MÉMOIRES DE LUMIÈRES
Ablutions
Deux jours après le départ de Sauliat, il se produit un incident qui laisse Jacques songeur. Croisant un ruisseau que l’on doit traverser à gué, la route descend en pente douce vers le cours d’eau et remonte sur l’autre rive. Le passage dans l’eau est jalonné d’un chapelet de gros rochers. Les pluies des derniers jours ont savonné le chemin et gonflé le torrent. Se souvenant de l’accident à la sortie d’Arnoux-le-pingre, Joseph redouble de prudence. Il dit qu’il faut alléger la voiture. Jacques et Joseph transportent les malles au sommet de la colline d’en face. Ce portage éreintant terminé, Joseph explique la manœuvre. Il demande à l’une de femmes de prendre les rênes. Lui et Jacques vont retenir la berline dans la descente et la pousser dans la montée. Sophia s’offre pour guider les chevaux. N’ayant rien à faire, Ya Ming s’assied sur une souche. S’arc-boutant sur leurs pattes de devant, les chevaux s’engagent dans la descente. Ralenti par les hommes, le carrosse glisse vers le ruisseau. Les chevaux entrent dans l’eau, pataugent. Au milieu du gué, ils calent jusqu’au ventre et l’eau affleure le plancher de la caisse. Les hommes traversent en sautant sur les rochers, attrapent les chevaux de tête par la bride et les guident. Les chevaux donnent de grands coups sur les harnais, font éclabousser l’eau, émergent et prennent pied sur la rive opposée. Au prix de gros efforts, glissant sur le sol spongieux, haletants, les percherons arrachent le carrosse du ruisseau. Comme un vieux charretier, Sophia les encourage de claquages des rênes sur les croupes et de cris impérieux. Dans la remontée, les hommes mettent l’épaule aux roues arrière et lorsque les chevaux reprennent leur souffle, empêchent la voiture de reculer. Enfin, on atteint le haut du promontoire ; triomphant, Joseph lève un bras.
La seule façon pour Ya Ming de traverser sans se mouiller est de faire comme les hommes. Un jeu de gamin, se dit-elle. Elle s’apprête à retrousser sa jupe quand elle voit Jacques dévaler la pente d’en face en lui criant de l’attendre et retraverse le ruisseau.
— Prenez garde, madame, les rochers sont glissants.
— Merci, monsieur Jacques.
— Voici comment nous allons faire. Les cailloux sont assez gros pour nous recevoir tous les deux. Je sauterai sur la première roche, vous m’y rejoindrez et je vous attraperai. Nous répéterons la même opération pour chaque saut.
Ya Ming ne lui dit pas que cette façon de faire complique une action, somme toute, fort simple. Pour ne pas heurter la susceptibilité de son compagnon de voyage, elle fait comme il suggère. Il saute, elle saute, il la reçoit et il profite de la situation pour la serrer dans ses bras un peu plus que nécessaire. Elle s’en rend compte mais laisse faire. Il saute, elle saute et il la colle contre lui. Il saute et elle atterrit dans ses bras. Le dernier saut doit les amener sur la berge opposée. Jacques saute, Ya Ming l’imite mais glisse sur l’herbe mouillée. Par réflexe, elle se cabre pour se rétablir. Jacques l’attrape par les avant-bras et l’attire vers lui. Du coup, il réalise que ce qu’il tient, ce ne sont pas des chairs potelées et douces mais des biceps durs comme fer. La seconde d’après, les bras retrouvent leur douceur. Jacques est perplexe. L’instant d’un effort, il a sentit les bras d’une gentille dame de compagnie devenir ceux d’un guerrier. Il se dit que tenter de caresser la jeune Chinoise contre sa volonté pourrait provoquer une douloureuse riposte. Il se dit aussi qu’une aura de mystères enveloppe ces séduisantes Orientales.
On recharge les bagages, chacun grimpe à sa place et l’attelage s’ébranle. De ce côté-ci du ruisseau, en haut de la butte, derrière un bosquet d’épicéas, Myop Glassman, le coude appuyé sur le pommeau de la selle, observe la berline qui disparaît derrière les arbres. Il enlève ses bésicles et les essuie avec un mouchoir. Un grand sourire éclaire son visage.
§
Étendu sur le lit à côté de Joseph qui ronfle comme une charge de cavalerie, Jacques rumine. Sans savoir pourquoi, il se sent envahi par une vague tristesse. Pour la deuxième fois du voyage, il a envie de chialer. Il pense aux trois semaines qu’il vient de passer en compagnie des étrangères. Dans son existence de barreau de chaise, il a vécu toutes sortes d’aventure mais aucune comme celle qui est sur le point de se terminer. Mais est-ce vraiment une aventure ? À bien y penser, qu’a-t-il de plus banal que ce voyage ? Bien sûr, il a rencontré des étrangères. Mais tous les voyageurs ne font-ils pas de telles rencontres ? Bien sûr, celles-ci sont charmantes et étonnantes mais enfin, méritent-elles de se mette martel en tête pour elles ? Bien sûr, parlant de marteau, il a reçu un coup sur le crâne. Mais ce n’est pas la première fois et ce ne sera pas la dernière. Bien sûr, il pense avoir croisé son ancien capitaine. Mais, après tout, cela devait arriver un jour ou l’autre. Bien sûr, au cours de ce voyage, il a vu les horreurs du plus charmant royaume de l’univers. Mais ça aussi, c’est son quotidien depuis sa naissance.
