MÉMOIRES DE LUMIÈRES
Tempête
Deux mois plus tard, au printemps de 1739, des pêcheurs du Yangtze virent passer en direction du Levant trois solides sampans qui n’arboraient aucune bannière. De ce voyage Sophia et Ya Ming ne conservèrent que des souvenirs flous, qu’un élixir singulier fait d’appréhensions vagues face à l’inconnu, une sorte d’angoisse bénigne où se mêlaient des chuchotements et des odeurs de poisson grillé, des immobilités interminables perturbées de battements d’éventails pour chasser la moiteur de l’air, des images d’ombre plutôt que de lumière. Confinées dans la cabine basse et exiguë de l’embarcation, elles voyaient le paysage à travers les volets ajourés, comme un paysage d’aquarelle sur un rouleau de plaquettes. Parfois le fleuve s’endormait dans une plaine paisible, parfois il bondissait au fond d’un ravin dont les parois vertigineuses caressaient les nuages, parfois les sampans se laissaient emporter par le courant, parfois pour le remonter ils devaient s’accrocher à des haleurs. Lorsque les embarcations s’ancraient pour la nuit, Mei autorisait Sophia et Ya Ming à sortir sur le pont, faire leur toilette et souper à la lueur d’une lanterne. La contemplation de la lune fut leur seul divertissement.
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Dès les premiers jours de la traversée, les voyageurs découvrirent les petits plaisirs de la navigation en haute mer : la nausée, le sol qui se dérobe sous les pieds, la promiscuité, les odeurs nauséabondes de pourriture et d’urine, les craquements inquiétants du gréement et parfois, lorsque le vaisseau virait de bord, le spectacle impressionnant des paquets de mer qui s’écrasaient sur le pont. Ils goûtèrent aussi la beauté toujours changeante des vagues, le vent qui projetait les embruns salés, les dauphins bondissants qui accompagnaient un moment le voilier avant de plonger dans l’abysse, les nuages qui moutonnaient sur l’horizon, la douceur des nuits et la fascination du ciel étoilé.
Après l’escale à la colonie hollandaise de Batavia, au moment où le voilier émergeait du détroit de la Sonde et amorçait la longue traversée de l’océan Indien, l’ambiance à bord se dégrada. Pigafetta et ses deux assistants se mirent à boire. Chaque soir, ils s’enfermaient dans la cabine du capitaine et s’enivraient jusqu’à l’abrutissement. À la fin de la journée suivante, ils émergeaient de leur hébétude, la culotte imbibée d’urine et allaient vomir quelque part. Le reste de l’équipage les ignorait. En fait, le vaisseau était mené par le premier-maître d’équipage, un marin édenté, chauve, imperturbable et qui s’appelait Manuel. Dans un espagnol approximatif, après avoir craché dans la mer, il conseilla aux passagers de l’imiter et de faire comme si les soûlards n’existaient pas. Sophia et Ya Ming auraient bien aimé suivre son conseil mais leur cabine jouxtait celle du capitaine et elles entendaient les beuveries comme si elles y participaient.
Une nuit, alors que voilier cinglait vers l’île de Diego Garcia, les ivrognes se sentirent galants. Avec force chuchotements pâteux, ils résolurent de surprendre leurs passagères dans leur sommeil, histoire de leur rendre hommage. Avec son passe-partout Pigafetta ouvrit silencieusement la porte de la cabine des dames. Lui et un officier poussèrent un rugissement de fauve en rut et bondirent dans l’espace réduit. Avant que Sophia et Ya Ming n’eussent le temps de réagir, ils projetèrent leur carcasse et, écrasant les dames de leur poids, leur arrachèrent leur chemise de nuit. Les deux rigolaient comme des marins en permission alors que le troisième, l’œil glauque et la lèvre humide, observait l’assaut en laissant échapper des gloussements niais. Tang qui n’était jamais loin accourut, voulut s’interposer. Le voyeur sortit un couteau et attaqua le moine. Pour éviter d’être transpercé, Tang recula et sortit sur le pont. L’officier l’y suivit. Libre de ses mouvements, Tang ne prit que trois secondes pour assommer l’ivrogne d’une savate. Il déboula vers la cabine des femmes et resta cloué sur place, et un sourire éclaira son visage. Le capitaine et son adjoint gisaient sur le sol, chacun avec une bosse sur le crâne. Sophia, nue, fière d’elle, tenait un chandelier et Ya Ming, nue elle aussi, inspectait avec dégoût les lambeaux de sa chemise. Tang leur suggéra de se couvrir avant l’arrivée des matelots. Les trois brutes furent transportées dans la cabine du capitaine. Un marin portugais et un serviteur chinois s’installèrent à la porte des cabines. Demain, on s’expliquera.
