MÉMOIRES DE LUMIÈRES

Éducation

À l’auberge, Marie vaque distraitement.  Trop de sentiments confus s’entortillent dans sa tête.  Monsieur Diderot, monseigneur, les princesses, maman Agathe et Bambin, l’amour.  Ah, l’amour !  Après le service du dîner, elle va s’allonger sur son lit.  Elle pense à la Mauresque qui a fait son éducation féminine, éducation plutôt vague et qui se résume à deux, disons trois leçons de vie.

        La première remonte au moment de ses premières règles.  Elle venait d’avoir douze ans.  On était en décembre et il pleuvait à boire debout.  Dans la salle de l’école des Ursulines, les deux braseros n’arrivaient pas à chasser l’humidité glaciale.  Enveloppées dans leur capeline, figées deux par deux sur leur banc, une trentaine de fillettes grelottaient.  Non moins transie que ses élèves, exhalant à chaque phrase un ballon de vapeur d’eau, la bonne sœur tuait la fin de l’après-dîner en racontant la fable merveilleuse de la Vierge qui allait bientôt donner naissance au petit Jésus.  Au fond de la classe, ses coudes sur le pupitre et le menton appuyé sur ses mains enroulées d’un foulard, la Marie de Pyrois se mettait dans la peau de la Marie de Bethléem et trouvait plaisant de se faire aimer par un chevalier céleste.  Et au diable le mari !

        Un tiraillement au ventre la sortit de sa rêverie et la fit grimacer.  Encore ! grogna-t-elle en s’essuyant le nez avec son foulard.  Depuis le matin, une étrange colique la harcelait.  Elle sentit quelque chose de chaud lui couler sur une cuisse.  Elle s’essuya à travers sa jupe.  Mais l’écoulement reprit.  Elle glissa la main, toucha, regarda ses doigts et du coup tête lui tourna : du sang !  Elle ferma les yeux . . . mais les rouvrit aussitôt et jeta autour d’elle un regard inquiet, soupira ; personne ne faisait attention à elle.  Mais le sang continuait de couler, glissait maintenant sur ses mollets.  De nouveau, elle tenta de s’essuyer avec son vêtement.  Mais le liquide visqueux coulait toujours, s’infiltrait dans ses souliers, lui engluait les pieds, dégoûtait sur le plancher.  Un nouveau spasme de douleur lui vrilla le ventre.  Elle se mordit la lèvre pour ne pas hurler.  Le récit biblique devenait un vague bourdonnement qu’elle n’écoutait plus.  Une éternité s’écoula.  Enfin, la bonne sœur posa son livre et secoua sa clochette.  Les fillettes s’ébrouèrent, se levèrent, s’enroulèrent dans leur capeline, remontèrent leur capuche et sortirent une à une dans la pluie glaciale.  Pressée d’aller se réchauffer, la bonne sœur lança un vague bonsoir et disparut par la petite porte qui menait au couvent.  Seules demeurèrent dans la classe les deux grandes qui étaient de corvée . . . et Marie pétrifiée sur son banc.  L’une des grandes, une biche de seize ans avec une trace de poitrine, se mit à donner d’inutiles coups de balai pendant que l’autre, une biquette rousse de quinze ans, faisait semblant de torcher la table de la maîtresse.

—   Eh, oh, Marie, tu dors ou quoi ? cria la balayeuse.

—   Tu songes au planteur de choux, c’est ça ? cria la torcheuse.

—   Chouchou du Bambin ! reprit la première.

—   Chouchou du planteur de choux, reprit la seconde.

        Elles rirent et se mirent à chanter.

—   Savez-vous planter les choux, à la mode, à la mode, savez-vous planter les choux, à la mode de Chouchou.  On les plante avec la main, à la mode, à la mode, on les plante avec la main, à la mode de Bambin.

        De nouveau, elles éclatèrent de rire.  Habituellement, Marie répliquait à ces niaiseries avec la même férocité mais son étrange mal lui troublait la tête.

—   Oh, oh, que vois-je ? madame dégoûte ! s’écria la balayeuse en passant son balai sur les souliers de Marie.

—   Quoi ? répondit l’autre en s’approchant, mais oui, madame est dégoûtante.

