MÉMOIRES DE LUMIÈRES

Salon

Le petit cortège entre dans le grand salon où s’entremêlent une centaine d’invités, des femmes autant que des hommes, des nobles poudrés, des financiers qui imitent les nobles, des prélats aux gestes lents et onctueux, des abbés frileux comme le péché, des militaires un peu raide, aussi quelques roturiers qui s’étonnent d’être là, des femmes qui répandent leurs charmes comme des corbeilles d’abondance.  On discute par petits groupes, on rit, on s’envoie des réparties, on commente les derniers bruits, on pousse ses affaires.  Les matrones et les vieillards ont investi les fauteuils.  Les jolies femmes et les entreprenants butinent d’une conversation à une autre.  Quelques uns, près d’un buffet garni d’un grand bol en argent, sirotent une limonade.  Tout autour, décorant les murs, un bataillon de laquais en livrée rouge et gants blancs attendent, observent et s’ennuient.

        Ce beau monde brille comme un carrousel royal.  Presque tous perruqués, les messieurs portent l’habit de taffetas ou de velours, brodé, parfois cerné de passementeries, avec culottes assortis, bas de soie blanc et souliers à boucle.  Sous les mentons rasés, les jabots de batiste jaillissent comme des fontaines.  Le crème semble la couleur préférée des messieurs bien que les bourgeois se distinguent des aristocrates par des costumes plus sombres ; pour autant ceux-là ne sont pas moins fiers de leurs atours que ceux-ci.  Par leur soutane noire ou violette, et leur mine sérieuse, les religieux alourdissent l’insouciante kermesse masculine.  Quant aux dames, elles déploient de somptueuses robes de brocart ou de satin, avec des rehauts de fleurs et des rubans qui voltigent.  Comme le veut la mode du moment, le corsage ajusté à la taille gonfle les seins et les offre avec désinvolture (Sophia ne s’est pas trompée : son propre décolleté n’est pas le plus osé).  La jupe ample comme la voile d’un navire n’en finit pas de voler, de virevolter, de bruisser.  Les teintes pastel dominent, le rose, le presque blanc, le beige surtout ; quelques belles parmi les plus jeunes osent le bleu tendre ou le jaune effacé.  Blanchies à la farine d’amidon, les coiffures s’ornent d’entrelacs tressés avec des fils d’or ou d’argent.  Presque tous les visages féminins maquillés avec plus ou moins de finesse exhibent la mouche.  La position du point noir dévoile la personnalité de chacune : les timorées le collent près du menton, les incertaines sur la joue ou à la commissure des lèvres, les audacieuses sur la tempe, à la naissance de l’œil et les rares qui se veulent orientales le mettent entre les yeux. 

        Le marquis explique à l’oreille de Sophia que ces gens forment ce que le cardinal appelle la quintessence de la société stable.  Comment accède-t-on à ce cercle prestigieux ?  Bien sûr, la naissance et la richesse en sont les meilleurs passeports.  Mais d’autres qualités peuvent vous qualifier comme le courage à la guerre, la compétence aux affaires, le succès scientifique ou le génie artistique.  Autrement dit, entrent chez le cardinal tous ceux qui contribuent à la gloire du roi, à la prospérité du royaume et à la quiétude de la société.  Y a-t-il des exclus ?  Quelques-uns, bien sûr, par exemple les libres-penseurs, c’est-à-dire les philosophes.  Pourquoi eux ?  Parce qu’ils dénoncent les privilèges de ce beau monde et que cette outrecuidance agace.  Chez le cardinal, plusieurs récuseront le terme de privilège, parleront plutôt de droit mais, au fond, personne n’est dupe, tous se savent comblés par le régime en place.  C’est pourquoi on exècre les propagateurs d’idées nouvelles qui menacent la stabilité du régime.

        Malgré l’ostracisme des philosophes, l’étiquette de cette société réactionnaire s’imprègne de l’esprit du temps.  Dans le salon du cardinal, on pratique une politesse discrète rehaussée d’une conversation brillante et superficielle.  On échange beaucoup de faux compliments, on dit beaucoup de bien des présents et beaucoup de mal des absents.  Si une insulte doit être proférée parce qu’elle justifie un bon mot, elle le sera avec finesse.  Cette société poudrée valorise la civilité souriante.

§

—   Éminence, madame Zhang vient de me rappeler une petite fable que nos parents nous enseignaient.  Avec votre permission, je vais la traduire.

        Le cardinal acquiesce de la tête.  Sophia se tourne vers l’abbé des Veaux, plante son regard dans le sien et récite le poème en mandarin puis ajoute en français que la fable s’intitule ‘La cage’ et se traduirait peu près comme ceci.  La voix de la princesse reprend le ton chantant. 

Dans sa cage abrité,
Un humble canari
Picote tristement
Sa sordide pitance. 

