MÉMOIRES DE LUMIÈRES

Simona

—   Le soleil se couchait, dit Sophia, lorsque le navire de Perasso glissa devant le décor fantastique d’Istanbul.  Si vous aviez vu la somptuosité de ce paysage !  La silhouette noire des mosquées se découpait sur un ciel de cinabre.  En virant à gauche devant la pointe du Sérail, notre voilier troubla l’onde moirée du Bosphore et, dans un geste de sublime magnificence, signa son entrée d’un paraphe d’étoiles. 

§

        Perasso ordonna de mouiller l’ancre à l’embouchure de la Corne d’or non loin de trois navires de commerce semblables au sien.  Aussitôt, une dizaine de caïques entourèrent le bâtiment génois.  Le caïque est cette élégante embarcation à rame, parfois à voile, qui joue à Istanbul le même rôle que la gondole à Venise.  Un janissaire monta à bord.  Les formalités se prolongèrent jusqu’à minuit passé.  La pierre d’achoppement concernait les passagers venus de Chine.  Le janissaire faisait preuve d’un scepticisme pointilleux, disait comprendre comment ceux-ci étaient sortis d’Égypte mais ne pas saisir comment ils y étaient entrés.  L’histoire que lui racontait Perasso ne lui semblait pas crédible.  Enfin, le capitaine posa le geste qu’attendait le fonctionnaire, sortit des pièces et les sauf-conduits furent émis. 

        On dormit à bord.  Le lendemain, à l’aube, par un temps ensoleillé et frais, les dames voilées de pied en cap, le capitaine, son neveu, les serviteurs chinois vêtus ‘à la turc’ et les bagages de tout le monde s’entassèrent dans des caïques.  La flottille se dirigea vers le débarcadère de Top-Hané, sur la rive nord de la Corne d’or, là où s’élève la colline de Galata.  Des maisons de bois, coincées entre des bosquets de pins, de sycomores et de cyprès, s’agrippaient à son flanc.  Au sommet se dressait, fière et immuable, une imposante tour de guet coiffée d’un cône verdâtre.  Galata était le quartier franc qui accueillait la plupart des étrangers. 

        La cohue du port défiait l’imagination.  Pour atteindre l’échelle du quai, les caïques durent se frayer un chenal entre une multitude de barques diverses.  Les bateliers qui semblaient tous se connaître échangeaient des cris pour éviter les collisions.  La manœuvre d’accostage s’avéra complexe.  Afin de faciliter le débarquement, les caïdjis exécutèrent de subtiles mouvements de rames et firent pivoter leur barque de bout en bout afin d’offrir la poupe au quai.  Mais s’extirper du caïque n’en fut pas moins une gymnastique périlleuse.  Ces jolies barques ne sont pas stables et le moindre déplacement latéral de leur centre de gravité les fait chavirer.  Les rameurs des barques voisines et les oisifs de la rive observaient la manœuvre dans l’espoir d’assister à un plongeon, à tout le moins d’apercevoir un jarret féminin.  Ils furent déçus.  Mêmes gênées par leur habbarah, les femmes escaladèrent prestement l’échelle du quai, ne laissant voir même pas la pointe d’une cheville. 

        Les voyageurs émergèrent au milieu d’une humanité gesticulante, encore plus criarde que celle des bateliers.  Sur le sol poussiéreux de la rive s’entremêlaient, se bousculaient des loueurs de mules, des flâneurs en attente de leur destin, des vendeurs de sucreries et de marrons grillés, des charrettes remplies de citrouilles, des hommes transportant sur leurs épaules des faix hétéroclites qui semblaient toujours sur le point de s’écrouler mais qui se maintenaient comme par miracle.  Le lieu même était insolite.  Comme décor de la confusion, les dames distinguèrent les murs rébarbatifs d’une fabrique (une fonderie de canon, dit Gianbattista), une mosquée flanquée de minarets effilés comme des dagues florentines (le capitaine expliqua que cette mosquée avait été payée par un italien converti à l’Islam), des fumeries de café et des étals offrant des abricots séchés, des figues fraîches, des mérous et quantité d’autres produits indéfinissables. 

        Le capitaine invita les dames à se retourner pour contempler le site grandiose de Constantinople.  D’un grand geste de main, il décrivit le paysage comme une procession.  D’abord, là-bas, au-delà des caïques amarrés, elles voyaient le Bosphore, ce mythique bras de mer qui sépare l’Europe de l’Asie, qui relie la mer Méditerranée à la mer Noire et sur lequel, tel un fabuleux boulevard, s’entrecroisaient une myriade de bateaux.  Sur la rive asiatique, elles discernaient les toits et les minarets du faubourg de Scutari perdus dans une toison de verdure.  Plus près, sur la rive sud de la Corne d’or, derrière les voiliers immobiles, elles contemplaient la colline qui s’élevait de la Pointe du Sérail, monticule où se déployait la Byzance antique et ottomane, où défilaient les coupoles gris bleu des grandes mosquées, les cylindres acérées des minarets, les innombrables masures qui encombraient la rive, plus en retrait les toitures orangé des maisons emmitouflées de bosquets vert sombre et, à peine perceptible, le palais du Sultan.  Leur rêverie fut perturbée par une charrette de potirons qui, en se déplaçant, révéla tout à coup une magnifique fontaine en forme de kiosque, toute neuve, où s’abreuvaient hommes et bourriques.  Sophia s’approcha, souleva un instant son voile et goûta l’eau qui coulait d’un robinet.  S’essuyant les lèvres, elle prit un long respire.