—   Sac à trous !  Sac à trous ! scanda la biche.

—   Pisse boudin !  Pisse boudin ! reprit la biquette.

        Leur rire moqueur, presque méchant, résonna dans le crâne de Marie.  C’en fut trop.  Éclatant en sanglots, elle se leva en renversant son banc et s’enfuit hors de la classe.  Une bourrasque de pluie la flagella en plein visage, la fit tituber.  Elle renifla, respira un bon coup, remonta son capuchon et serra sa cape autour d’elle.  Elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait, était morte de peur, se sentait humiliée, honteuse, redoutait de rentrer à l’auberge où l’on ne manquerait pas de se moquer d’elle.  Comme à l’école.  Elle regarda par-dessus son épaule.  D’un moment à l’autre, les grandes sortiront et elle ne voulait pas subir de nouvelles injures.  Entre deux maux . . . Marchant à petits pas, serrant les fesses, les mains blotties sur son ventre, elle franchit le portail de l’école, s’engagea sur la place battue par la tempête mais figea encore : sous la halle, deux gars attendaient la sortie des grandes.  Elle les connaissait, les redoutait et dans sa condition n’avait guère le goût de les affronter.  Retraitant, elle vit la fenêtre de la classe s’éteindre ; pour ne pas rencontrer les grandes, elle se blottit dans un coin sombre de la cour.  La biche et la biquette passèrent sans la voir.  Marie attendit un peu, s’engagea de nouveau sur la place mais retraita encore : les tourmenteuses traînaient sous la halle avec les gars.  Incapable de penser, transie jusqu’aux os, elle alla s’asseoir sur un banc de pierre près de la porte de la classe et fondit en larmes.  C’est là que madame de Grivald la découvrit.

—   Grand Dieu des mers, Marie, qu’est-ce qui t’arrive ? dit-elle en soulevant son fanal.

        Étouffée par ses sanglots, Marie se contenta de lever des yeux éplorés, puis de les rabaisser vers le sol.  La belle dame suivit le regard de la fillette, vit le sang qui dégoûtait sur les souliers et fusait dans la flaque d’eau, et comprit.

—   Marie, viens avec moi, ordonna-t-elle doucement.

        Marie se laissa conduire dans la maison de la belle dame qui jouxtait l’école et était accessible de la cour par une porte latérale.  

—   Léontine, Hortense, cria madame de Grivald à ses servantes, vite, activez le feu dans ma chambre et montez-y un seau d’eau chaude.

        Elle prit Marie par la main, la conduisit en haut de l’escalier et la précéda dans la grande chambre qui donnait sur la place.  Hortense, une jeune paysanne musclée comme un homme, entra presqu’aussitôt, s’accroupit devant l’âtre, mit du petit bois et des bûches sur les braises, et souffla.  Une belle flamme crépita.  Sans fébrilité mais avec des gestes vifs, madame de Grivald prit dans une armoire une couverture de laine, un drap de fil et un grand mouchoir.  Pendant ces préparatifs, dégoulinant de partout, les mains sur le ventre, Marie attendait.  Madame de Grivald s’approcha de la fillette et, sans un mot, la déshabilla, la frictionna avec le drap et l’enveloppa dans la couverture. 

—   Viens te réchauffer près du feu, dit-elle.  Tiens, assied-toi sur ce tabouret.

        Baignée de chaleur, Marie cessa de grelotter et peu à peu reprit ses sens.  Une nouvelle douleur lui pinça le ventre.  Elle grimaça.

—   Je saigne, balbutia-t-elle en faisant un gros effort pour ne pas de nouveau fondre en larmes.

—   Je sais, répondit doucement la belle dame, mais ce n’est pas grave, tiens, prends ce mouchoir et mets le entre tes cuisses . . . euh, sais-tu ce qui t’arrive ?

        Comprimant son ventre avec le mouchoir, Marie fit non de la tête.

—   Est-ce la première fois que cela t’arrive ?

        Marie opina.  Léontine, une presque naine entre deux âges, entra avec un seau d’eau bouillante et des serviettes.

