MÉMOIRES DE LUMIÈRES
Enthousiasme
Ya Ming arrive chez le libraire sur le coup de onze heures. Une dizaine de clients feuillettent des livres et conversent avec madame Le Breton. Près du comptoir, Diderot et Hume qui sans doute viennent d’arriver serrent la main de monsieur Le Breton. Ya Ming salue à la ronde d’un petit signe de la tête et se tourne vers un rayon. Se déplaçant de côté, elle glisse vers les jeunes écrivains et du libraire. Ceux-ci sont trop absorbés par leur affaire pour porter attention aux autres clients. Telle une fée, madame Le Breton voltige d’un client à un autre, prodiguant conseils et renseignements, sourires et gentillesses.
— Madame, que puis-je pour vous ? dit-elle à Ya Ming.
— Merci, madame. Puis-je regarder ?
— Je vous en prie, madame, répond aimablement la libraire avant d’être happée par un autre client.
Un bourgeois bien mis, un peu rondelet s’approche de Le Breton.
— Messieurs, dit le libraire à Diderot et à Hume, rencontrez mon ami Antoine Briasson, libraire comme moi, qui a pignon rue Saint-Jacques.
On échange une poignée de main.
— Ainsi, monsieur, dit Diderot à Le Breton, vous seriez intéressé à traduire le livre de mon ami?
— Je ne dis pas non.
— Je pourrais m’en charger.
— Holà, jeune homme. Il te faudrait d’abord terminer l’ouvrage dont tu as la charge. Au fait, je peux voir ce que tu as fait.
Diderot sort précipitamment des feuillets d’une sacoche accrochée à son épaule, en échappe la moitié sur le plancher, jure, les récupère et les remet à Le Breton qui s’impatiente.
— Quel fouillis !
— Pardon, monsieur, mille pardons. Permettez.
Sans attendre la réponse du libraire, Diderot les récupère et les remet en ordre.
— Voici, monsieur.
— Combien de pages ?
— Quarante-deux.
Le Breton siffle.
— Bigre ! En une semaine ?
— Sept pages par jour, six jours.
— Dis donc, bonhomme, tu travailles quand tu veux. Donne-moi une seconde pour y jeter un coup d’œil.
Le Breton s’approche de la fenêtre et s’absorbe dans la lecture. Diderot et Hume l’observent en échangeant des petits regards anxieux. Au bout de la troisième page, Le Breton s’est fait une idée;; le reste du texte est sûrement à l’avenant. Non seulement la prose du jeune homme est remarquable, exceptionnelle même, mais en plus celui-ci a recopié son texte au propre. Ah, si tous les auteurs avaient la même délicatesse ! se dit Le Breton. Néanmoins, son visage continue d’arborer un air sévère.
— Briasson, jetez-y donc un coup d’œil.
Le libraire de la rue Saint-Jacques prend les feuillets et les parcourt. Briasson lève les yeux vers son compère et sourit. Le Breton se tourne vers les jeunes gens.
— Pour la traduction du livre de monsieur Hume, je suis d’accord en principe. Mais avant de donner une réponse définitive, je veux en discuter avec Briasson et d’autres compères. Pour ta traduction, mon petit Diderot, je dois te dire que tu as encore beaucoup à apprendre.
Le visage de Diderot se décompose ; Le Breton se retient de ne pas rire. Diderot veut protester, le libraire l’arrête d’un geste de la main.
— Aussi, je ne vais pas donner suite.
Diderot se prend la tête.
— Mais moi, ça m’intéresse, dit Briasson.
Diderot lance un grand cri et saute au coup de Briasson, puis de Le Breton. Madame Le Breton s’approche.
— Qu’ai-je fait au bon Dieu pour que ce jeune homme préfère embrasser les hommes plutôt que les femmes ?
Diderot ne se fait pas prier. Il serre la libraire dans ses bras à l’étouffer.
