MÉMOIRES DE LUMIÈRES

Esclaves

Le ‘tombereau des mers’ appareilla le surlendemain matin.  L’adieu à Ahmed se fit simplement, sur la rive du Nil, près de l’allège qui attendait pour amener les voyageurs au voilier.  Sophia entraîna Ahmed à l’écart du groupe et s’entretint avec lui pendant quelques minutes.  Gianbattista fut surpris de voir Sophia écarter son voile et donner un baiser au jeune Égyptien.  Aussitôt, celui-ci tourna les talons et disparut dans la ville.

         Dès que la côte égyptienne eut disparu derrière l’horizon, les femmes retirèrent leur haïk et leur habbarah.  Dessous, elles portaient de légères robes à l’européenne.  L’équipage formé de génois souligna ce dénuement par des sifflements admiratifs.  Elles répondirent par des sourires.  Le capitaine tonna contre ses hommes mais on sentait qu’il avait plutôt envie de faire comme eux.  C’est à ce moment, alors qu’elles déambulaient sur le pont et répondaient aux quolibets des matelots, qu’elles entendirent des gémissements venant de la cale.  Surprises, elles alertèrent le capitaine.  Celui-ci fit l’innocent.  À nouveau, la plainte se fit entendre, cette fois à coup sûr.  Gianbattista plongea dans l’écoutille.  Une minute plus tard, il en ressortit rouge de colère et annonça qu’un groupe d’esclave s’entassait dans un réduit coincé entre les barriques de boisson, l’enclos des chèvres et le quartier des maîtres.  Il s’en prit violemment à son oncle.

—   Zio mio, c’est ignoble.  Combien de fois as-tu promis de ne pas faire le commerce de chaire humaine.

—   Balilla, tu n’as pas de leçon à donner à ton oncle.

—   Tu as promis à ta femme, sur la tête de tes enfants et devant le curé de ta paroisse.

—   Je sais, je sais.  Mais ces pauvres gens croupissaient à Rosette.  Tu aurais dû les voir, au milieu de la vermine.  J’ai eu pitié.

—   À d’autres !  Ta pitié est surtout un insatiable goût du lucre.

—   Si tu veux.  À Istanbul, je connais un vizir qui les achètera à prix d’or.

—   Et après ?  Ta famille ne voudra pas d’un or aussi sale.

—   L’or est toujours propre.  Si tu sais tenir ta langue, cet or sera le bienvenu à Gênes, dans ma famille qui est aussi le tienne. 

—   Mais tu as promis . . .

—   Je sais, Gianbattista.  Mais ce n’est pas moi qui ai inventé l’esclavage.  Tu connais le commerce.  Des Égyptiens font des razzias en Nubie et amènent leur butin à Rosette, Damiette ou Alexandrie.  Des gens comme moi les transportent à Istanbul ou ailleurs, enfin partout où des notables se bousculent pour les acheter.  Si ce n’est pas moi, un autre le fera.  Ces pauvres gens seront beaucoup mieux à Istanbul qu’à Rosette. 

         Gianbattista fit une grimace qui signifiait que, pour lui, esclave ici ou esclave ailleurs, c’était du pareil au même.  Le capitaine voulut se justifier.

—   Que veux-tu, mon neveu ?  Ce commerce existe depuis toujours et existera jusqu’à la fin des temps, c’est moi qui te le dis.

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