MÉMOIRES DE LUMIÈRES

Libelle

Les dames s’adossent au mur.  Elles pourront voir venir les éventuels casse-pieds.  Sophia fait signe à Ya Ming qu’elle veut écouter la conversation de Diderot et de ses amis.  Celle-ci fait pivoter sa chaise.  Avec l’enthousiasme habituel de leur âge, les jeunes gens refont le royaume de France.  Sophia dévisage Diderot.  Il est, comme on dit, un beau garçon avec une chevelure châtain, abondante et bouclée, un visage avenant, un sourire facile.  Débordant de vitalité, il affirme les choses avec beaucoup d’aplomb.  Sa voix profonde s’entend bien.  Sophia pense qu’il a l’allure d’un chef.  La fille occupe le tabouret à gauche de Diderot et Sophia la voit de face.  Ses yeux bleus réfléchissent la lumière de la chandelle posée au centre de la table.  Elle a relevé ses cheveux sous un petit bonnet de guipure.  Les coudes sur la table, le menton appuyé sur ses doigts liés, elle observe ses compagnons avec sérénité.  On dirait un ange, murmure Sophia à Ya Ming.  En face de la fille, un jeune homme se tortille sur son tabouret.  Sophia voit l’arrière de sa tête qu’il a très noire et très bouclée.

—   On dirait un éphèbe grec, dit Ya Ming

—   Gianbattista.

         Ya Ming sourit et opine de la tête.  Quant au dernier personnage, assis dos à la salle, entre l’éphèbe et la fille, il semble plus âgé que les autres.  Un bel habit de velours bleu presque noir, un peu semblable à celui de Jacques, lui donne un air distingué.  Il a noué ses cheveux en catogan.  Il parle posément, lentement, comme un professeur qui fait la leçon.  Sophia le voit de profil.

         Les jeunes gens discutent de la misère du peuple, de l’indifférence des grands, du combat à mener.  La conversation va dans tous les sens, des bruits de rue aux ragots de cour, des nouvelles de l’étranger aux rumeurs d’alcôve, des gazettes autorisées aux libelles anonymes.  Diderot affirme que les brûlots se multiplient comme des lapins.

—   La révolution gronde, c’est moi qui te le dis.

—   Le libelle sur le Corbeau, tu l’as lu ? demande l’éphèbe.

         Diderot fait un geste de la main qui signifie que cela allait de soi. 

—   Moi aussi, je l’ai lu, dit la fille, hier, à l’académie.  N’est-ce pas, Jacques-François ?

         En prononçant ce nom, elle jette un coup d’œil du côté de l’élégant professeur assis à sa gauche.

—   Ma parole !  La subversion va se nicher jusque sous les tréteaux à dessin, dit Diderot sur un ton sarcastique.

—   Tu sais, mon cher, dit le Jacques-François, les étudiants en architecture sont toujours en avance sur les littéraires.  Vous, vous découvrez la révolution alors que nous, dans notre art, nous la pratiquons depuis longtemps.

—   Et pourtant, la querelle des anciens et des modernes était d’abord littéraire avant de toucher l’art et l’architecture, lui répond Diderot.

—   J’en conviens, rétorque le Jacques-François, mais les plus grands architectes de notre temps, sans renier le passé, ont déjà réalisé des chefs d’œuvre modernes.  Et je cherche encore des génies de la littérature qui soient modernes.  Boileau, Racine, Corneille et la Fontaine, pour ne citer qu’eux, se réclament de la tradition.  Alors que le frère de Charles Perrault, Claude, a déjà réalisé la colonnade du Louvre dans l’esprit moderne . . .

—   Que dit ce libelle ? interrompt l’éphèbe.

—   Il décrit un crime affreux perpétré dans la région de Provins, répond Diderot.  Des brigands armés, sanguinaires, dirigés par forcené qui se cache derrière un masque en forme de tête de corbeau, ont assassiné une famille entière.  Les Berquiers – c’était leur nom – étaient des paysans vivant des fruits de leur terre.  En plus du père et de la mère, la famille comptait trois ravissantes filles courtisées par tous les garçons du pays et un gamin.  Y logeait aussi un frère de la mère qui était revenu des colonies avec une jambe de bois et, selon la rumeur, un joli magot.  En somme, cette honnête famille suscitait quelques envies.  On raconte dans les tavernes de Provins qu’un soir de beuverie, le Corbeau et ses soûlards ont attaqué la ferme, assassinés le père et la mère dans la cour, devant les enfants.  Ensuite, ils ont décapité le garçon, violés les filles avant de les crucifier sur le mur de la grange.  L’oncle, tapi dans la porcherie, a assisté au massacre et a tout raconté.  La mère, qui n’avait pas été tuée sur le coup, a eu, elle aussi, le temps de témoigner avant de mourir.

—   Ça me fait froid dans le dos, cette histoire, dit la jeune fille.

         Sophia et Ya Ming échangent un regard.  Elles se souviennent de l’incident sur la route d’Arnoux-le-pingre. 

—   Dis donc, Denis, dit le Jacques-François, tu sembles connaître le pamphlet par cœur.  Ce n’est pas toi qui l’aurais écrit par hasard ?

         La figure de Diderot s’éclaire d’un grand sourire.

—   Je ne répondrai pas à cette question parce que je ne veux pas vous compromettre.  Tout ce que je peux vous dire, c’est que, dans le pays, le scandale fut immense.  Tous les habitants ont entendu parler du Corbeau mais personne n’arrive à l’identifier.  Avec sa bande de coupe-gorge, il terrorise la région, dévalise les voyageurs solitaires, viole les filles qui reviennent du marché, attaque les fermes isolées.  Tout le monde a peur. 

—   Après avoir décrit le crime dans ses moindres détails, ajoute le Jacques-François, l’auteur . . . anonyme n’est-ce pas, (sur ce mot, le Jacques-François enveloppe Diderot d’un long regard) . . . dénonce avec virulence le système de privilèges qui couvre de telles horreurs.  Il écrit que si le Corbeau était un paysan ou même un bourgeois, on l’aurait déjà capturé, mis à la question, écartelé.  Mais comme c’est un noble . . .  On dit même que le Corbeau a ses entrées à Versailles.

—   Ce qu’il y a de grave, intervient Diderot, c’est que le droit n’est plus au service du bien.  En conséquence, il faut changer le fondement d’un droit si dénaturé, si corrompu, (il s’enflamme) on doit renverser l’autorité qui promulgue des lois aussi iniques, on doit combattre une police qui ne protège pas les honnêtes gens.

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