— Jeune homme, dit Le Breton, un contrat avec mon ami ne t’autorise pas à peloter madame Le Breton qui est trop généreuse de sa personne, soit dit en passant.
— Parlons affaires, dit Briasson, quand finiras-tu ?
Pendant que la bonne dame, ravie, retourne à ses clients, Diderot prend la pose nonchalante d’un magouilleur sûr de son bon droit.
— Ça dépend des émoluments ?
Briasson éclate de rire et prend son compère à témoin.
— Voyez-vous ça ? Hier, il vous suppliait, aujourd’hui il se drape dans sa suffisance. Jeune homme, tu prendras ce que je déciderai. Réponds : quand comptes-tu finir ? À Pâques, par exemple ?
— Pâques ? Vous voulez ma mort ?
— Petite nature. La Trinité, alors ?
— Pour le tiers.
— La Saint-Michel.
— La moitié.
— La Saint-Jean, pour conclure, c’est mon dernier mot ?
— Ah non, à la Saint-Jean, je ne suis pas là.
Ya Ming se raidit, s’approche du petit groupe, tend l’oreille pour ne rien perdre.
— Et il va où, le jeune homme ? demande Le Breton.
— Chez mon père, à Langres. Je serai absent de Paris de la mi-juin à la mi-juillet.
— Ça m’embête, ça, dit Briasson, j’ai des obligations, moi aussi.
— Je travaillerai en chemin.
— Ton style est déjà passablement hachuré, dit Le Breton, si en plus tu ajoutes les cahots du coche . . .
— Hachuré, mon style ?
Le Breton en remet.
— Comme du saucisson tranché.
— Et alors, c’est pour quand ? s’impatiente Briasson.
— La Nativité de la Vierge, au plus tard.
Ya Ming peste en elle-même. Ce marchandage l’agace. Elle n’entend pas ce qu’elle veut entendre. Tant pis, se dit-elle. Elle se retourne et s’approche du groupe.
— Messieurs, je suis étrangère . . .
Les hommes interrompent leur discussion et la dévisage.
— . . . lorsque vous parlez de la Saint-Michel ou de la Saint-Jean, que voulez-vous dire ?
Question stupide mais elle n’a rien trouvé de mieux. C’est Diderot qui répond. Il ne peut s’empêcher de porter secours à une jolie femme qui sollicite si gentiment ses lumières.
— Madame, ce sont là des fêtes qui ponctuent notre calendrier, des fêtes décrétées par notre bonne mère l’Église qui régit notre intimité.
— Jeune homme, un peu de respect pour la religion, je te prie, lui lance Le Breton. Mes ouvriers qui sont des impies comme toi se feraient empaler plutôt que sauter l’une de ces fêtes qu’ils abhorrent.
— Les miens aussi, renchérit Briasson.
Diderot ne se laisse pas distraire.
— Madame, explique-t-il, la Saint-Jean se célèbre au solstice d’été. L’Église qui a peu d’imagination a récupéré une antique fête païenne qui était joyeuse pour en faire une fête triste. Mais elle n’a pas réussi. Malgré les anathèmes des curés, la nuit de la Saint-Jean demeure une nuit de plaisirs champêtres (Diderot fait un geste circulaire.) imaginez, madame, des trolles et des elfes qui folâtrent dans la nuit (il prend un ton lyrique) ah, les jeunes filles à la Saint-Jean ! Vêtues de robes légères, couronnées de fleurs, armées de guirlandes, elles dansent dans le pré à la lueur d’un grand feu. Et les jeunes hommes les pourchassent. Et parfois les rattrapent dans l’ombre d’un fourré. Et alors, je ne vous dis pas . . . La nuit de la Saint-Jean, madame, est une nuit de . . . une nuit de . . . de . . . de batifolage, tiens.
— . . . et on va chez son père pour batifoler ?
Un grand éclat de rire accueille cette évidente objection. C’est Le Breton qui réagit le premier.
— Jeune homme, répond à cette dame qui vient de loin et ignore tout de tes mœurs.
