MÉMOIRES DE LUMIÈRES
Italie
Pour survivre, Jacques entra au service d’un janséniste, prêtre exalté, lecteur en Sorbonne, docteur ès disputes, homme sec, un peu voûté, à la peau parcheminée, la tête effilée vers le haut recouverte d’une perruque sale toujours de travers, des yeux exorbités et la voix éraillée. Au demeurant, honnête homme. Ce discoureur enragé fréquentait les cafés, discourait fort, provoquait la controverse et la gagnait presque à tout coup.
Maître Or-Donc – c’est ainsi qu’on le surnommait – savait tous les paradoxes de la chrétienté, pouvait citer dans le texte autant l’Organon d’Aristote, que les Plaidoyers de Gorgias, ou encore La logique de Port-Royal mêlée à celle de Leibniz. Pour vous dépeindre ce bonhomme à la fois sympathique et répugnant, il suffit de dire qu’il utilisait le problème de l’omnipotence de Dieu pour gagner son souper. Voici l’une de ses tactiques : à l’heure de grande affluence, il entrait dans une taverne, s’approchait d’un cercle de discoureurs et dès que l’un d’entre eux, de préférence un petit collet, prononçait le mot ‘Dieu’, il l’interrompait pour lui demander, comme ça, mine de rien, si le dieu en question était omnipotent. La réponse du petit abbé surgissait aussitôt avec indignation : comment peut-on douter de la toute puissance de Dieu ? Or-Donc répliquait que, en toute logique, si Dieu n’était pas tout puissant, il ne serait pas Dieu. Tous approuvaient du bonnet. Donc, disait-il, Dieu, en vertu de son essence, peut tout faire. Nouvelle approbation. Dieu qui peut tout faire peut donc, entre autres labeurs, ériger un mur. Cela allait de soi, répliquèrent en chœur les autres. Dieu peut donc ériger un mur qui soit haut, très haut, même le plus haut mur du monde. Mais oui, pourquoi pas. Alors mon janséniste se levait et d’une voix presque timide posait la question fatale : Dieu peut-il construire un mur si haut que lui-même serait incapable de le franchir ? Puis il se rasseyait, jouissant de l’effet produit. Le petit collet maudissait le janséniste mais, sous l’hilarité générale, payait le souper.
D’autres fois, devant un auditoire de fêtards, il ciblait un particulier qui se plaignait de sa femme et lui lançait : Monsieur, vous qui me semblez plein de sagacité, acceptez-vous la proposition suivante : ‘Ce que vous n’avez pas perdu, vous le possédez encore.’ L’autre commençait par vérifier qu’il avait toujours sa bourse et, rassuré, répondait que cette proposition lui semblait remplie de bon sens. Alors mon docteur ès disputes terrassait son adversaire en lançant : ‘Or, vous n’avez pas perdu de cornes. Donc, vous avez encore vos cornes.’ Quelques fois, il recevait une taloche pour son insolence mais ma rapière décourageait les velléités les plus féroces et les rieurs nous offraient la soupe.
— Distrayante, la fréquentation des tavernes parisiennes, dit Ya Ming pour permettre à Jacques de prendre une gorgée d’armagnac.
— Les facéties de mon janséniste n’avaient pas de fin. Un jour, il confondit son auditoire avec le problème du barbu.
— Problème du barbu ?
