MÉMOIRES DE LUMIÈRES

Interruption

Jacques se tait parce qu’il doit porter attention aux chevaux.  À cet endroit, un fossé rempli d’eau longe le côté droit du chemin et des fondrières boueuses en entravent le côté gauche.  Pour ne pas déraper, Jacques guide son attelage avec minutie.   Le soleil orangé qui glisse derrière les arbres répand sur le chemin des ombres hachurées.  Tout à coup, un troupeau de porcs surgit devant les chevaux.  Jacques crie, tire sur les rênes.  Des hommes sortent de la forêt à la suite des cochons.  À première vue, Jacques pense qu’ils sont les bergers et s’apprête à les engueuler.  Mais il fige.  Les hommes portent des masques et brandissent une épée. 

—   Là-bas, crie Sophia en pointant devant elle.

         Au-delà des cochons se tiennent deux bandits et derrière eux, à une centaine de pas, encore deux autres, tous masqués.  En plus de leur épée, les deux derniers brandissent un pistolet.  Le plus grand de ceux-ci arbore une tête de corbeau.  Firmin lâche un grand cri.  Sophia et Jacques se retourne et aperçoivent un autre bandit sortir de la forêt derrière la berline, une épée à la main.

—   Ya Ming, on nous attaque, crie Sophia.

—   Oh ! répond celle-ci pour signifier qu’elle a compris.

—   Attention, Jacques, hurle Sophia en saisissant sa canne.  Posant le pied sur le garde-crotte, elle bondit sur le dos du cheval devant elle et d’un autre bond atterrit au milieu du troupeau.  Elle écarte un cochon d’un coup de pied, s’empêtre dans deux autres, glisse dans la boue, se reprend.  Elle essaie de jauger les attaquants.  Combien sont-ils ?  Trois, cinq, non, encore plus.  Elle n’a pas le temps de terminer l’addition.  Un bandit fonce sur Jacques qui pare le coup d’épée avec son fouet, tout en tirant sa rapière de son fourreau.  Aie, crie-t-il.  La pointe de l’épée du bandit vient de lui entailler la main gauche.  Il lâche le fouet.  Mais par des moulinets de sa rapière, il force le bandit à reculer.  À son tour, il saute sur le chemin, glisse, roule sur lui-même, se relève juste à temps pour éviter une autre attaque.

         Sophia se défend contre trois bandits qui crient qu’ils n’en veulent pas aux dames.  Elle n’a qu’à reculer et jeter son arme.  Mais Sophia ne veut rien savoir.  Elle se défait de sa cape, jure contre sa jupe lourde de boue qui lui entrave les jambes, mais n’a pas le loisir de la relever.

         Ya Ming qui était assise du côté droit du carrosse a dégrafé sa cape, saisit sa canne et ouvert la portière de son côté.  Elle saute et atterrit dans le fossé.  Elle patauge dans l’eau jusqu’à la mi-cuisse, se dirige vers l’arrière de la berline où Firmin hurle, s’agrippe aux herbes longues du fossé et, la jupe dégoulinante et les bottes engluées, se hisse sur le chemin.  Un bandit menace Firmin qui n’a aucune arme pour se défendre.  Le bandit le pointe, Firmin pare de son bras, le bandit se reprend.  Ya Ming crie pour détourner l’attention de l’homme.  Trop tard.  Le bandit enfonce son épée dans la poitrine du valet qui hoquette et s’écroule sur le chemin.  Ya Ming bondit.  Le bandit pointe son épée ensanglantée en sa direction et lui crie de reculer, que ce n’est pas à elle qu’il en veut.  Mais Ya Ming fonce sur l’homme en sabrant avec sa canne.  L’homme saute pour éviter le coup, pointe de nouveau son épée pour se protéger mais la Chinoise est plus rapide.  Comme un éclair, la canne écarte l’épée, frappe l’homme à l’épaule, l’homme réagit à la feinte, la canne frappe le bras qui tient l’épée, l’homme esquive, la pointe de la canne le touche au front, l’homme lève le bras et par un moulinet horizontal Ya Ming abat sa canne sur la tempe gauche de l’homme qui s’écroule sur Firmin.  Ya Ming repousse le bandit d’un coup de pied, se penche sur Firmin.  Un coup de pistolet lui fait lever la tête. 