Diderot rougit. Hume dit en anglais qu’il ne comprend pas ce qui se passe. Le Breton en remet.
— Allez, Diderot, explique pourquoi un jeune homme en bonne santé va batifoler chez son père le soir de la Saint-Jean. Me serais-je trompé sur toi ? Ne serais-tu pas un peu pusillanime ?
Diderot prend un profond respire.
— Si vous voulez tout savoir : en route pour Langres, je compte m’arrêter dans un village, pour fêter la Saint-Jean justement.
— Ah bon. Et quel est ce village qui sera témoin de tes dévergondages et t’empêchera de travailler ? demande Briasson.
— Personne ne connaît ce pays ; il s’appelle Pyrois.
— Et qu’a de spécial ce pays que personne ne connaît ?
— Il s’y trouve une auberge.
— Rien que ça ?
— Dans cette auberge, une jeune fille assure le service aux tables.
— Ah bon ! . . . C’est tout ?
— C’est beaucoup et c’est suffisant. L’an dernier, nous nous sommes rencontrés et jurés de nous revoir. Je compte bien tenir ma promesse.
Ya Ming fait l’innocente, bat des paupières, dit qu’elle n’imagine pas bien les mœurs françaises. Les autres se bousculent pour décrire les réjouissances de la France rurale. On diverge d’opinion sur tout mais c’est sans importance. L’important est de jaser. Après avoir tout dit sur la France, on se montre curieux de Ya Ming. Elle sourit. D’où vient-elle ? De l’Orient. Depuis combien de temps est-elle chez nous ? Depuis peu. Elle restera longtemps ? Elle n’est que de passage. Le but de ce long voyage ? Elle accompagne sa maîtresse ; d’ailleurs, c’est pour elle qu’elle cherche un livre de voyage. Madame Le Breton suggère La vie de Marianne de Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux. Ya Ming s’excuse de ne pas connaître cet auteur, accepte néanmoins la suggestion de la libraire, remercie, paie, salue à la ronde et quitte, le livre sous le bras. Elle jubile.
§
Pendant que Ya Ming écume les boutiques en compagnie de Jacques, Sophia va faire une promenade. Perdue dans ses rêveries, elle marche au hasard. Elle pense à son enfance, à l’étrange destin qui l’a amené à Paris, à ce voyage encore à faire dans un gros bourg au milieu d’une forêt, aux périls que Ya Ming et elle ont évités. Elle se demande si d’autres dangers les menacent. Comparée au désert d’Égypte, la France lui semble un pays accueillant. Est-ce une illusion ? Ses pas l’amènent au jardin du Palais-Royal. Sans réfléchir, elle se dirige vers le banc d’Argenson. Il est libre. Elle s’assied et ouvre le livre de Monsieur de V.
L’opuscule contient des lettres dites philosophiques écrites par un français qui a passé quelques années en Angleterre. Elle réfléchit sur les valeurs qui s’en dégagent : la liberté, le savoir et l’humanité. Elle s’arrête sur quelques passages qui la font tiquer. À la 23e lettre, on y parle d’un scrupuleux docteur, ‘qui aurait voulu que la moitié des hommes eût massacré l’autre moitié pour la gloire de Dieu’. Sophia se dit qu’elle connaît des fanatiques de cet acabit, ceux de la lapidation d’Istanbul, par exemple. Elle parcourt les pages à rebours. Elle s’arrête à la 17e lettre qui parle ‘de l’infini et de la chronologie’. Elle note l’ironie de ce passage. Y a-t-il quelque philosophe qui pourrait comprendre comment le futur bascule dans le passé en trébuchant sur l’écueil du présent. Elle se dit que personne n’a encore réussi à définir le temps. Elle en est à cette réflexion quand une voix d’homme la faite sursauter.
— Comment, madame, vous occupez mon banc.
Elle se retourne et réprime sa surprise. Celui qui vient de l’apostropher est Diderot. Va-t-il la reconnaître ? Elle lui répond avec un grand sourire.