— Vous ne connaissez pas ? (Gabriel et Bertrand font non de la tête, les dames se contentant de sourire.) Je vous le présente. À un convive qui parlait fort, il lançait : ‘Monsieur, pouvez-vous toujours distinguer un barbu et d’un imberbe ? À tout coup, l’autre éclatait de rire. ‘Acceptez-vous de nous payer le souper, à mon valet et à moi, si je vous démontre que parfois il vous sera impossible de le faire ? Si non, c’est moi qui assumerai le vôtre ; et il laissait tomber un écu sur la table. L’autre relevait toujours cette gageure qu’il était sûr de gagner. Alors mon janséniste lançait sa démonstration : diriez-vous, monsieur, qu’un homme qui n’a aucun poil au menton, comme cet éphèbe là-bas, soit un imberbe ? Assurément, disait l’autre. Et diriez-vous qu’un homme doté d’une imposante toison, comme ce Turc là-bas, soit un barbu ? Mais oui, quelle absurdité ! Donc, dans tous les cas, vous saurez distinguer l’imberbe du barbu. Mais je vous l’assure. Alors, reprenons mon éphèbe : si je lui plantais un poil au menton, est-ce que j’en ferais un barbu ? Mais non. Bien ; si je lui en plantais deux ? Non. Trois ? Encore non. Revenons au Turc : si je lui arrachais un poil (et prenant pour acquis qu’il ne me décapite pas pour mon insolence), perdrait-il son état de barbu ? Mais non. Deux poils ? Non. Trois ? Encore non. Très bien, très bien. Dites-moi, monsieur, combien faut-il que je plante de poils au menton de l’imberbe pour en faire un barbu ? Et combien faut-il que j’arrache de poils du menton barbu pour faire un imberbe de ce levantin ? Se pourrait-il que lors de la transformation de l’imberbe en barbu par l’addition de poils, on arrive à un moment ou l’on ne sait plus s’il s’agit d’un imberbe ou d’un barbu ? Se pourrait-il, en sens contraire, que lors de la transformation du barbu en imberbe, on génère la même confusion ? Vous conviendrez alors, monsieur, qu’il est parfois impossible de faire la différence entre un imberbe et un barbu ? Alors, il reprenait sa pièce, se tournait vers moi et me lançait, sur un ton de grand seigneur désinvolte : ‘Jacques, mon ami, je ne sais pas pour toi mais moi, j’ai un petit creux ?’
Bertrand s’exclame, riant d’avance de la tête des confrères lorsqu’il leur posera cette énigme ; les dames échangent un regard rieur.
— Quoi d’autre as-tu appris de ton janséniste ? demande Sophia.
— Mon maître m’aimait bien parce que je l’écoutais beaucoup et ne le contredisais jamais. Un jour d’épanchement, il m’avoua qu’il doutait de l’existence de Dieu. ‘Pourtant, me dit-il, je suis un homme pieux et sincère mais peut-être trop disputeur.’ Il m’expliqua son argument : on dit que Dieu peut tout faire ; par ailleurs, il existe des problèmes qui, par définition, sont insolubles, donc des problèmes que même Dieu ne peut résoudre. Par exemple, Dieu peut-il dire ce qui se passe lorsqu’une force irrésistible rencontre un obstacle immuable ? Pourquoi Dieu invente-il des problèmes qui ne servent qu’à jeter le doute sur sa propre existence ? Ne serait-ce pas un manque de sagacité surprenant de la part d’un Dieu si intelligent ? En d’autres termes, le paradoxe est-il la preuve de la non-existence de Dieu ? Mon janséniste pense que oui et ça le trouble.
§
À la mi-septembre, la rumeur courut qu’une armée impériale approchait. Le capitaine se porta volontaire pour aller en reconnaissance et ordonna à Jacques de l’accompagner. Pour mieux voir, les deux éclaireurs s’installèrent à l’orée d’un bois, sur un promontoire qui dominait le chemin. Une heure d’observation ne s’était pas écoulée qu’une compagnie de uhlans émergea de l’horizon, trotta sous le nez des Français et disparut dans le bois. Fier de lui, le capitaine se hâta de rentrer au camp et de faire part de son observation à son colonel qui prévint le général de Broglie, lequel rassembla son état-major. Autour d’une table jonchée de cartes, les beaux officiers dans leur uniforme rutilant, la moustache déjà en bataille, la perruque fumante, les bottes brillantes, s’enflèrent la tête, échafaudèrent des tactiques, divergèrent d’opinion et se querellèrent beaucoup.
Le plus énervé de tous était le capitaine d’Hadès. Il dégainait à tout propos et pourfendait l’air, vociférant qu’il allait tailler l’allemand, comme ceci, et vlan ! et comme cela, et re-vlan ! Il criait des ordres contradictoires, envoyait Jacques courir ici, puis là, puis encore ici. Et pour se donner du courage, but plus que quiconque.
