MÉMOIRES DE LUMIÈRES

Paris

La berline se faufile entre des tas de ferrailles plus ou moins rouillées, des montagnes de barriques et des enclos de porcs et de moutons.  On a déjà allumé des torchères qui répandent une lumière blafarde.  Une cohorte d’hommes musclés, luisants de sang et de sueur, chargent ou déchargent des charrettes, roulent des barriques, égorgent des bestiaux qui beuglent, éviscèrent des carcasses sanguinolentes, crient, lancent des saillies grasses et rient fort.  À eux se mêle une foule grouillante d’oisifs que Jacques décrit comme la racaille du peuple, des regrattiers sournois, des colporteurs de charognes, des porteurs d’eau sale, des faux mendiants et vrais escamoteurs, des éclopés à la démarche tordue et des putains qui relancent des adolescents souffreteux.  Il crache par la portière parce qu’il vient d’apercevoir deux racoleurs juchés sur une estrade qui hurlent pour convaincre des badauds de joindre l’armée.  Contre une bonne prime !  Il explique que le prix varie avec le poids du gars et qu’il oscille entre vingt et trente livres.  La berline croise des baudets aussi crottés que les hommes et qui défèquent sans retenue aucune.  Tous pataugent dans une boue rougeâtre, gluante, pestilentielle.  Une odeur à vous faire dégueuler imprègne cette misère, petite peut-être pour ceux qui ne font qu’y passer mais incommensurable pour ceux qui sont condamnés à s’y vautrer dix-huit heures par jour.  Au carrefour des Trois-Maries, la berline vire à droite, s’extirpe de la géhenne et s’enfuit par la rue de la Monnaie.

         Une obscurité brumeuse s’abat sur la ville.  De gris glauque, délavé, le décor devient noir, visqueux.  Un halo tremblotant cerne les rares lumières.  Des bruits des sabots, toujours invisibles, vont et viennent comme autant de spectres évanescents.  Un flambeau sort de l’ombre, jette un instant un reflet moiré sur le pavé et replonge aussitôt dans la nuit.  Un troupeau de nonnes s’égrène le long du mur pour laisser passer la berline.  Un crocheteur chargé par-dessus la tête s’appuie sur un chambranle.  Plus loin, deux hommes l’épée au flanc et le tricorne enfoncé sur les yeux traînent devant une porte cochère illuminée d’une lanterne ; cette lueur permet d’apercevoir un petit abbé qui s’enfuit en serrant les fesses.  Un oublieux avec sa hotte sur le dos et son fanal au poing accompagne un moment la berline, offre sa pâtisserie, Ya Ming décline mais lui remet une pièce.  Elle lève les yeux : sur la façade noire, une lueur orangée illumine la seule fenêtre dont on n’a pas encore fermé les volets.

         Insensibles aux frayeurs de la nuit, Jacques explique que la rue de la Monnaie s’appelle maintenant rue du Roule, laquelle, au delà de la rue Saint-Honoré, prendra le nom de rue des Prouvairs.  Ya Ming demande à Jacques si le nom des rues s’affiche aux carrefours.

—   Non, sauf quelques-unes.

—   Comment je fais, alors, pour me retrouver ?

—   Vous me prenez comme guide, madame.

         Ya Ming sourit tout en se disant que sur son territoire de chasse le charmant compagnon se montre un tantinet outrecuidant.  Elle vient aussi de découvrir la plus importante vérité existentielle de Paris : les indigènes ont la gouaille facile. 

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