         Deux bandits avaient foncé sur le carrosse, le premier avait ouvert la portière et fut accueilli par une décharge de pistolet.  Ya Ming voit l’homme se cabrer, échapper son arme, se prendre le visage des deux mains et tomber à la renverse en hurlant de douleur.  Le sang gicle entre ses doigts.  Mais avant que Ya Ming n’arrive, le second a bondi et enfoncé son épée dans le ventre du marquis.  La canne de Ya Ming s’abat sur le dos de l’homme.  Il sursaute, se retourne mais Ya Ming l’achève d’un violent coup sur la tête.  L’homme s’écroule. 

         Pendant ce temps, Sophia et Jacques ferraillent contre quatre bandits au milieu des cochons qui beuglent comme si c’était eux qu’on égorgeait.  Énervé par les combattants et les cochons, les chevaux hennissent, piaffent, battent de la tête, tirent sur les harnais. 

—   Sophia.

         Le cri vient de Jacques.  D’instinct, elle se penche et le bandit qui l’attaquait par derrière la manque de peu.  Un cochon se déplace, distrait l’homme, Sophia pivote, pare le coup d’épée d’un autre bandit et d’un coup de canne à l’horizontal fracasse le genou du premier.  Le coup est d’une telle force qu’elle entend les os éclater.  Hurlant de douleur, l’homme tombe sur un cochon qui bondit en braillant dans les jambes de Jacques.  Celui-ci trébuche, baisse sa garde et reçoit un coup d’épée dans la cuisse.  Sa jambe pisse le sang et ne le soutient plus.  Il s’agenouille, est bousculé par un cochon, tombe dans la boue, pose la garde de sa rapière au sol pour se retenir.  Le bandit le domine, s’apprête à l’achever quand surgit Sophia.  Avec sa canne, elle détourne l’épée qui allait s’enfoncer dans le dos de Jacques.  Mais un cochon lui coupe les jambes et doit parer l’attaque du bandit avec son bras gauche.  L’épée lui traverse le biceps.  Mais là s’arrête l’action de ce bandit, Sophia vient de l’assommer.  Il tombe à côté de Jacques.  Celui-ci se soulève sur sa jambe valide et s’apprête à achever l’homme quand Sophia lui crie :

—   Non, Jacques, non, ne le tues pas.

         Ya Ming bondit vers Jacques et Sophia, et attaque les deux bandits par derrière.  Le premier n’a rien vu venir et s’écroule assommé.  Pendant ce temps, Jacques rampe au milieu des cochons et s’approche de l’homme qui ferraille contre Sophia.  Jacques se soulève sur un coude, attrape la ceinture de l’homme et l’attire violemment vers lui.  Surpris, l’homme perd pied et tombe sur Jacques qui lui assène un coup de poing au visage.  L’homme hurle, s’apprête à riposter quand il se sent aspirer vers le haut.  C’est Sophia qui l’a saisit par le collet, le soulève comme un sac et le lance vers Ya Ming.  Celle-ci l’accueille avec sa canne.  L’homme s’écrase.

         Deux bandits qui se tenaient en réserve se dépêtrent des cochons et foncent sur les femmes.  En passant, l’un deux veut embrocher Jacques qui est étendu dans la boue.  Celui-ci roule sur lui-même, évite le coup, frappe l’homme à la cheville avec le plat de son épée.  L’homme jure, veut se reprendre mais Sophia intervient.  L’homme reçoit un coup de canne en plein visage, lâche son épée, lève les mains et est fauché par un coup au genou.

         Tout à coup, Ya Ming remarque les deux hommes qui se tenaient en retrait et qui se sont rapprochés.  Elle voit l’un deux lever son pistolet et viser Sophia qui lui tourne le dos.  Lançant un grand cri, elle plonge et propulse son corps entre son amie et le tireur.  La balle la fauche en plein vol.  Elle tombe lourdement sur deux cochons qui s’écartent en meuglant et roule sous les chevaux.  Le coup de pistolet distrait le bandit qui attaquait Sophia.  Celle-ci se retourne et donne un coup de canne que l’homme pare.  Du coin de l’œil Sophia voit Ya Ming qui se tient le ventre d’une main et de l’autre se protège le visage des sabots qui menacent de la piétiner.  L’homme bondit sur Sophia mais celle-ci l’évite et lui abat sa canne sur la tête.  L’homme reste figé un moment avant de plier les genoux et s’affaisser. 