On était le 17 septembre 1734. Une pluie fine, pénétrante, insidieuse, tomba toute la nuit. À l’aube du 18, le général laissa savoir à ses hommes humides que l’on ne s’attendait pas à une action avant le lendemain : que tous se reposent en gardant l’œil ouvert. Se reposer ? Le capitaine décréta que seules les mauviettes se reposaient. Il hurla à Jacques de seller son cheval et le sien, et les voici galopant dans la campagne. Allant un peu au hasard, ils tombèrent sur une maison isolée flanquée d’un appentis et ceinturée d’une clôture. Les cavaliers mirent pied à terre, attachèrent leur monture à la barrière, le capitaine dégaina son sabre, ouvrit la porte d’un coup de pied et pénétra en conquérant. Jacques le suivit. À l’intérieur, une jeune femme terrorisée et deux marmots accrochés à sa jupe se blottissaient dans un coin ; près de l’âtre, un vieillard occupait un fauteuil ; aux béquilles appuyées près de lui, Jacques vit tout de suite que l’ancêtre était impotent. Le capitaine renifla, jura, cria que ça puait le fumier dans ce trou, et réclama du vin. Ne comprenant pas le français, la femme ne bougea pas. Le capitaine hurla à nouveau faisant le geste de boire. La femme se précipita, prit un cruchon sur une tablette, remplit deux gobelets et les offrit. Le capitaine goûta, cracha et beugla qu’on voulait l’empoisonner. Cette bonne parole lui rappela qu’il n’avait pas mangé depuis la veille ; aussi ordonna-t-il à Jacques d’aller fouiller l’appentis. Son domestique parti, le capitaine fit le tour de la maison, fourrageant avec la pointe de son sabre, cassant les écuelles et le cruchon. La seule armoire de la maison ne contenait que des haillons. Il cracha dans le chaudron qui mijotait sur les braises. Soudain, il ressentit un coup sur l’épaule et se retourna en brandissant son arme. C’était le paralytique qui voulant frapper la tête du français avec sa béquille ne toucha que l’épaule. Réagissant à cette dérisoire attaque, le vaillant officier de la plus belle armée du monde agrippa le vieillard par la chemise, le souleva de son fauteuil et le lança contre le mur. L’infirme s’affaissa. Mais rassemblant ses pauvres forces, s’appuyant sur un tabouret, le pauvre homme se mit debout et, appuyé au mur, fit face au capitaine. L’officier français jeta un coup d’œil autour de lui, vit une fourche dans un coin, s’en saisit et d’un coup d’une rare violence cloua le vieil homme au mur. La femme hurla d’horreur.
D’Hadès la dévisagea longuement. Comme pris d’une pulsion irrésistible, il planta son sabre dans le mur à côté du cadavre, s’approcha de la femme et posément, l’un après l’autre, assomma les enfants d’une taloche. Puis il attrapa la femme, lui arracha ses vêtements et la renversa sur la table. Il était en train de dégrafer sa ceinture quand Jacques revint, une poule dans une main et un œuf dans l’autre. C’en fut trop. Il poussa un cri, laissa tomber ce qu’il tenait et d’un coup d’épaule envoya rouler le capitaine sur le sol. Du coup, Jacques réalisa qu’il venait de commettre le gravissime crime de tout soldat : agresser un officier. Mais ce fut plus fort que lui : cet homme qui se relevait en blasphémant n’était qu’un monstre. Jacques dégaina et s’interposa entre le sabre planté dans le mur et le capitaine. Les deux en étaient là à se défier quand un lourd bourdonnement se fit entendre. Une clameur s’éleva, s’approcha, s’amplifia, devint assourdissante ; la terre tremblait. Jacques se précipita à l’extérieur. Une charge de cavalerie impériale fondait sur lui. Le capitaine sortit à son tour, son sabre à la main.
— Les Allemands nous tombent dessus, cria-t-il.