— Je vous prie d’accepter mes excuses, monsieur. Je ne savais pas que ce banc vous appartenait. Je vous le cède.
Comme elle s’apprête à se lever, le jeune homme l’arrête d’un geste.
— Mais non, madame, ce banc est public. Je vous en prie, restez.
Avec ce sans gêne que confère la jeunesse, la bohème et la subite bonne fortune, le jeune homme se penche sur l’épaule de Sophia.
— Ah, madame, que vois-je ? Vous lisez Voltaire. Je m’étonne qu’une jolie femme s’intéresse à la philosophie.
— L’important, monsieur, n’est pas de savoir si les jolies femmes sont aussi curieuses que les beaux messieurs mais plutôt de savoir si l’auteur de ces lettres dit des choses sensées. Qu’en pensez-vous ?
— Quand Voltaire affirme qu’il vaut mieux travailler au bonheur des hommes sur terre plutôt qu’ailleurs, je suis d’accord avec lui.
— Ainsi, ce monsieur de V. se nomme Voltaire.
— Bien sûr. L’ignoriez-vous ? Vous permettez ?
Sans attendre la réponse, le jeune homme s’assied. Sophia l’observe. Diderot a une tête à la fois noble et rustique. Des cheveux châtains, propres, ondulés, sans doute doux au toucher, retenus en queue de cheval par un ruban noir, auréolent un visage d’un ovale parfait. Sous un front lisse et large, des yeux marron toujours souriants s’allument pour lancer une réplique ou se perdent dans le ciel pour absorber une objection. Un nez brusqué, un peu fort mais très droit domine une bouche plutôt petite, aux lèvres bien dessinée. Sophia remarque que Diderot sourit quand il parle et comme il ne cesse de discourir il resplendit de bonne humeur. Coulant d’abondance, sa voix profonde – elle l’avait remarqué au café – porte bien. En somme, c’est un jeune homme heureux, affable, chaleureux et débordant de vigueur qui courtise la belle étrangère.
— Madame, à votre accent et à votre ignorance de Voltaire, je conclus que vous n’êtes pas d’ici.
Sophia acquiesce des yeux.
— Madame, que pensez-vous de la France ?
Sophia fait une mimique qui semble dire qu’elle ne sait pas trop mais qu’en revanche aimerait que son interlocuteur la renseigne. C’est sans doute ce que comprend Diderot.
— Madame, la France est un admirable pays peuplé d’honnêtes gens accablés de malheur.
— Voilà une grande contradiction . . .
— . . . dans cette belle France, pour paraphraser Descartes, la richesse n’est pas aussi bien partagée que le bon sens.
Sophia ne répond pas. Diderot se lève, fait trois pas comme s’il allait partir, contourne le banc, revient s’asseoir, croise les jambes, se tourne vers Sophia et caresse le châle qui lui recouvre les épaules.
— À vos vêtements, on voit que vous êtes du grand monde . . .
— . . . est-ce une tare ?
— En soi, non, bien sûr. Mais ça le deviendrait si vous refusiez de regarder le monde autour de vous.
— Que devrais-je y voir ?
— Quelques ordures immensément riches qui contrôlent tout, quelques honnêtes gens qui ne savent comment soulager l’indigence ambiante, beaucoup d’indifférents et la masse des pauvres gens qui croupissent dans la misère la plus abjecte, enfin, suçant cette misère, un petit monde d’affairistes, de boursicoteurs, de regrattiers . . .
— . . . regrattiers ?
— Vous ne connaissez pas le regrat ? C’est le commerce de la misère. Les regrattiers achètent à vil prix les restes de table des riches, et revendent ces ordures en menues portions aux pauvres. N’ayant qu’un sou par jour pour subsister, ceux-ci n’ont d’autres choix que de se laisser empoisonner. Dans ce trafic abject, l’homme de peine, la lavandière paie sa nourriture plus chère que le duc d’Orléans. La révolte gronde, je vous dis. Les émeutes se multiplient. Tiens, il y a deux ans, une échauffourée s’est déroulée à Versailles, sous les fenêtres du roi.