         L’homme qui a tiré jette son pistolet, pointe son épée comme une lance et fonce sur Sophia mais un autre coup de pistolet le cloue sur place.  L’homme titube, échappe son épée, tente de se retourner, oscille, tombe à la renverse, se redresse sur un coude, regarde l’homme au masque de corbeau qui vient de l’abattre et retombe le visage dans la boue.

         Tout à coup, le silence s’abat sur le champ de bataille.  Les cochons se sont dispersés et les chevaux ont cessé de secouer leur harnais.  Ya Ming roule sur elle-même dans la boue pour se mettre hors de la portée des sabots.  Sophia dévisage le bandit à la tête de corbeau qui tient un pistolet fumant.  Sans quitter l’homme des yeux, elle se penche, dépose sa canne, saisit une épée, se relève et fait trois pas en sa direction.  L’homme masqué jette son pistolet maintenant inutile, fait passer son épée de la main gauche à la main droite et avance à son tour en direction de Sophia.  Un cochon bouge devant Sophia ; sans détourner son regard du Corbeau, elle donne un coup de pied à la bête qui hurle.  Sophia sent le sang qui glisse le long de son bras gauche.  Elle s’arrête, plante l’épée dans le sol, avec sa main droite défait les lacets de son corselet et y glisse sa main ensanglantée.  Elle se penche, saisit sa jupe souillée de boue et la glisse dans sa ceinture, dégageant ses jambes et libérant son mouvement.  Pendant ce temps, le bandit regarde Sophia en silence.  Environ trente pas les séparent.  Sophia reprend l’épée et fait quelques pas en direction du Corbeau.  Celui-ci piétine, porte sa main gauche à ses yeux, hésite, regarde à nouveau Sophia, fait un pas en avant, plus que vingt pieds entre lui et la princesse qui continue d’avancer.  Tout à coup, l’homme pivote, siffle et s’enfuit en courant.  Il crie.  Un homme sort de la forêt traînant deux chevaux.  Le Corbeau saute sur un cheval, le complice l’imite et les deux s’enfuient en direction de l’abbaye des Nuées.  Sophia les observe disparaître, puis revient vers le carnage et se penche sur son amie.

—   Où es-tu touchée ?

—   Au ventre, du côté droit.  Et toi ?

—   Au bras gauche.

         Les deux femmes échangent un sourire triste.  Sophia passe son bras valide sous l’aisselle de son amie et la tire à côté du carrosse.  Ya Ming pose ses mains sur la plaie qui suinte le sang et reste immobile.  S’accrochant au carrosse, Jacques s’est mis debout sur sa jambe valide et examine le marquis.  Sophia s’approche.

—   Jacques, tu vas bien ?

         Jacques se retourne, des larmes lui brouillent les yeux, coulent sur ses joues couvertes de boue.

—   Jacques ? reprend Sophia.

—   Moi, oui, à part la cuisse, ça va.  Mais mon maître . . . et toi ?

—   Juste le bras.

         Sophia se penche à l’intérieur de la berline.  L’habit du marquis est couvert de sang.  Elle pose ses doigts sur le cou du marquis : il respire.  Surmontant sa douleur au bras, elle soulève le marquis, le tire de la berline et l’étend avec précaution sur le sol à côté de Ya Ming. 

—   Ya Ming ? demande Jacques.

—   Ça va, merci, Jacques, dit celle-ci, toujours étendue sur le chemin.  Eh, Jacques, tu devrais t’étendre comme moi, tu perds beaucoup de sang en restant debout.

—   Elle a raison, dit Sophia en l’aidant à s’étendre sur le chemin.

—   Firmin ?

—   Hélas, dit Ya Ming, je suis arrivée trop tard.

         Sophia va à l’arrière de la berline.  Du premier coup d’œil, elle constate que Firmin est mort.  Il est étendu la face dans la boue, une flaque de sang suinte de chaque côté de son corps.  Elle s’agenouille, le retourne et tâte l’aorte pour vérifier.  Rien.  Délicatement, elle enlève un peu de boue du visage du pauvre valet et lui ferme les yeux.  Elle ramène le corps de Firmin près de ses compagnons.  Assis sur le sol, Jacques déchire sa chemise pour en faire un garrot.  De sa main valide, Sophia l’aide à nouer le cordon improvisé.  Elle jette un coup d’œil à son bras.  La blessure est vilaine et saigne beaucoup.  Ayant compressé sa cuisse et ralentit l’hémorragie, Jacques aide Sophia à improviser un pansement.