—   Petite-sœur, quelle émotion !  Nous foulons enfin la terre d’Europe.

—   Grande-sœur, tu vas me faire pleurer.

§

—   Forban, tu me le paieras.

        Cette apostrophe pour le moins surprenante, lancée en vénitien, provenait de la femme qui venait d’entrer dans le selamlik.  Simona, de toute évidence.  Les voyageurs se levèrent.  La bouche en cœur, le capitaine se précipita en tendant les bras.  Simona le stoppa net dans son élan.

—   Arrière, mécréant !  Tu as beaucoup à te faire pardonner.

—   De quoi ?

—   Tu le sais bien, mufle.

—   Oui, je l’avoue, la dernière fois, je suis parti un peu précipitamment.  Mais, cara mia, tu sais comment ça se passe, les exigences du commerce . . .

—   . . . le commerce d’une femme plutôt.  Tu n’as pas honte, toi, bon chrétien et père de famille.

        Prenant à témoin les femmes voilées comme si elles étaient de vieilles amies.

—   Mesdames, que feriez-vous à ma place ?  Voici cette brute qui se prétend mon ami, qui me fait moult promesses, qui quitte Istanbul sans m’embrasser, qui disparaît Dieu sait où pendant trois mois, qui réapparaît comme pluie en été et qui voudrait que l’accueille comme si rien ne s’était passé (baissant la voix et prenant un ton de confidence) mais ce n’est pas tout, mesdames, sachez que la nuit précédent son départ, ce pirate que voilà a amené une Arménienne dans son bateau et qu’il l’a larguée une semaine plus tard à Gelibolu.  Vous savez où est ce bled ?  Sur la côte des Dardanelles, à plus de soixante lieues d’ici (se tournant à nouveau vers le capitaine) tu lui as donné de quoi payer son voyage de retour au moins ?

        Perasso tenta de se défendre.

—   Qui t’a raconté de telles horreurs ?

—   L’Arménienne elle-même, si tu veux le savoir.

—   Quelle fable !

—   Tu veux que je la fasse venir ? (s’adressant de nouveaux aux inconnues voilées) Si vous saviez tout ce qu’elle m’a dit.  Édifiant !

        Pendant toute cette tirade, les yeux de Simona irradiaient de malice.  Elle semblait se donner un mal fou pour ne pas rire.  Réalisant soudain la présence de Gianbattista, elle le prit dans ses bras et le serra contre sa poitrine.

—   Toi, tu mérites d’être aimé.  Ne trouvez vous pas, mesdames, qu’il est séduisant comme un héros grec ?  Ton neveu n’est pas comme toi, Alessandro.  Lui, au moins, il dit toujours la vérité.

—   Ah !

        Ce cri du cœur avait surgit de l’un des habbarahs.  Simona les regarda.

—   Ah, mesdames, vous aussi vous ne faites pas confiance aux génois ?  Vous avez bien raison, allez.  (elle se tourne vers le capitaine)  Mais au fait, Alessandro, qui sont ces mystérieuses créatures qui se mêlent à la conversation ?  Non !  Ce n’est pas vrai !  Alessandro, dis moi que je rêve, t’es devenu turc et tu viens me présenter ton harem.

        Cette fois, ce fut le gros capitaine qui éclata de rire.

—   Non, Simona.  C’est mieux que ça, tu verras.

—   Peut-on voir tout de suite ?

—   D’abord, laisse-moi t’expliquer.  Ces dames ne sont pas n’importe qui.  Elles sollicitent ton hospitalité.  Et elles le font à ma suggestion.  Le temps pour elles de trouver un bateau qui les amènera . . . là où elles veulent aller.  J’ai pensé qu’elles seraient mieux ici qu’au caravansérail.

—   Mais ma maison n’est pas un refuge pour femmes perdues.

—   Un petit peu quand même.  Je te demande ce petit service, en toute amitié.

—   Et pourquoi je te le rendrais, ce petit service ?  Dis un peu, eh, pourquoi ?  Donne-moi une bonne raison.

—   Parce que tu m’adores.

—   Ah ça, j’avoue que c’est vrai, bien que tu sois le dernier des goujats.  Bandit, tu ambitionnes, tu abuses de mon bon cœur.

—   Tu verras, Simona, ces dames t’étonneront au-delà de tes plus extravagants fantasmes.

—   Alors, que je m’en rende compte par moi-même.

—   Non.  D’abord, tu dois accepter de les accueillir.

        Intriguée, Simona voulut se donner un moment de réflexion ; elle invita ses hôtes à s’asseoir.  Elle-même prit place sur un petit pouf. 

—   Et toi, Gianbattista, tu ne dis rien.  Tu t’acoquines avec ton oncle pour me piéger ?

        L’adolescent se défendit à son tour.

—   Mais non, Signora, vous avez ma parole . . .

—   Ta parole, ta parole . . . la parole d’un génois ressemble à celle d’un vénitien.  Je connais.

§