— Qu’a-t-il fait ?
— Qui ?
— Le roi.
— Rien. C’est là le principal problème.
— Monsieur, je connais beaucoup de pays où on vous couperait la tête pour affirmer une telle chose.
— En France aussi, madame. Mais je suis rassuré : une dame qui lit un livre interdit ne dénoncera pas un obscur comme moi.
— Interdit, ce livre ? Il est pourtant anodin.
— Néanmoins subversif. Mais n’ayez crainte, ce qui nous sauve, c’est l’indolence du régime.
— Mais le cardinal de Fleury est un saint homme.
— J’en conviens mais il est aussi le défenseur des pouvoirs établis. Il se contente d’atténuer les abus les plus flagrants. Il est mou,
— Et monsieur Orry, votre ministre des finances, il est mou, lui aussi ?
— Non, lui, il est plutôt énergique, honnête homme en plus mais il est prisonnier du système de privilèges.
Sophia se dit que ce Diderot a des opinions sur tout et qu’il n’hésite pas à les partager, même avec une étrangère. Elle en profite.
— Que pensez-vous de monsieur de Chaillou ?
— Le ministre des affaires étrangères ? Un ambitieux qui fraye avec les cagots. Vous le connaissez ?
Sophia fait un signe négatif de la tête.
— C’est bien, enchaîne Diderot. Si jamais vous le croisez, levez votre bouclier.
— Dois-je me méfier de beaucoup d’autres ? De vous, par exemple ?
Diderot éclate de rire. Madame Le Breton et la concierge de la rue de l’Observance ne se trompaient pas : ce jeune homme possède un charme à faire damner les anges.
— Surtout de moi, madame, qui suis une mauvaise tête.
— Mauvaise tête, vous ? Je n’en crois rien. Les mauvaises têtes portent la perruque, m’a-t-on dit.
— Ne vous fiez pas aux apparences, madame, répond Diderot en riant. Ces messieurs de la police ne sont pas perruqués et ne sont pas pour autant fréquentables.
— Mais ces hommes sont les collaborateurs du cardinal et au service du roi ?
— En effet, madame, mais l’art de gouverner est compliqué. Le cardinal n’est pas dupe et préfère les avoir à l’œil. Toujours sa politique de contrôle des abus les plus graves. Mais il ne réussit pas toujours. Tenez, je vous donne un exemple : il y dix ans, sous l’influence de ces tristes personnages de cour et du haut clergé, on a convaincu le roi de signer un décret qui annule le droit d’appel face aux exactions des prêtres. Depuis, impunément, les fanatiques de l’Inquisition bastonnent à qui mieux mieux.
— Comment savez-vous tout cela ? Vous les connaissez, les donneurs de coups de bâton ?
— Dieu m’en garde ! Mais on jase dans les cafés. On raconte que le plus abject exécuteur des basses œuvres est un protégé de l’archevêque de Paris. Armé de lettres de cachet, il parcourt les campagnes et rançonne tous les huguenots qui possèdent quelque pécule.
— Lettre de cachet ?
— Vous ne connaissez pas cette invention de notre beau pays. Une lettre de cachet est un document signé du roi qui permet au porteur de faire mettre en prison qui il veut, sur le champ, sans procès. Au jour d’aujourd’hui, on compte par milliers les victimes de cette procédure qu’on a oubliées au fond d’une prison ou d’un couvent. Voici comment ça marche : on fait signer par le roi des centaines de lettres en blanc. Puis on les vend au plus offrant. Le détenteur d’une lettre n’a qu’à y inscrire le nom du malheureux qu’il veut éliminer et, hop, la victime se retrouve dans un cul-de-basse-fosse. Tout aristo ou bourgeois qui se respecte possède sa petite lettre dans son gousset. Ce trafic rapporte beaucoup aux crapules de Versailles.