La cavalerie allemande déferla à côté de la masure et disparut dans la forêt. Aussitôt le fracas d’une deuxième chevauchée remplaça la première ; c’était la cavalerie française qui talonnait les allemands. D’Hadès sauta sur son cheval et joignit la poursuite. Jacques n’eut pas le même réflexe que son capitaine. Il resta bêtement sur le pas de la porte jusqu’à ce que le dernier cavalier français eût disparu dans le bois. Il rengaina son arme et rentra dans le logis. Agenouillée près des enfants, la femme, toujours nue, nettoyait le visage de la fillette. L’autre enfant, un garçon de cinq ou six ans, avait repris ses sens et tenait un bol d’eau. Les enfants ne semblaient pas avoir été blessés sérieusement. La femme leva les yeux sur Jacques qui vit dans ce regard un curieux mélange de haine et de reconnaissance. Un instant, Jacques baissa les yeux, vit les vêtements de la femme sur le plancher. Il les ramassa et les remis à la femme. Bien qu’ils fussent déchirés, elle les enfila pour couvrir sa nudité. Jacques fit un signe de la tête en direction du cadavre accroché au mur. La femme vint l’aider et, pendant qu’elle soutenait le corps, Jacques retira la fourche. Trois jets de sang jaillirent des plaies et les éclaboussèrent. Ils allongèrent le mort sur le sol. Ne sachant plus quoi faire, honteux, Jacques sortit en courant de la maison, sauta sur son cheval et se lança en direction de la forêt. À l’orée, il fut pris de violentes nausées. Il se laissa choir et dégobilla. Il fut long à s’en remettre. Entendant des coups de feu venant du bois, il se remit en selle et se dirigea vers le combat. La forêt explosa autour de lui. Tombant de partout, des obus crachaient des flammes, fauchaient des arbres, l’un d’eux éclata sous son cheval, éventrant la pauvre bête et le désarçonnant. Le vacarme cessa aussi abruptement qu’il avait débuté. Jacques prit un bon moment à réaliser ce qui lui était arrivé. Il se tata et conclut qu’il n’était pas blessé, seulement une meurtrissure au coude gauche, une bosse sur la tête, et des vêtements déchiquetés, maculés des entrailles de sa monture. Il s’étonna que son sabre fût toujours accroché à son côté. Voyant son tricorne qui trempait dans une flaque de sang, il rampa, le saisit, l’essuya avec des fougères et le remis sur sa tête. Son pistolet gisait un peu plus loin ; il le récupéra. Puis il s’assit dans l’herbe mouillée à côté d’une mare fangeuse où flottaient des crapauds étripés par l’explosion.
Le fracas reprit d’un seul coup. De nouvelles explosions déchiquetaient les arbres autour de lui. Jacques se blottit contre une souche et se boucha les oreilles. Des cavaliers impériaux surgirent, déferlèrent à quelques pas de lui au milieu de l’enfer et disparurent entre les arbres. Montant un cheval qui boitait, un officier prussien traînait derrière. Il était nu-tête et avait le visage ensanglanté. D’une main, il tenait son sabre et de l’autre essayait de guider son cheval qui menaçait de trébucher à chaque pas. Un obus explosa et le cavalier fut projeté en l’air, exécuta une étrange pirouette et plongea dans la mare sous le nez de Jacques. Le sabre du cavalier suivit la même trajectoire et se planta entre les jambes du Français, qui ne put s’empêcher de sourire au côté comique de l’horrible culbute. L’officier émergea du trou d’eau à vingt pas de Jacques, toussa, pataugea et s’affaissa sur la rive.
De nouveau, le vacarme cessa. Jacques qui n’avait pas bougé observait le Prussien. Au bout d’une dizaine de minutes, celui-ci releva la tête et se mit sur son céans. C’est à ce moment qu’il remarqua la présence du Français mais n’eut aucune réaction, ne fit que se passer la main au visage pour enlever la vase qui l’aveuglait. Longtemps les ennemis restèrent ainsi, assis dans la boue rougeâtre, l’un en face de l’autre. Lentement, Jacques se mit sur ses jambes, le Prussien en fit autant. Jacques glissa son pistolet dans sa ceinture, s’empara du sabre de l’Allemand et s’approcha de lui. L’autre ne bougea pas. D’un geste non réfléchi, sans doute écoeuré par la tuerie, Jacques prit le sabre par la lame et le tendit à son propriétaire. Surpris, celui-ci figea. Les deux hommes se regardèrent dans les yeux ; Jacques vit une immense fatigue dans le regard du Prussien, la même incommensurable lassitude que lui-même ressentait. Enfin, le Prussien tendit la main et saisit son arme ; le rapport de forces venait de changer de camp, il n’avait qu’un geste à faire pour frapper le Français. Mais il ne le fit pas. Plutôt, il redressa le torse, releva le menton et remit l’arme dans son fourreau. Après un dernier regard échangé, Jacques prit la direction de son camp et le Prussien celle du sien.
