MÉMOIRES DE LUMIÈRES

Confusion

Des bruits de cohue se font entendre dans la cour.  Les inquisiteurs se précipitent aux fenêtres.  Entrées Dieu sait comment, une cinquantaine de femmes discutent avec des gardes confus, débordés, médusés par les événements.  Parmi les femmes, il y a Marie, les veuves, mère Thérèse-Josaphat, quelques religieuses et de bonnes mères de famille.  Soudain, Marie remarque les inquisiteurs aux fenêtres, alerte ses compagnes, se campe face à eux et pose ses poings sur les hanches.

—   Écoutez, les soutanes, je suis Marie Soleil, vicomtesse de Pyrois-Luxemberg.  Ici, vous êtes chez ma grand-mère et chez mon père, donc un petit peu chez moi aussi.  Alors, vous allez me faire le plaisir de terminer votre sale besogne et de déguerpir avant que je vous botte le cul.

        Un rugissement féminin accueille cette mise au point.  Le père de la Tour Noire retraite dans l’appartement.

—   Anselme, dit-il, la friponne n’a pas tort : nous avons des sentences à prononcer.  Prends des hommes et va quérir la prisonnière.

        Sans s’en rendre compte, il ne l’a pas appelée ‘la sorcière’.  Le capucin prend un grand respire, sort, veut rassembler quelques hommes mais tous reculent.  Alors, il harnache son courage et descend seul, passe devant la porte entrouverte de la crypte, gagne la salle des gardes, n’y trouve pas la prisonnière, prend un fanal, examine les cachots, réalise tout à coup que l’autre prisonnière a disparu, est soudain secoué d’un violent tremblement, pose la lanterne sur la table, s’assied un moment, se relève, revient en titubant . . . et bute sur Sophia.  Il recule, s’appuie sur le mur et s’essuie le visage avec sa manche.  Encore un peu et la syncope le foudroie.

—   Monsieur, vous allez bien ? s’inquiète la princesse.

        Le capucin n’a pas la force de répondre.

—   Est-ce temps ?

        Il opine.

—   Alors, précédez-moi.

        Plus mort que vif, jetant des regards furtifs par-dessus son épaule, le capucin s’engage dans l’escalier, Sophia dans son dos.  Tout le monde est déjà dans le grand salon lorsqu’elle y fait son entrée.  Découvrant Marie et Jacques qui encadrent Agathe de Chabrel et Bernard Brillant, elle s’immobilise un moment et son visage s’épanouit d’un grand sourire.  Soudain elle découvre dans la galerie, au milieu des veuves, la paysanne au foulard jaune, un jeune homme qu’elle devine être le fils aîné de Joseph, un gamin qui est sûrement Julien et deux rayonnantes aïeules qui sont sans doute les dames Flambeau et Lumière.  Sans cesser de sourire, elle capte leur regard et incline la tête.  Un mouvement se fait dans la galerie et une bande de gamins menée par Valentin se fraie un chemin et s’aligne dans la pénombre le long d’un mur latéral du salon.  Sophia remarque que les gamines Fasant font partie de la bande.  Petite-sœur n’est pas dans la salon mais Sophia ne s’inquiète pas car elle la sait postée dans le grenier du corps avant du palais, avec une dizaine d’hommes armés, au cas où . . .  Sophia rejoint la chaise de l’accusée, s’assied lentement, pose ses deux mains sur le pommeau de sa canne plantée devant ses genoux, lève la tête vers les juges.

—   Monsieur le curé, je vous souhaite une bonne journée, dit Sophia.  Quant à vous, messieurs les inquisiteurs, ajoute-t-elle en les dévisageant, permettez-moi de ne pas vous saluer. 

—   Madame, vous êtes ravissante, ce matin, complimente monsieur Lustrier. 

—   Merci, monsieur le curé.  Vous aussi, je dois dire, vous avez meilleure mine.

—   Ça va, les mignardises, crie l’abbé des Veaux.  Monsieur le procureur, lisez les sentences.

—   Un moment, objecte le notaire Jagoury.

—   Vous n’avez pas la parole, interrompt l’abbé.

—   Je la prends quand même . . .

        Un murmure s’élève.

—   Silence ! hurle le président du tribunal.

        Le notaire s’entête.

—   . . . je prends la parole pour vous dire que, jusqu’à maintenant, nous avons enduré une interminable litanie de sermons iniques et d’accusations insipides . . .

—   . . . silence !

—   . . . ces dernières appuyées de témoins absents ou incohérents.  Le moment est venu de produire nos témoins.  Comme nous le permet la procédure.  J’appelle mesdames Claire Lumière et Lucile Flambeau.