— Vous me faites froid dans le dos, monsieur. Vous n’avez pas des choses plus gaies à me raconter.
Diderot éclate de rire et assène une tape sur la cuisse de Sophia.
— Mille excuses, madame. Oui, aujourd’hui est jour faste pour moi parce qu’il marque le début de ma carrière d’homme de lettres.
— Tiens donc !
— Je viens de décrocher mon premier contrat littéraire.
— Toutes mes félicitations.
— Merci.
— Un poème ?
— Non, une traduction. L’Histoire grecque de Temple Stanyan, vous connaissez ?
— Je devrais ?
— Pas du tout. Personne ne connaît cet auteur en France.
— C’est bien, cette histoire ?
— Pas mal, mais ça manque de profondeur philosophique.
— Parce qu’en plus d’être polyglotte, vous êtes philosophe.
— J’aimerais le devenir.
— Quelle belle ambition ! Et quel serait votre projet ?
— Je vais vous paraître outrageusement prétentieux mais je voudrais aider les hommes.
— On n’a pas à s’excuser de sa bonté.
— Merci, madame. Mon raisonnement est le suivant : je suis jeune, en bonne santé, instruit et propre de ma personne ; donc, j’ai de la chance. Mais je n’ai rien fait pour mériter ma bonne fortune. Autour de moi, je vois quantité de gens qui sont malades, rabougris, pauvres et ignorants ; eux non plus n’ont rien fait pour être ce qu’ils sont. Il n’est que justice de partager ce que j’ai reçu gratis. Et comme je n’ai pas un sou, alors je donne ce que j’ai, c’est-à-dire des idées que j’espère lumineuses.
— Êtes-vous ce qu’on appelle un idéaliste ?
— Madame, je suis béat d’admiration. Vous connaissez les mots nouveaux . . .
— . . . idéaliste ? Mot nouveau, vraiment ?
— Idéalisme est un mot qui circule sous le manteau et qui terrorise les bien-pensants . . .
— . . . et qui signifie ?
— Idéalisme, madame, signifie en même temps au moins trois choses : une valorisation de la vérité, une patiente recherche de la perfection et, de manière dérisoire, une naïveté à la Don Quichotte. Je revendique les trois définitions.
Sophia ne trouve rien à répondre mais ce n’est pas grave, Diderot est intarissable.
— Madame, bien qu’étrangère, vous ne pouvez ignorer que le peuple erre dans la nuit de l’ignorance. Il faut éclairer ses pas. La diffusion des lumières amènera un changement pour le mieux.
— Vous croyez donc au progrès ?
— Y a-t-il un autre espoir ?
Diderot se lève, s’enflamme, fait le panégyrique des découvertes, louange les avancées de la science, cite Pascal et Newton, décrit le microscope de van Leeuwenhoek, mime la dissection d’une grenouille faite par l’Anglais Harvey qui a montré que le sang circule dans notre corps et que le cœur est la pompe qui assure ce mouvement, fait semblant de jouer de la flûte comme l’automate de Vaucanson, souffle comme la machine à vapeur qui soulève des masses énormes comme à la mine de charbon de Dudley, en Angleterre . . . Diderot sait tout, s’enthousiasme de tout, clame que si tout ceci n’est pas la preuve que le progrès avance au grand galop, que vous faut-il, madame ?
Diderot s’essuie le front et se rassoit.
— Pensez-vous, monsieur, que l’on puisse réaliser tout ce qu’on imagine ?
— Que voulez-vous dire ?
— Croire au progrès, c’est imaginer un monde meilleur.
— Assurément.
— C’est aussi pouvoir décrire ce monde meilleur qu’on imagine.
— Tout à fait.
— Je veux dire : décrire les choses concrètes, celles qui conditionnent la vie des hommes.
— Bien sûr, les machines, les appareils, les instruments, les outils . . .
— Mais peut-on réaliser ce qu’on imagine ?
— Que voulez-vous dire ?
