MÉMOIRES DE LUMIÈRES
Misère
Dans les moments de silence, Jacques s’interroge sur ces mystérieuses étrangères qui viennent de l’autre bout du monde et entretiennent une conversation amicale avec un simple valet. Elles l’intimident et le séduisent à la fois. Envers lui et envers Calment, elles font preuve d’une gentillesse peu commune chez des dames de leur rang. Est-ce une réelle amabilité ou une politesse bien étudiée ? Son instinct de tombeur de petites femmes refait surface. Peut-il espérer ? Non ! se dit-il aussitôt. Pourtant, elles ne cessent de lui sourire. Non ! Pourtant, elles ne s’offusquent pas des sous entendus qu’il glisse au tournant d’une phrase. Non ! À un moment donné, alors que la princesse sommeillait, il a essayé d’entraîner l’exquise Chinoise sur le sentier des confidences. Sans résultat. Il se dit qu’il fait un voyage étonnant et que des effets inattendus découlent parfois de causes fortuites.
Lorsque la conversation languit, la princesse sort une flûte et emplit la caisse d’une musique limpide et mystérieuse. Alors, Jacques pose son tricorne sur ses genoux, dénoue son foulard, ferme les yeux et s’abandonne à la rêverie. Face à lui, elle aussi feignant de somnoler, Ya Ming essaie de deviner l’homme qui se cache derrière l’allure débraillée qu’il porte comme un uniforme. Le valet du meilleur maître de France est un homme robuste, de taille un peu plus grande que Sophia, donc plus élancé que la plupart des Français rencontrés jusqu’à maintenant. Elle a remarqué chez lui une démarche un peu oscillante, ce genre de balancement involontaire d’un marin ou d’un cavalier lorsqu’il pose pied sur la terre ferme, allure qui dénote une certaine agilité. Elle pense qu’il doit être un homme volontaire, capable de se défendre, plus intelligent qu’il ne le laisse paraître et, en dépit des fanfaronnades qu’il déverse à tout bout de champ, bon, timide et sensible.
Que serait cette tête sans la tignasse crasseuse nouée vaille que vaille sur la nuque par un ruban effiloché ? Les traits sont-ils fins ou virils ? Un moment, elle imagine l’homme nu, en train de se lessiver et de se raser, et sourit à cette idée. Tout à l’heure, les paupières de Jacques se soulèveront et dévoileront un regard lumineux comme le ciel de France, d’un bleu à s’y noyer. Alors, broussailleux ou pas, ce visage s’épanouira. Le front lisse où une ancienne querelle a gravé une demi-lune au dessus du sourcil gauche se plissera peut-être d’une raie verticale pour annoncer autant un plaisir qu’une contrariété. Le nez très mince cassé en son milieu suite peut-être à la même bagarre frémira. Et l’admirable bouche, avec des lèvres qui semblent ciselées par un artiste méticuleux et sensuel, comme celles des apollons de marbre qu’elle a dévisagés à Rome, cette bouche qui dort actuellement entre moustache et barbe se réveillera et lancera une saillie. Elle se dit que beaucoup de femmes baiseraient cette bouche juste pour connaître la sensation de lèvres si accueillantes.
§
Au deuxième jour après avoir quitté Lyon, le temps se gâte. On est à l’heure sale de la chute du jour. Depuis un moment, on traverse une forêt épaisse délavée par une pluie fine, froide, insidieuse. L’attelage peine sur la route crevée d’ornières boueuses. De chaque côté du chemin, de grands hêtres hirsutes, empêtrés dans des bosquets d’épicéas, forment des parois opaques et ruisselantes qui compriment la berline. Dans la caisse, Sophia et Ya Ming somnolent. Sur le banc du cocher, enveloppés dans leur houppelande, la tête renfrognée dans les épaules, Jacques et Joseph se partagent un flacon d’eau de vie. Soudain, Joseph tire sur les guides et immobilise la berline. À vingt pas devant les chevaux, une bande de loqueteux grelottent au milieu de la route, pieds nus, crottés, mouillés, silencieux. Parmi eux, une femme enveloppée d’un grand châle jaune semble en meilleure santé que les autres. Par un geste de la main vers sa bouche, elle réclame à manger. Jacques saute dans la boue, va à la portière du carrosse et informe les dames. Sophia descend à son tour et, voyant les pauvres gens, ordonne de leur donner la nourriture que l’on a. Jacques remet le panier de victuailles à la femme en jaune. Elle y jette un coup d’œil, esquisse un sourire et remercie d’un regard embué. Aidée d’un gamin de quatorze ou quinze ans, tout en bras et en jambes, elle distribue la nourriture à ses compagnons. Ce rituel se déroule sans qu’une seule parole ne soit échangée. On n’entend que la pluie qui tapote les arbres.
Tous les indigents du monde se ressemblent : même regard affolé, même tremblement du geste, même résignation qui cache peut-être une immense colère. De toute évidence, la femme en jaune dirige le groupe. Carrée, solide sur ses jambes, elle dégage une énergie têtue. Trois femmes maigres à faire peur, les yeux fiévreux, s’occupent d’une bande de marmots. En de meilleurs temps, se dit Sophia, ces paysannes encore jeunes seraient sûrement séduisantes. Quant aux enfants, Sophia en compte sept ; ils émergent des jupes des femmes et grignotent timidement le morceau de pain que leur a distribué la femme en jaune. Un couple insolite complète le groupe. Une jeune fille à peine sortie de l’enfance et encore rayonnante en dépit de la famine soutient un vieillard qui semble cassé par la misère ; à ses yeux perdus, Sophia comprend qu’il est aveugle. Elle est frappée par l’ironie cruelle de cette scène : l’espoir qui guide le désespoir. Elle ne sait pas si elle doit s’en réjouir ou s’en attrister. Ya Ming quitte à son tour le carrosse, s’approche de la princesse et fait un petit geste de sa canne.
— C’est partout pareil, dit-elle. Quelle tristesse !
— Hélas !
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