Non, en dépit de toutes ces explications, il est persuadé que le voyage ne fut pas banal. Mais il n’en saisit pas la raison. C’est cette incompréhension qui l’empêche de dormir. Ces maudites bonnes femmes avec leurs rires comme des cascades, leurs sourires lumineux comme l’aurore, leurs yeux immenses et profonds comme le mystère, leur démarche de chat sauvage, leur force et leur douceur tout à la fois, ces sublimes grandes dames déclenchent une énorme dispute dans sa tête. À Marseille, il s’était dit qu’il les besognerait avant la fin du voyage. C’est plutôt lui qui fut séduit mais ça ne s’est pas terminé dans un lit. Pourtant, elles l’ont déshabillé. Mais ce fut pour le décrotter et le vêtir à neuf. Sans pudeur, elles ont conquis son esprit, subjugué son cœur, ébranlé les fondements même de son existence d’insolent tombeur de petites femmes.
Serait-il meilleur qu’il veut bien se l’admettre ? Cette idée le perturbe. Depuis qu’il a quitté le logis familial, il entretient avec délectation une piètre opinion de lui-même. Il s’enorgueillit du caparaçon de cynisme qu’il s’est forgé au fil des années et qu’il exhibe comme un trophée. Mais en quelques jours, par leur seule gentillesse, les dames orientales l’en ont dépouillé. C’est peut-être ça qui l’agace. Toujours, elles montrent à son endroit une prévenance qui ne ressemble à rien. Cette courtoisie n’est pas à celle d’un maître bienveillant envers son laquais ; même le marquis de la Clareté, le meilleur des maîtres, le considère toujours comme un domestique; les dames au contraire le traitent en égal. Elle ne s’apparente pas non plus à la délicatesse d’une maîtresse cajoleuse à l’endroit de son amant, encore moins à la tendresse d’une épouse attentive envers son mari. Non, cette politesse ressemble plutôt à de l’amitié. Mais comment des grandes dames comme elles peuvent-elles prendre pour ami un roublard comme lui ? Comment un homme, surtout lui, peut-il devenir l’ami d’une femme sans coucher avec elle ? À fortiori deux femmes. D’abord, qui sont-elles, ces femmes ? Il ne sait rien d’elles mais soupçonne qu’elles sont bonnes. Et elles, que pensent-elles de lui ? Il ne leur a rien dit sur sa propre vie mais sent qu’elles lisent dans son cœur.
Le temps s’écoule avec la lenteur des nuits éveillées. Le valet du marquis de la Clareté scrute l’obscurité de la chambre et n’y découvre que le reflet de son âme. À la longue, cette opacité qui masque ses appréhensions l’apaise. Il redevient philosophe, se dit que des causes inattendues donnent parfois des résultats étonnants, que de l’insignifiance du quotidien peut jaillir l’événement exceptionnel. Mais il se dit aussi que ce genre de raisonnement n’a aucun sens en matière de cœur, lui apparaît même comme tout à fait ridicule . . . ridicule comme il a dû l’être lors du bain forcé à Sauliat. Jacques sourit. La promenade à la foire, son bel habit neuf, le festin à l’Hôtel de la lune, ne sont-ce pas là des étincelles de bonheur ? À cause de ces deux dames venues d’ailleurs, est-il en train d’échapper à son état de roule-misère pour devenir, enfin, un homme de bien ?
Ses muscles se relâchent, son mal à la nuque s’estompe. À côté de lui, Joseph se retourne, écrase la paillasse, grogne et avale ses ronflements. Un silence reposant s’installe. Le sommeil s’insinue dans sa tête. Jacques se met sur le côté, passe son bras sous sa tête et . . . bondit comme piqué par une décharge de tonnerre. Un cri vient de percer le mur. Jacques pense qu’il émane de la chambre où reposent les dames. Encore. On dirait madame Zhang. Il se saute hors du lit, se cogne le gros orteil, étouffe un juron et, à tâtons, va coller son oreille contre la cloison. De l’autre côté s’entremêlent sanglots et paroles indistinctes. Que faire ? Joseph ne s’est pas réveillé. Toujours à tâtons, Jacques enfile sa culotte, prend sa rapière, ouvre délicatement la porte et se glisse sur la coursive. Une obscurité moite recouvre la cour silencieuse ; un coup de tonnerre roule dans le lointain. Sur la pointe des pieds, il approche de la porte des dames. Il entend distinctement les sanglots. Doit-il cogner ? De quel droit ? Mais il ne peut se retenir. Ces dames sont ses amies, oui ou non ? Il frappe. Rien. Toujours les sanglots. Il frappe encore, plus fermement. Cette fois, il entend la princesse.