— L’italien Leonardo da Vinci a imaginé une machine qui permettrait à l’homme de voler comme un oiseau. Mais il a été incapable de la faire fonctionner. Le progrès est-il une illusion nourrie par notre imagination ?
— Il y a bien sûr le risque de prendre des vessies pour des lanternes mais c’est un risque que je suis prêt à assumer.
— Pouvez-vous me citer des exemples de progrès à faire ?
— Je ne sais pas moi, pourquoi pas des maisons qui soient de meilleure tenue que nos masures. Je ne suis pas architecte mais je pourrais imaginer des maisons belles, commodes, propres, solides, capables de mieux loger le peuple.
— Tout le peuple ?
— Mais oui.
— De grandes maisons, donc ?
— C’est-à-dire ?
— Par exemple, pour mieux loger le peuple, comme vous dites, on pourrait imaginer des maisons de vingt, que dis-je, de cinquante étages qui pivoteraient sur elles-mêmes pour accompagner le soleil dans sa course, comme les moulins à vent de Hollande, avec des fenêtres grandes comme des vitraux et des palans pour hisser les vieilles dames jusqu’en haut, on pourrait imaginer tout ça mais pourrait-on les construire ?
— N’a-t-on pas fait les cathédrales ?
— Des navires gros comme des cathédrales ?
— Les églises ne sont-elles pas des nefs ?
— Des bateaux en fer ?
— Qui flotteraient ?
— Ce n’est qu’une question de densité.
Surpris par cette remarque, Diderot réfléchit une seconde. Densité ? Il n’est pas sûr de comprendre. Fier comme pas un, il ne veut pas mettre le pied dans l’écuelle. Il cherche dans ses souvenirs de collège.
— La poussée d’Archimède ? propose-t-il d’une voix hésitante.
— Bien sûr ; si le bateau de fer avec le volume d’air qu’il renferme était moins lourd que le volume d’eau qu’il déplace, ne flotterait-il pas ? Une question de densité, donc.
Diderot fait la grimace. L’étrangère vient de le remettre à sa place.
— Monsieur, vous connaissez sûrement ces techniques mieux que moi. Dites moi, la maîtrise de ces techniques, est-ce là ce qu’on appelle le progrès ?
Relancé dans le domaine des idées, Diderot s’enhardit.
— Absolument. Mais il y a plus.
— Qu’est-ce que le progrès, monsieur, sauriez-vous me le dire ?
— Le progrès, madame, s’applique à tout et à tous. Le progrès, c’est d’être à l’abri de l’arbitraire, c’est de pouvoir manger à sa faim, de s’habiller et de se loger correctement, c’est d’apprendre à lire et écrire, c’est d’améliorer son sort en y appliquant la raison, de façon honnête et mesurée, c’est de pouvoir penser librement et s’exprimer sans entrave, c’est de pouvoir écrire et publier sans censure, c’est de pouvoir dénoncer le mensonge et promouvoir la vérité (il s’enflamme à nouveau) le progrès, c’est le bonheur. Et le bonheur, c’est la conscience de s’épanouir. Le progrès, c’est la dignité pour tous.
— Quel discours ! Mais dites-moi, si vous croyez au progrès, vous devez croire en votre propre destinée. Si je raisonne juste, en appliquant votre méthode à vous-même et compte tenu de votre bonne fortune d’aujourd’hui, vous progressez, donc vous baignez dans le contentement ; et tout porte à croire que vous continuerez sur cette heureuse lancée, donc encore cette félicité se perpétuera.
— Qui est maître de sa destinée ?
— Personne et chacun de nous, je dirais. Mais n’entrons pas dans une discussion sur la liberté, les contraintes de la loi et le libre-arbitre, nous n’en sortirions pas. Dites-moi plutôt, même si vous n’êtes pas totalement maître de votre destinée, ne vous faut-il pas croire en vous ?
— Je crois plus en l’humanité qu’en l’individu.
— Donc, vous pensez qu’il est possible de changer le monde ?
— Et vous ?
— