait merveille.  Nous l’aimons tous et elle nous traite aux petits oignons.

—   La suite, crie Bérengère.

—   On se calme, soeurette, répond Julien du haut de sa suffisance de lecteur attitré, cette lettre est d’abord adressée à papa.

        Tout à coup, le visage souriant de la jeune fille se referme et une larme perle à son œil.  Jeanne pose sa main sur l’épaule de Bérengère.

—   Je continue, dit Julien.  Et madame Jeanne qui écoute peut-être la lecture de cette lettre me dira-t-elle ce qu’elle pense des petits monstres dont elle a maintenant un peu la charge.

—   Monstres ?  Fi donc, bon monsieur !  Anges comme au ciel, qu’ils sont, oui, s’exclame Jeanne qui vient d’oublier sa réserve habituelle.

        Joseph lui lance un regard souriant et la bonne dame, surprise par cet élan de tendresse, rougit jusqu’au bout des cheveux.

—   Si on m’interrompt tout le temps, je ne finirai jamais . . .

—   . . . ça va, Julien, accouche, dit Marcellin.

—   Je continue : Et le gentil Marcellin, est-il toujours aussi fiable et aimable ?  Il est le portrait de son père : calme, honnête et vaillant.  Quand il était avec vous, l’homme écervelé que je suis n’a pas pris le temps de jaser avec Marcellin.  Qu’il me pardonne et sache qu’à mon retour . . .

—   Ah, il revient, soupire Bérengère.

. . . il trouvera en moi un compagnon attentif qui lui offrira son amitié ? 

        Entendant ces mots inattendus, Marcellin se dandine et renifle.  C’est la première fois qu’un étranger s’intéresse à lui pour lui.  Il est ému et fait un effort considérable pour ne pas pleurer comme sa sœur.  Julien reprend sa lecture.

        Julien (ah, il parle de moi), l’étincelant petit espiègle possède l’intelligence d’un philosophe.  Julien doit savoir qu’il lui faut étudier.  Monsieur Joseph et madame Jeanne doivent y veiller.  Que Julien se dise qu’à mon retour je lui ferai la leçon ; ce sera un honneur pour moi d’amener Julien dans des savoirs qu’il ne soupçonne pas encore.  Julien a toute mon affection.

        Julien jette à sa famille un regard de fierté.

—   Tu vois, Julien, dit Bérengère, j’avais raison de te dire que tu as mieux à faire que frayer avec les voyous du quartier.

        Le gamin ignore la remarque de sa grande sœur.

—   Soeurette, écoute, il parle de toi maintenant.

        Que la belle et souriante Bérengère pardonne à l’impénitent voyageur d’attendre à la fin de la lettre pour lui adresser la parole.  Car l’émotion le paralyse.  Il implore le pardon de la douce Bérengère parce qu’il ose avouer que le lumineux visage de la belle occupe ses pensées à toutes les heures du jour et de la nuit.  Si Bérengère jette un coup d’œil sur cette page, elle y découvrira une petite fleur dessinée avec maladresse . . .  (regarde, Bérengère, dit Julien, en lui montrant le croquis, c’est joli, hein ? toute la famille étire le cou pour admirer ; il reprend) . . . une petite fleur dessinée avec maladresse qui lui est offert en attendant son retour.  À ce moment, si monsieur Joseph l’y autorise et si mademoiselle Bérengère le souhaite, l’homme heureux que je serai s’agenouillera devant elle et lui offrira une gerbe pour de vrai.  Cher Joseph, chère Jeanne, cher Marcellin, cher Julien, très chère et lumineuse Bérengère, recevez l’amour d’un voyageur qui se sent trop loin de vous.  Votre ami, Myop Glassman.

        Un long silence accueille cette lecture.

—   Myop, il est bien mais il parle bizarre, énonce Julien.

—   Mais je l’aime, s’exclame Bérengère.

        Tous regardent la jeune femme qui fond en larme et se réfugie dans les bras de Jeanne.

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