Le camp français était dans un désordre indescriptible. La surprise de l’attaque impériale avait été totale. Le général de Broglie avait dû fuir en queue de chemise. Ayant surgie de l’autre rive de la rivière Secchia, l’armée impériale avait saccagé le camp français et s’était sauvée avec un énorme butin. Puis la cavalerie allemande avait remis ça mais à ce moment les chevau-légers français s’étaient regroupés et avaient poursuivi les uhlans à travers la forêt. Sans grand dégât, il faut l’avouer. Tout ça pour dire qu’à la fin de la journée, le général de Broglie et ses officiers étaient d’humeur massacrante. Le capitaine d’Hadès n’avait été en mesure de retrouver sa compagnie qu’au milieu de la bataille et on commençait à jaser autour de lui. Bientôt, il le sentait, quelqu’un lui poserait une ou deux questions embarrassantes. C’est à ce moment qu’il aperçut Jacques qui rentrait à pied. Devant l’aréopage d’officiers, il apostropha son subalterne, l’abreuva d’injures et l’accusa de désertion devant l’ennemi. Jacques fut mis aux arrêts, passa en conseil de guerre et condamné à mort.
À l’aube du lendemain, on le fit monter sur un échafaud improvisé et lui passa la corde autour du cou, un prêtre récita une prière et un officier s’approcha, un feuillet à la main, pour lire la sentence. Il n’avait pas fini la première phrase que le tonnerre s’abattit sur le camp français. Surgissant d’un côté improbable (durant la nuit, les allemands avaient fait un grand détour pour surprendre les franco-sardes à revers), la cavalerie impériale fondait sur le camp français. On oublia le condamné pour sauver sa peau.
Les uhlans bousculaient, sabraient tout ce qui bougeait devant eux. Un officier cabra son cheval devant l’échafaud et s’approcha, les yeux fixés sur Jacques. Les deux hommes se reconnurent. Le Prussien cria un ordre à un adjoint qui tourna bride et disparut, puis il mit pied à terre, grimpa sur la plateforme et avec son sabre trancha les liens du prisonnier. Le cavalier expédié par l’officier revenait avec un cheval sellé. L’officier ramassa un sabre qui traînait par terre, le remit à Jacques et lui fit signe de ficher le camp. Jacques saisit l’arme, se mit en selle, salua son ennemi et parti au galop.
§
— Dis-moi, Jacques, quel souvenir gardes-tu de la ville des papes ?
— À part la somptueuse semaine à Tivoli, je n’en garde aucun qui soit digne de mention, sauf peut-être un singulier sentiment de bien-être ; Rome au printemps incite à toutes les effusions et je m’étonnais de ne pas voir les Romains copuler en pleine rue.
— Les monuments ? As-tu visité les ruines et les églises ? demande Sophia.
— Oui, la plupart mais je ne fus guère ému. Cela dit, je me souviens d’une visite un peu bizarre. Un jour que je perdais mon temps non loin du Panthéon, je fus abordé par une soutane. Barbu, le sourcil épais, l’œil inquisiteur, le prêtre m’informa en latin, puis dans un charabia mêlant le castillan, le toscan et le français, qu’il était espagnol, jésuite et nouvellement arrivé à Rome. Il me prit par le bras, me raconta beaucoup de choses et finit par me demander si j’avais visité la chiesa San Ignazio sur la piazza du même nom, à deux pas d’où nous déambulions. Je répondis par la négative. Il me rétorqua que c’était un grand malheur puisque cette église renfermait deux miracles qui, sans contredit, étaient les plus étonnants de la chrétienté, des merveilles célestes, rien de moins. Je me dis qu’après l’église, il me proposerait sûrement de visiter la bibliothèque de son couvent qui devait receler des manuscrits que je ne pouvais ignorer, puis sa cellule où m’attendaient, c’était sûr, des images édifiantes de Grecs musclés. Mais, allez savoir pourquoi, j’acceptai de l’accompagner. En vérité, je ne fus pas déçu : la nef en question possède un plafond à vous jeter le cul par terre . . .
— . . . pourquoi ? demande Ya Ming.
— Parce que le plafond en question n’existe pas.
— Hein ? s’étonne Bertrand.