—   Merci, Jacques, dit-elle.  Je vais voir les bandits, puis je reviens nous soigner.

         Elle va de l’un à l’autre et les désarme.  Au fur et à mesure, elle additionne les hommes qui les ont attaqués.  Avec son pied, elle retourne le cadavre de l’homme tué par son complice, lui retire le masque et reconnaît le furieux qui avait agressé le marquis dans l’antichambre du cardinal.  Elle fait le compte.  Dix bandits jonchent le chemin : deux morts, six assommés et deux avec un genou fracturé.  Aux deux qui sont conscients, elle ordonne de se tenir tranquille.  Ils acquiescent par un regard désabusé.

         Sophia sort un coffret qui était sur une banquette de la berline et l’ouvre, dégageant une étrange lueur qui provient sans doute des objets métalliques qu’elle contient.  Sophia retire des petites ampoules semblables à celle qu’elle avait utilisée la veille pour apaiser la douleur du marquis.  Elle en prend huit, quatre argentées et quatre bleutées, et les met dans son corsage.  Elle en donne une de chaque couleur à Ya Ming qui les décapsule et les plante dans son ventre, elle fait de même au marquis toujours inconscient, pique Jacques, puis elle-même :

—   C’est quoi ? demande Jacques.

—   Des remèdes contre l’empoisonnement et la douleur.

         Du même coffret, elle extirpe un flacon, le débouche et va vers Jacques.

—   Montre ta blessure.

         Elle me tutoie, se dit Jacques en allongeant sa cuisse qui ne cesse de saigner.  Elle verse un peu de liquide sur la plaie.

—   Chatte de pape de bite d’abbesse, hurle Jacques, c’est pour diminuer la douleur, tu dis? dit-il.

         Sophia sourit.  Le liquide fige, semble geler, recouvre la plaie et stoppe l’hémorragie.  Elle retourne voir Ya Ming.  Avec le couteau qu’elle porte dans son bottillon, elle découpe le corselet et la chemise.  La balle a pénétré par devant le flanc gauche au dessus de la taille et est sortie par derrière.  Les deux plaies sont vilaines.  Elle verse le liquide sur les plaies; Ya Ming absorbe le choc en serrant les dents.  Sophia répète la même procédure pour elle et le marquis. 

—   Jacques, dit-elle, crois-tu pouvoir grimper sur le siège du cocher ?  Je vais monter à côté de toi et ensemble on pourra guider l’attelage.

         Jacques fait oui de la tête et s’agrippant au carrosse se dresse sur sa jambe valide.  Sophia aide Ya Ming à monter dans la caisse, puis d’un seul bras soulève Firmin.  Ya Ming prend le cadavre par les épaules, le hisse et le cale sur une banquette.  Puis Sophia redresse le marquis qui laisse échapper un faible râle.  Ya Ming aide à installer de la Clareté à son côté.  Sophia referme la cassette et la dépose sur le plancher de la caisse, donne à son amie sa canne et une épée et referme la portière.  Puis elle aide Jacques à grimper sur le banc, lui passe sa rapière, récupère sa cape et sa canne, et se hisse à son tour.  L’équipage s’ébranle.  Deux cochons qui traînaient devant les chevaux s’écartent en chialant.  La nuit est tombée mais la demi-lune luit au dessus des arbres.

         La voiture portant le mort et les blessés chemine lentement.  Des champs labourés remplacent la forêt.  À deux reprises, dans un hameau, Sophia descend, cache sa blessure sous sa cape, frappe à une porte d’où fuit une lueur et demande son chemin.  On répond avec amabilité même si on dévisage cette femme étrange qui voyage en pleine nuit.  On roule pendant quatre heures.  Jacques estime qu’on devrait approcher de l’abbaye.  Haute dans le ciel étoilé, la lune éclaire la campagne.  Tout à coup, droit devant, au bout du chemin, un point de lumière apparaît.

§