—   Qui sont-elles ? demande le père de la Tour Noire.

—   Vous verrez, interjette monsieur Lustrier.

—   Ces dames ne connaissent pas l’accusée, dit le président du procès.  En conséquence, elles n’ont rien à faire ici.

—   Mais elles vous connaissent, vous, monsieur l’abbé, dit le curé.  Oh oui, elles vous connaissent depuis pas mal de temps.

        Le procureur se tourne vers son collègue.

—   L’abbé, tu veux m’expliquer cette embrouille ? grommelle-t-il entre ses dents.

        Le président du procès répond par une grimace.  Guidées par Marie, les mères de Jacques avancent dans le prétoire, quelqu’un avance des chaises, elles s’asseyent près de l’accusée, prêtent serment et énumèrent leur nom et qualité.

—   Mesdames, dit le notaire en exhibant un feuillet, j’ai ici un acte notarié (il donne les détails), le reconnaissez-vous ?`

—   Oui, répond Lucile, il fait état d’un versement de dix mille livres, de madame Lumière et de moi, au bénéfice de monsieur l’abbé des Veaux. 

—   Ce document porte-t-il des signatures ?

—   Oui : celles de l’abbé des Veaux, du notaire, de son clerc et de madame Lumière, et la mienne.

—   J’attire l’attention sur la signature de monsieur l’abbé des Veaux.  On passera sous silence la raison qui a amené des mercières de Paris à donner une telle somme au ci-devant abbé.

—   Je vais vous le dire, crie l’abbé, ces femmes qui sont des maquerelles notoires donnèrent cette somme pour expier leurs péchés.  L’argent fut distribué aux pauvres.

—   Donc, monsieur l’abbé, vous reconnaissez que cette signature est bien la vôtre, reprend le notaire Jagoury d’une voix douce.  Mais dites-moi, que dites-vous de ce second document ? (il l’exhibe) Celui-ci émane de la police de Paris.  C’est la confession d’un crime d’agression pédérastique sur un bambin, crime aggravé d’une extorsion.  Cette confession est signée par vous, monsieur l’abbé.  Voyez, la signature de ce document concorde avec celle de l’autre, donc de toute évidence la confession n’est pas un faux.

—   C’est ignoble, ce que vous dites là, lance l’abbé des Veaux qui recherche désespérément du coin de l’œil le soutien de son complice.

        Mais le père de la Tour Noire regarde ailleurs.

—   Madame Lumière, dit le notaire, racontez au tribunal les circonstances du crime confessé par l’abbé des Veaux.

        La vielle dame fait la narration d’une voix douce.

—   J’aimerais ajouter, conclut-elle, que madame Flambeau et moi avons pardonné monsieur l’abbé.  En revanche, nous ne pouvons admettre que des innocentes soient suppliciées et condamnées injustement.

—   Mais leurs crimes de sodomie, de sorcellerie et d’hérésie sont de notoriété publique, tonne tout à coup le procureur.

        C’est le notaire Jagoury qui se charge de répondre.

—   Voyez-vous, mon très cher père, le problème réside dans ce procès.  Ni vous, ni l’abbé des Veaux dont on vient de démontrer la perfidie, ni votre complice d’Hadès qui se terre quelque part dans la forêt, n’avez le mandat d’instruire ce procès.  Comme on dit dans notre jargon, vous agissez ultra vires.

—   Ah ! s’insurge le dominicain.  Une erreur de jeunesse de mon collègue ne change rien à ce procès. 

        Monsieur Jagoury choisit de ne pas contrer cette assertion.

—   J’ai un autre témoin, dit-il.  Mesdames, je vous remercie.  Madame Luciori, s’il vous plait . . .

        Le visage fermé, Jeanne gagne l’une des chaises que les mères de jacques viennent de libérer.  Elle donne l’impression d’un bélier sur le point de charger.  Avec son langage saccadé, elle jure de dire ‘vérité sans tromperie’, puis se nomme.  Le notaire commence par la rassurer, l’assurant qu’elle ne doit avoir aucune crainte car elle ne fait l’objet d’aucune accusation, en plus que de bons amis l’entourent et la protègent.  Il lui demande de narrer les événements tels qu’elle les a vécus.  Elle opine puis fixe son regard sur l’abbé des Veaux qui ne replace pas encore cette péquenaude.

—   Madame Luciori, dit le notaire, reconnaissez-vous les juges assis devant vous ?

        Elle pointe le doigt vers le président du procès.

—   Lui, moi connais lui, homme noir méchant, avec grand balafré et autres, Arnoux-le-pingre, lui, voler, violer nous, tuer aussi.

        Là, l’abbé s’en souvient, et du coup se tortille sur sa chaise.  Que va-t-elle vomir ?