— Qui est-ce ?
Jacques étouffe sa voix pour répondre.
— C’est moi, Jacques.
— Qui êtes-vous ?
Elle n’a pas bien entendu. D’une voix plus forte, il demande si tout va bien. Nouveau coup de tonnerre. Sur la coursive, des portes s’ouvrent et des bonnets de nuit apparaissent. Jacques entend la princesse qui lui dit que tout va bien et d’aller se coucher. Mais les sanglots persistent. Il s’énerve. Il frappe encore.
— Non, tout ne va pas bien. Ouvrez.
De l’autre côté de la cour, quelqu’un réclame qu’on laisse les honnêtes gens dormir en paix. Subitement, la porte s’ouvre, la princesse saisit Jacques par le bras, le tire à l’intérieur et referme derrière lui. Elle n’est vêtue que d’une chemise de nuit largement échancrée qui lui couvre à peine les fesses.
— Monsieur Jacques, vous réveillez tout le voisinage.
Devant la quasi-nudité de Sophia, Jacques se sent tout à coup honteux.
— Veuillez m’excuser, madame, mais j’ai entendu madame Zhang crier et je m’inquiète.
— Ce n’est rien. Elle a fait un cauchemar.
Jacques retrouve rapidement sa hardiesse. Pour mieux voir, il saisit le bougeoir qui vacille sur la table et l’élève au dessus de sa tête. Assise en tailleur sur le lit, la jeune Chinoise semble terrorisée et ruisselle de sueur ; détrempée, sa chemise de nuit lui colle au corps, soulignant une nudité encore plus troublante que celle de la princesse. Elle sanglote et frisonne. Jacques se penche sur elle.
— Madame Zhang, vous allez bien?
C’est la princesse qui répond.
— Jacques, puisque vous êtes là, aidez moi.
Elle donne à Jacques un grand drap.
— Vous allez envelopper petite sœur et la frictionner pour absorber la sueur.
Sans attendre sa réponse, elle retire la robe de nuit de Ya Ming. Jacques est estomaqué par l’absence de pudeur de la princesse.
— Vite, Jacques, elle va prendre froid.
Il retrouve ses esprits et, avec la plus grande délicatesse dont il est capable, dépose le drap sur les épaules de la jeune Chinoise qui se laisse faire.
— Jacques, il faut bien l’essuyer, le dos, les bras, les cuisses.
Il s’exécute mais se trouble. Finalement, cette grande gueule de Jacques ne sait trop faire avec les femmes. Il n’ose pas.
— Mieux que ça, Jacques, allons.
Pendant qu’il masse du mieux qu’il peut, Sophia retire un flacon de cristal d’une malle. Sur un mouchoir de coton, elle verse quelques goûtes d’un liquide doré. Il s’en dégage un parfum délicieux que Jacques ne reconnaît pas. Sophia s’assied à côté de son amie et avec le mouchoir humide lui caresse le visage. Elle accompagne ce geste de paroles douces, mélodieuses, prononcées dans une langue étrangère. L’élixir fait effet. Les yeux de Ya Ming se rallument. Elle réalise la présence de Jacques et esquisse un petit sourire.
— Merci, vous êtes gentil.
Puis elle enfuit son visage dans l’épaule de la princesse et sanglote. Les trois forment un groupe bizarre : Sophia pratiquement nue qui serre Ya Ming contre sa poitrine et Jacques vêtu de sa seule culotte qui caresse les épaules de la Chinoise, les trois assis sur le lit, silencieux, immobiles, presque enlacés. Petit à petit, les sanglots de Ya Ming s’apaisent ; Sophia lui essuie le visage avec un mouchoir. Enfin, Ya Ming sourit et fait oui de la tête. Sophia demande à Jacques de bien replacer l’oreiller. Puis elle allonge délicatement Ya Ming toujours enveloppée du drap et la recouvre de la couverture. D’un geste délicat, elle caresse la tête de son amie, replace une mèche de cheveux encore imbibée de sueur et dépose un baiser sur le front. Apaisée, la jeune Chinoise s’assoupit. Pendant un bon moment, Sophia et Jacques observent son sommeil. Enfin, Sophia entraîne Jacques vers la porte.
— Merci, Jacques, d’être venu à notre secours, lui murmure-t-elle à l’oreille, mais il n’y avait aucun danger. Ya Ming fait parfois de terribles cauchemars. C’est fini maintenant. Elle repose. Demain, elle ira mieux. Retournez vous coucher. Moi aussi je vais tenter de dormir.
Elle ne donne pas à Jacques le temps de répondre. D’un geste tendre mais ferme, elle le pousse sur la coursive et referme la porte. De l’autre côté de la cour, par la fente d’une porte entrouverte, un homme avec des bésicles observe. L’artisan Glassman attend que Jacques ait regagné sa chambre pour fermer sa propre porte.
Un éclair déchire la nuit.
§