— Comme je te le dis : les murs de la nef se prolongeaient à l’infini par des architectures fantastiques et à la place de la voûte s’ouvraient sur un ciel lumineux où voltigeaient une nuée de personnages. Je vous l’avoue, ce prodige me coupa le souffle. Fier de l’effet produit, mon guide m’amena sur un disque jaune gravé dans le carrelage ; c’est de là, dit-il, que je pourrais le mieux admirer ce miracle dans tout son mystère. Pendant un long moment, je me cassai le cou, essayant de comprendre mais n’y parvenant pas ; terrassé par l’éblouissement spirituel, je tentais de ne pas tomber à la renverse comme Saint-Paul à Damas. Mon jésuite me prit par le bras et me fit admirer la coupole à la croisée des transepts. N’est-elle pas aussi splendide que celle du Panthéon ? me susurra-t-il. J’en convins. La tête en feu, le cœur battant, les tempes bourdonnantes, j’allai m’asseoir sur un banc situé sur le côté de la nef, à peu près à la hauteur du cercle de marbre jaune. Mon jésuite prit place à côté de moi et me prit la main. J’étais trop troublé pour réagir. Je gardais les yeux fermés. De temps en temps, il me soufflait dans l’oreille des choses que je ne comprenais pas. En fait, j’avais oublié sa présence. J’ouvris les yeux et regardai encore la voûte céleste qui défiait les lois de la gravité. Tout à coup mon regard fut attiré par une tête qui émergeait d’une corniche. Un homme affublé d’une crinière noire me fixait. Pourquoi me regardait-il ainsi ? Qui était-il ? Était-il un mortel comme moi perdu au milieu des bienheureux, un intrus qui, du ciel, voulait me parler ? De plus en plus décontenancé, je me levai ; mon jésuite fit mine d’en faire autant mais d’un geste, je lui indiquai de ne pas me suivre ; sans doute surpris, il n’osa me contredire. Toujours les yeux fixés sur le ciel, j’allai dans la nef, m’arrêtant sur le cercle jaune, puis le quittant, avançant, reculant, allant vers l’avant, pivotant sous la coupole que je scrutai longuement. Le cou et la tête me faisaient mal ; pour me reposer, je baissai les yeux et alla admirer le mur du chœur. Je me retournai et vis mon jésuite qui me fixait depuis son banc. À part lui, j’étais seul dans l’église, perdu dans ma perplexité. Je levai les yeux vers le ciel et, du coup, je compris . . . et j’éclatai de rire. Ce plafond céleste n’était qu’illusion, qu’une fresque peinte sur un plafond bien réel, presque plat. Plus tard, j’appris qu’on appelait trompe-l’œil ces représentations qui vous induisent en erreur. Mais quelle étonnante subtilité ! Quelle virtuosité ! Quelle perversité dans la tromperie ! Je me rappelai le message de la tête qui me fixait. Nichant à la frontière entre le terrestre et le céleste, ce personnage était assez haut pour avoir une vue d’ensemble sur le monde d’en bas, et assez bas pour entretenir une vision oblique du ciel. Pour reprendre la fable de ce jeune philosophe aux Champs Élysées, vous vous souvenez, mesdames, Diderot qu’il s’appelait, ce personnage qui s’accrochait à la corniche par crainte de tomber était de toute évidence un homme d’en bas qui s’était aventuré dans les hauteurs ; surpris par l’envers du décor, il m’avertissait de la duperie. Tout ça, me disait-il, ces volutes, ces drapés savants, ces envolées sublimes vers un infini paisible, tout ça n’est qu’illusion. Vu du chœur, là où prêche l’officiant, on voyait le mensonge dans toute son ironie ; vu de la nef, là où se prosterne le peuple ébloui, on buvait la vérité enseignée sans se poser de questions. Même plus, cette coupole encore plus belle que celle de Michel-Ange n’était, elle aussi, qu’un vulgaire mais, oh combien ! subtil trompe-l’œil. Je sortis de l’église sous le regard ébahi de mon jésuite. Sur le parvis, je remarquai que la place était construite comme un décor de théâtre : la duperie quittait le temple pour investir la ville. Toujours riant de ma crédulité, je me rendis dans une taverne du Trastevere frayer avec des ouvriers sentant bien fort l’humanité, boire du vin bien réel qui pouvait vous enivrer, du vin servi par des servantes bien en chair qui refusaient vos avances avec des éclats de rire plus paradisiaques que les mirages de mon jésuite.
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