—  Madame, interromps le notaire, vous êtes sûre que monsieur l’abbé des Veaux, qui actuellement devant vous, était l’un des bandits qui vous ont attaqué.

        Jeanne opine avec conviction.

—   Madame, reprend le notaire, avez-vous une preuve de ce que vous avancez ?

—   Dames étrangères, ici (elle fait un geste vers Sophia) et dame Chinoise, gentilles, généreuses, donner bourse rouge avec écus d’or.  Lui (elle pointe encore le doigt vers l’abbé des Veaux) et méchant balafré voler bourse, voler écus . . .

—   Fable ! s’écrie l’abbé qui sent de plus en plus le plancher se dérober sous lui.

—   Madame, reprend le notaire, la bourse que vous avaient donnée les dames étrangères, était-elle comme celle-ci ? 

        Il produit l’aumônière de soie rouge que Ya Ming lui a remise avant de quitter l’auberge.

—   Je ne vois pas ce que ces simagrées prouvent, dit l’abbé.

—   Monsieur l’abbé, madame Luciori vous accuse d’être un meurtrier, un violeur et un voleur de grand chemin.  Ce n’est pas rien, convenez-en.  Et ça jette une ombre sur ces délibérations, non ?  Et pour étayer son accusation, madame Luciori affirme que vous lui avez pris une aumônière pareille à celle-ci.  Or, cette aumônière n’est pas commune, n’est-ce pas ?  En fait, il n’y en a très peu et elles appartiennent toutes à la princesse Sophia et à madame Zhang.

—   Madame Sophia, ajoute-t-il, puisque vous venez du royaume de Cathay et parlez la langue des mandarins, pourriez-vous nous expliquer ce que représentent ces mystérieuses décoration sur l’aumônière.

—  Monsieur le notaire, dit-elle, ces entrelacs sont des sinogrammes ou, si vous voulez, des caractères de l’écriture chinoise.  Ce sont nos prénoms : Sophia et Ya Ming. 

—   Donc, madame, nous pouvons affirmer sans risque de nous tromper que toutes ces aumônières vous appartiennent.

—   Oui, sauf bien sûr celle qui fut donnée à madame Luciori ?

—   Donc, si l’on trouvait une aumônière semblable dans les affaires de monsieur l’abbé, on pourrait en déduire que l’histoire de madame Lucieri n’est pas une fable ?

—   Tout à fait.

—   Je proteste, s’insurge l’abbé.  La manœuvre du notaire dépasse les bornes, n’est rien de moins qu’un affront à la Sainte Inquisition et à l’Église.

        Le curé Lustrier se lève.

—   En tant que juge, dit-il, je demande à messieurs les assesseurs d’aller quérir les affaires de l’abbé des Veaux et de les étaler sur cette table.

—   C’est un viol de mon particulier, s’insurge encore l’abbé qui voit fondre le peu d’ascendant qu’il conservait encore sur les assises.

—   Le viol, tu connais, hé, bardache, lance une femme, apostrophe qui déclenche un grand éclat de rire.

        Les moines-greffiers interrogent des yeux leur supérieur.

—   Faites ce que l’on vous demande, ordonne celui-ci. 

—   Non !  crie l’abbé des Veaux qui est sur le bord de la crise de nerfs.

        Le père de la Tour Noire fait un geste de la main et les assesseurs quittent le prétoire en se frayant un chemin à travers la presse.  Car plusieurs curieux dont des forains qui n’ont rien d’autres à faire sont venus apprécier le spectacle d’un procès d’inquisition qui est en train de basculer cul par-dessus tête.

—   L’abbé, dit le père de la Tour Noire sur un ton presque condescendant, tu te rebiffes pour rien car il ne fait aucun doute que ton innocence éclatera au grand jour, aucun doute que l’honneur de la Sainte Inquisition sera lavé et que l’on pourra enfin prononcer les sentences.

        Les moines reviennent avec les affaires de l’abbé, à savoir, le manteau, le chapeau, des sacoches, un baluchon et des portefeuilles.  Ils étalent le tout sur la table. 

—   Sont-ce là vos choses ? demande monsieur Lustrier.

        L’abbé ne répond pas. 

—   Mon cher confrère, reprend le curé à l’intention du dominicain, auriez-vous la gentillesse d’explorer les frusques de monsieur l’abbé ?

        Pressé d’en finir, le dominicain s’exécute et, comme il se doit, découvre dans la poche du manteau l’aumônière rouge avec les sinogrammes.  Un grognement monte de l’assemblée.  Abasourdi, le dominicain dépose l’escarcelle devant son complice comme pour se dissocier de l’objet accusateur.  Un lourd silence succède au grognement.  L’abbé des Veaux se lève.