—   Merci, Léontine, pose le seau ici.  Hortense, s’il te plait, va chercher dans mes affaires une chemise et un jupon, de même que des linges de menstrues et un caleçon en laine.

—   Quoi ?  Mademoiselle a ses règles ?

        Madame de Grivald ne releva pas cette évidence.

—   Léontine, ordonna-t-elle plutôt, aide-moi à laver cette petite (se tournant vers Marie) Marie, tu n’as pas à avoir peur, ce qui t’arrive est tout naturel.

        Avec beaucoup de délicatesse, les deux femmes lavèrent la fillette de la tête aux orteils, la séchèrent, l’aidèrent à enfiler le caleçon, à y poser le linge et à nouer le tout avec des rubans.  Hortense revint avec les vêtements.

—   C’est beaucoup trop grand mais au moins tu pourras rentrer chez toi sans crever de froid.

        Madame de Grivald éclata de rire en voyant Marie attifée en Mauresque.  Voyant la fillette rougir et de nouveau sur le point de fondre en larmes, elle la serra dans ses bras.

—   Bon, laissez-nous maintenant, ordonna-t-elle à ses servantes.  Euh, que l’une de vous monte de quoi manger et du vin chaud à la quenelle.  Merci.

        Dès que les domestiques eurent quitté la chambre, madame de Grivald prit un peigne et entreprit de démêler l’abondante chevelure de Marie.

—   Marie, dit-elle tendrement, tu viens d’avoir tes premières règles.  Tu sais ce que ça veut dire ?

        Marie branla la tête.  En fait, elle en avait une vague idée.  Elle se souvenait que, le jour de ses douze ans, c’est-à-dire le mois dernier, maman de Chabrel lui avait glissé un mot à propos de ces saignements à venir et lui a fait promettre de la prévenir dès que ça se produirait.  Marie avait promis mais s’était empressée d’oublier sa promesse.  Maintenant, ça lui revenait et en fit part à madame de Grivald.

—   Très bien.  On la fera prévenir.

        Tout en nouant les cheveux de la fillette en une grosse torsade, madame de Grivald expliqua les hauts et des bas de la vie des femmes, les joies de la maternité, le danger de grossesse intempestive, les petites misères des menstrues qui arrivent tous les mois.

—   Tous les mois ? s’étonna Marie.

—   Tous les mois, répéta madame de Grivald en souriant.  Aucune femme en bonne santé n’y échappe et, toi, ma grande, tu resplendis.  On s’y accoutume vite, tu sais.  Le saignement dure trois jours, plus ou moins.

—   Mais ça dégoûte sur le plancher.

—   Mais non.  Dès que tu sens les premiers pincements au ventre, tu fais comme toutes les femmes, tu mets le linge sur ton pubis et l’attaches avec un ruban.

        Pendant que la belle dame parlait, Marie la dévorait des yeux et la trouvait belle à mourir.  Certes, elle la connaissait un peu, comme une voisine, guère plus, et aujourd’hui cette voisine belle comme le paradis l’avait recueillie et la choyait comme une mère.  Cette tendresse inattendue, cette conversation simple où on la traitait comme une adulte, cette étrange intimité, tout ça lui coupait la parole.  On frappa, madame de Grivald dit d’entrer et Hortense déposa un plateau sur un guéridon.

—   C’est du bouillon de poule, madame, j’en ai préparé pour vous aussi, dit la servante.

—   Tu es un ange, remercia madame de Grivald.

        La servante jeta un coup d’œil à Marie qui avait repris un peu de sa fraîcheur habituelle, sourit, sortit et referma la porte derrière elle.  Pendant un bon moment, la belle dame et la fillette mangèrent et burent en silence.  Marie réfléchissait à ce grand changement qui venait de la frapper et madame de Grivald se contentait de sourire. 

—   La Mauresque, dit Marie, pourquoi es-tu si belle ?

        La belle dame éclata de rire.

—   Toi aussi, Marie, tu seras une très belle femme.

        Marie se dit que, jamais, elle serait aussi belle que la Mauresque.

—   Tout le monde t’appelle ‘la Mauresque’, est-ce que ça te fait de la peine ?