Offert par charité,
Ce sale grain pourri
Résume entièrement
Toute son abondance. 

Se disant l’envoyé
Du Seigneur tout puissant,
Un corbeau dévoyé
Toise l’humble céans
Et prétend se saisir
Pour nourrir son plaisir
De la nécessité
De l’oiseau désarmé. 

Le suffisant bandit
Que rien ne contredit
Décroche la portière
Pénètre la volière,
Projette sa fureur,
Distribue la terreur,
Renverse l’angelot
Et lui vole son lot. 

Esquivant son bourreau,
Le faible passereau
Effleure de sa queue
La portière du lieu. 

Tel le sort qui résonne
Le loquet malicieux
Retombe et emprisonne
Le corbeau pernicieux. 

Au secours ! Au voleur !
Perfide roucouleur !
Croasse le bandit.
Mais le serin lui dit :
Holà, n’est-ce pas toi,
Vil maquignon sans foi,
Qui viola ma maison
Et chipa mon quignon ? 

            La princesse joint les mains devant sa poitrine et incline le buste.  Tout autour, on s’exclame, on bat des mains.  Ah, bravo !  Que c’est mignon !  On dirait monsieur de La Fontaine.  Le cardinal affiche un large sourire.  Il se dit que la princesse possède un remarquable talent d’improvisation.  Pendant ce froufrou, l’instant d’une seconde, Sophia vrille ses yeux dans ceux de l’abbé.  Celui-ci ressent une intense douleur qui lui glace le cœur.  Comme des dagues qui lui perceraient l’âme.

§

        Pendant cet échange, Barjac et Ya Ming continuent leur valse tournante.  Barjac décline des inepties que Ya Ming n’écoute plus, se contente d’hocher la tête.  Elle observe le salon et son esprit s’envole.  Cette assemblée, se dit-elle, ressemble à un village, à Paris, au pays tout entier.  Au centre, les acteurs de la haute société tournoient, vivent ; autour, les spectateurs de la basse société demeurent immobiles comme des spectres.  Là se creuse la grande fracture entre les nantis et les démunis, entre les acteurs et les spectateurs, entre les mobiles et les stabiles.  Ya Ming n’est pas sûre que ces mots existent dans la langue française mais, pour elle, ils désignent bien la société qu’elle perçoit dans ce salon.  Elle pense aux mendiants sur la route d’Arnoux-le-pingre ; sans le sou, ils étaient condamnés à croupir sur place, à attendre que les secours arrivent, exposés au premier bandit qui passe.  Donnez leur un moyen et les voilà qui se métamorphosent, qui relèvent la tête, qui cessent de mendier, qui entreprennent un voyage, celui de rentrer chez eux dans la dignité. 

        Dans le salon du cardinal, dans la société, les nantis possèdent le droit d’aller d’un endroit à un autre pour parler et rire ; les démunis doivent garder le silence, ne pas quitter le poste qui leur est assigné, accrocher à leur visage une mine d’enterrement.  Les nantis pavanent sous la lumière alors que les démunis, dans l’ombre, forment la haie qui acclame la parade.  Les nantis méprisent les démunis alors que ceux-ci envient les premiers.  L’absurdité vient de la soumission des démunis : ils applaudissent au spectacle de leur propre asservissement.  Des esclaves contents de l’être.  Elle se souvient du jeune Génois rencontré à Rosette et qui rejetait ce joug librement consenti.  Mais que les habitudes sont profondément ancrées !  Quand un nanti et un démuni se rencontrent, c’est toujours le démuni qui enlève son chapeau, c’est toujours le démuni qui offre le verre d’eau au nanti pour apaiser la soif de ce dernier.  Il a beau répéter : n’oubliez pas, messire, qu’une fois n’est pas coutume ! pour bien faire comprendre que ce verre d’eau est un geste de politesse qui ne doit pas se transformer en une obligation coutumière, sanctionnée par cette loi que seuls les nantis peuvent modifier.  Mais la réalité brutale demeure : la politesse du démuni à l’endroit du nanti n’est rien d’autre qu’abrutissement.  Dans le salon du cardinal, pour peu qu’il trouve un siège, le nanti peut s’asseoir mais même si tous les fauteuils étaient libres, le démuni doit rester debout.  Le nanti ne transporte jamais rien, sauf un verre de liqueur, c’est-à-dire l’objet de son plaisir ; le démuni, lui, est le portefaix qui apporte l’instrument de plaisir du nanti.  Si le cardinal servait à souper – ce qui n’est pas son habitude – seul le nanti serait convié à sa table ; le démuni devrait se contenter des miettes.  À ce banquet, le nanti mangerait à sa faim ; l’autre, non.  Chez les nantis, même l’idiot a le droit de briller, tandis que le plus intelligent des démunis ternit sous la crasse des préjugés et des privilèges. 

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