—   Cet objet ne prouve rien, objecte-t-il d’une voix mal assurée.  Cette aumônière ne m’appartient pas.  J’ignore comment elle a été mise parmi mes affaires.  Sans doute l’œuvre du Malin.  Ce qui prouve encore une fois que les accusées sont de véritables sorcières.  Au bûcher, les sorcières !

        Mais son exhortation tombe à plat.

—   Monsieur l’abbé a raison, reprend le père de la Tour Noire.  En l’absence de témoins qui viendraient corroborer le témoignage de cette vilaine, le tribunal doit rejeter avec mépris cette histoire qui n’est que diversion.  Comme l’histoire précédente, d’ailleurs.  À moins que vous produisiez un témoin oculaire du soi-disant vol sur la route de Lyon, je vais procéder au prononcé des sentences.

        Pris de court, cherchant la parade, le notaire jette un coup d’œil à l’intendant. 

—   Ce témoin existe !

        Ce cri surgit de la galerie.  Il s’y fait un remous et un être hirsute, dégageant des effluves, la rapière au flanc, le tricorne sur le crâne et la pipe entre les dents, avance dans le prétoire.

—  Onésipe ! s’écrie l’abbé.

        Le bandit se campe à côté de Sophia qui fait un effort pour ne pas se pincer le nez.

—   On me nomme Onésipe la Pipe, dit-il.  Je sers le capitaine d’Hadès depuis des années.  Je connais l’abbé des Veaux depuis presqu’aussi longtemps.  Et j’ai croisé le père de la Tour Noire à quelques reprises lors de dragonnades.  J’apporte mon témoignage.  Sous serment.  Cette paysanne dit la vérité.  J’accompagnais le capitaine d’Hadès et le ci-devant abbé des Veaux sur la route de Lyon, et j’ai participé au crime près d’Arnoux-le-pingre.

—   Tu divagues, hurle l’abbé des Veaux.

—   Cet homme est fou, s’écrie le procureur, arrêtez-le.

—   Je ne divague pas.  L’abbé des Veaux a participé au meurtre et au viol des paysannes, et a bien volé cette bourse de soie rouge qui contenait des écus.

        Un nouveau grognement, plus hostile que le premier, monte de la galerie.  Du coup, les inquisiteurs prennent peur.  L’abbé des Veaux se lève et recule vers les croisées du jardin.

—   Personne n’osera toucher à un inquisiteur de la Sainte Église, s’écrie-t-il, voyez le décret de Sa Sainteté.

        Le père de la Tour Noire ouvre le portefeuille de l’abbé, farfouille parmi plusieurs feuillets, saisit le décret, s’apprête à la brandir comme un bouclier lorsqu’il découvre que des brûlures béantes remplacent les noms et les paraphes.  Il se tasse sur sa chaise et se prend la tête entre les mains.  Intrigué, l’un des assesseurs se lève et va à la table des juges, saisit le portefeuille qui git devant le père de la Tour Noire toujours prostré, l’ouvre et constate de visu le nouveau prodige que chacun des actes d’accusation a, comme le décret, été altéré par le feu.  Le second portefeuille exhibe le même prodige.  Un moment, il reste sidéré devant la table.  Monsieur le curé, qui avait été mis au courant de l’œuvre de petite-sœur, lui touche le bras.

—   Mon fils, vous allez bien ?

        Le moine secoue la tête, opine, retourne à sa table et, pendant une minute, confère à voix basse avec son confrère et monsieur Perridier.  Puis on les voit griffonner fébrilement, chacun sur son cahier respectif.

—   Messieurs les assesseurs, crie l’abbé, inscrivez la sentence de culpabilité comme le veut votre devoir et votre honneur.

—   Si fait, répond un moine sans lever la tête de son ouvrage.

        On voit les assesseurs se passer les cahiers et chacun apposer sa signature sur chacun.  L’un des moines se lève.  Le silence se fait.

—   Plaise au tribunal, lance-t-il, et avec la grâce de Dieu, nous avons inscrit la sentence qui se lit comme suit : ‘Face à la faiblesse des allégations relatives aux crimes dont on accuse les dames Hélios-Dorcis et Zhang, étant donné l’absence de preuves probantes, compte tenu des incidents dont nous avons été témoins, incidents qui troublent les consciences, qui sapent la légitimité du tribunal et ternit l’impartialité des juges, nous, soussignées, assesseurs du tribunal de la Sainte Inquisition, en conformité avec notre serment d’office, consignons la déclaration d’innocence des accusées et l’ordre de leur libération immédiate.’  Ainsi soit-il !

§