L’explication n’eut jamais lieu. Durant la journée qui suivit l’incident, le capitaine et ses acolytes soignèrent leur bosse et cuvèrent leur vin. Le temps se gâta et dans la soirée une furieuse tempête s’abattit sur le navire. Le vent déchaîné soulevait des montagnes de mer panachées d’écume qui s’écrasaient sur le pont, déchirait les voiles, arrachait les cordages. Sur le gaillard d’arrière, le premier-maître, le pilote et deux matelots s’arc-boutaient à la barre pour éviter que le voilier ne se cassât en deux. Dérisoire action face aux éléments tourbillonnants. Tous les autres, matelots comme passagers, s’entassaient sous le pont, s’accrochaient, pompaient l’eau qui giclait de toutes parts. Le bateau craquait, le vent hurlait. Dégrisés par la tempête, les soûlards titubèrent dans la coursive et grimpèrent sur le pont. Le navire piqua du nez dans une déferlante. Le mât d’artimon se cassa net. Une vergue s’écrasa sur le capitaine. Balayant le pont, une autre lame emporta les deux officiers. Les cordages empêtrèrent le capitaine évanoui et l’empêchèrent de disparaître comme ses assistants.
Pendant ce qui sembla une éternité, l’épave disloquée virevolta, grimpa, plongea dans la tourmente. Par miracle, elle ne se rompit pas. À l’aube, la tempête s’éloigna. Un à un, les passagers et les matelots montèrent sur le pont et y découvrirent un incroyable enchevêtrement de débris. À part le capitaine inconscient, coincé contre une rambarde et le crâne ouvert, les deux officiers disparus et un marin qui s’était fracturé une jambe, tous étaient sains et saufs. Quelqu’un remercia le ciel. On s’affaira au plus pressé. On transporta le capitaine dans sa cabine et le chirurgien constata l’extrême gravité de la blessure. Aidés des chinois, les matelots écopèrent, nettoyèrent et réparèrent.
Le soir, sur une mer berceuse, on tint conseil. Manuel suggéra de monter un gréement de fortune et de gagner la colonie portugaise de Goa, sur la côte occidentale de la péninsule indienne. Goa, expliqua-t-il, est la capitale de l’empire portugais des Indes. Là-bas, les voyageurs trouveront un autre bâtiment pour les amener à destination et on pourra réparer le navire. Il ne voyait pas d’autre solution. Les passagers se rangèrent à son avis. Le capitaine trépassa moins d’une semaine après la tempête. Comme le veut la coutume, on partagea entre les membres de l’équipage les avoirs des défunts. Après une courte prière dite sans conviction, son corps fut donné à la mer. Un matelot dit que le capitaine n’avait su faire honneur au noble nom qu’il portait.
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Le passage à proximité de la grande cité du Caire se fit à la tombée du jour. Sophia et Ya Ming appréhendaient cette partie du voyage. Mais perdue au milieu du trafic, leur felouque passa sans subir de contrôle. Sur leur gauche, les femmes virent la silhouette sombre et placide des pyramides de Gizeh qui se profilaient sur le ciel rose. Elles ne surent que penser de ces lourds tombeaux érigés à la gloire éternelle de rois aujourd’hui oubliés. Sur leur droite, par contraste, elles contemplèrent le spectacle de la vie. Des centaines de felouques s’accrochaient au débarcadère de Boulaq. Une foule bariolée d’hommes et de bêtes grouillait sur la rive, devant un amoncellement de masures décrépies, de huttes instables et de tentes en lambeaux. Les Égyptiens mettaient-ils autant d’ardeur à construire la ville des vivants que la nécropole ? En cette matière, les Égyptiens se distinguaient-ils des autres peuples ? Derrière Boulaq, à environ une demi-lieue de la rive, sur une légère élévation, les dômes, les minarets et la forteresse massive de la grande cité du Caire s’estompaient déjà dans la nuit. Dans le lointain, un muezzin appelait à la prière.