—   Tout dépend qui le dit et sur quel ton.  Dit par toi, c’est plein de tendresse et de respect, et ça me fait plaisir ; par d’autres en revanche, ça peut charrier du mépris et alors ça me blesse.

        Marie passa ses bras autour du cou de madame de Grivald et l’embrassa.

—   Ma tendre Mauresque, murmura Marie à l’oreille de la belle dame, pourrais-tu m’enseigner à poser le linge ?

—   Mais oui, Marie, c’est facile, tu verras.  Tu mets le caleçon si tu veux mais ce n’est pas nécessaire.  Je te montre.

        Elle se leva et alla chercher dans un buffet un linge et deux rubans.  Puis sans aucune pudeur, elle enleva ses souliers, dégrafa sa jupe et exhiba à la hauteur du nez de Marie une magnifique toison noire.  Pour la première fois de sa vie, Marie voyait un pubis de femme mûre.  Un léger parfum de noisette s’en dégageait.  Elle fut tentée de toucher mais se retint.

—   Tu vois, Marie, dit la dame avec simplicité, tu insères les rubans dans les boutonnières à chaque extrémité du linge, tu poses celui-ci sur ta chatte, comme ceci (elle en donna la démonstration sur elle-même), le glisses entre tes cuisses, le remontes entre tes fesses (elle se retourna pour que Marie vit bien), et noues les rubans sur tes hanches (elle fit les boucles).  Ni trop serré, ni trop lâche.  Quand le linge est imbibé de sang, tu le changes. 

        La Mauresque pivote et dévisage Marie en souriant.

—   Simple, non ?

§

        Sans répondre, Marie et madame de Grivald quittèrent leur caillou et accompagnèrent les autres sur la place.  Minuit approchant, la musique s’agglutina devant le portail de l’église, la foule fit demi-cercle autour du cône de bois, monsieur l’intendant réclama le silence, l’obtint à peu près, fit son boniment que personne n’écouta, monsieur le curé agita son goupillon et madame de Grivald, en sa qualité de la plus ‘jeune’ veuve du bourg, mit le feu.  Une joyeuse clameur s’éleva dans la nuit et la musique lança le premier branle.

        Dès la deuxième ronde, Diderot invita Marie et celle-ci accepta en frétillant de plaisir.  Ils ne se quittèrent plus de la nuit, dansant, riant et buvant à perdre haleine.  Il l’appelait ‘mademoiselle Soleil’ en mimant l’éblouissement ; intimidée, elle ne savait comment répondre mais dans sa tête il était pour elle ‘monsieur Diderot’.  Ils parlèrent peu, se contentant d’échanger des sourires.  À un moment donné, deux paysans voulurent tasser le bourgeois et s’approprier la jeune fille.  Marie protesta mais les deux, déjà ivres, insistèrent.  Diderot s’interposa, le ton monta.  Marie chercha des yeux les archers de Bambin mais ceux-ci, pleins comme des porcs et avachis près du puits, ne servaient plus à rien.  C’est Perrine Jodare qui prit l’affaire en main ; avec de solides taloches derrière la tête, elle calma les énergumènes, les conduisit à une table de l’auberge et leur commanda un pichet de bière.  Elle savait que la meilleure façon de mater un ivrogne est de le gaver.

        L’aube pointait, le feu s’affaissa en une gerbe d’étincelles, la musique s’éteignit et, par petites grappes, les fêtards se dispersèrent.  Mademoiselle Soleil et monsieur Diderot furent parmi les derniers à quitter la place.  Dans la cour de l’auberge, il l’invita à monter chez lui ; elle refusa.  Il la prit dans ses bras et l’embrassa sur la bouche.  Son premier baiser !  Elle fut tellement surprise qu’elle resta pétrifiée, se sentit idiote, se dégagea en détournant la tête et s’engouffra chez elle. 

        Elle se réveilla avec un mal de crâne, prit un moment pour reprendre ses esprits, sauta de son lit, jeta un châle sur ses épaules et sortit dans la cour.  Le soleil qui brillait au dessus de sa tête la fit grimacer.  Petit-Louis lui dit que le coche de Paris avait quitté depuis longtemps.  En rentrant chez elle, elle découvrit sur le plancher du vestibule le mot de monsieur Diderot.

§