La felouque arriva à Rosette au milieu de la huitième journée de navigation, c’est-à-dire vers la mi-septembre. Vue du fleuve, la ville que les autochtones nommaient Rashid ou Rikhit se présentait comme un mur continu de maisons ocrées ou fauves, faites de briques et de terre battue, de deux ou trois étages, percées de fenêtres munies de grilles de bois tournés appelées moucharabiehs. Derrière la muraille, au moins une dizaine de minarets pointaient vers ciel leur dague mouchetée d’un croissant d’or. Des palmiers, des dattiers et des sycomores ombrageaient la rive boueuse et adoucissaient l’architecture anguleuse de la ville. Encombrant la rive ou ancrées au milieu du fleuve, une armada de felouques, de boutres ou de bateaux divers dressaient leurs mats dénudés comme des piques. Zafir informa les dames que la mer Méditerranée se trouvait à trois lieues en aval.
L’embarcation accosta au pied d’un escalier de pierre qui permettait d’accéder à la ville sans s’enfoncer dans le limon. Une foule d’hommes en guenilles, accroupis le long du mur pour s’abriter du soleil, semblaient attendre l’arrivée des voyageurs. Ils se précipitèrent, empoignèrent d’autorité les bagages dans le boutre et les transportèrent à terre. Ahmed et les deux bateliers les repoussèrent à coups de bâton. Sophia suggéra à Ahmed de calmer la cohue en distribuant de petites pièces. Le mamelouk de service se fraya un chemin en criant des menaces ; Ahmed lui remit son dû ; il régla aussi les bateliers. Puis il loua des mulets et s’informa d’un endroit où lui, ses compagnons et ses femmes pourraient loger. On lui suggéra d’aller près du souk ; là il trouvera des wakalahs, des caravansérails qui accueillaient les voyageurs. Guidés par le muletier, suivis de six porteurs et d’une vingtaine de bêtes qui titubaient sous leur charge, les voyageurs s’engouffrèrent dans la bousculade criarde et puante des venelles de Rosette. Au dessus de leur tête, un auvent fait de palmes jaunies déposées sur un treillis filtrait le soleil, admettant de distance en distance une tranche de lumière qui captait la poussière et se transformait en un rideau de pépites d’or.
Près du bazar, un grand bâtiment attira l’attention des voyageurs. Le rez-de-chaussée en pierre, orné de calligraphies, supportait deux étages de brique dont les lits formaient des bandes horizontales alternativement rouges et blanches. Ahmed questionna le portier. Celui-ci répondit que c’était bien une wakalah mais que tous les logis étaient occupés. Il suggéra d’aller à la maison génoise, plus loin, par là, ou encore à la vénitienne. La wakalah des Génois les accueillit. Ahmed paya un mois d’avance sans marchander, ce qui ne manqua pas de surprendre le concierge.
Celui-ci s’avéra volubile. En deux phrases, il déclina que sa mère était Napolitaine, son père Arménien, qu’il s’appelait Miridjan, mot qui signifiait ‘âme de prince’, que tous le connaissaient à Rosette et qu’il se mettait au service des distingués résidants de son caravansérail. Il ouvrit la grille du portail et les muletiers poussèrent leurs bêtes dans une cour rectangulaire, dallée et encombrée de ballots et de caisses. Dans un coin, une sentinelle armée d’un cimeterre surveillait un amoncellement de défenses d’éléphant. Le rez-de-chaussée logeait les écuries, la citerne et des entrepôts. Miridjan indiqua un coin où déposer les bagages. Les appartements se distribuaient aux étages. Selon la coutume, on logea les femmes au second, dans un appartement agrémenté d’un entresol accessible par un escalier raide comme une échelle. Le logis était meublé de bancs de bois construits à même les murs et, à la mezzanine, de bâtis destinés à recevoir une natte ou un matelas. Des fenêtres protégées de moucharabiehs, s’ouvrant à la fois sur la cour et sur la rue, tamisait la lumière. Il y régnait une fraîcheur accueillante. Une troupe de servantes noires comme l’ébène monta un seau d’eau fraîche, une corbeille de pêches, le nécessaire à thé et l’une des malles appartenant aux dames. Ahmed et les Chinois déposèrent leur cabas dans un appartement de l’étage inférieur.
Pendant que les femmes se rafraîchissaient, Ahmed alla s’informer du mouvement des navires. Au bureau des douanes, le mamelouk lui dit que des bateaux arrivaient et partaient tous les jours. À lui de voir.
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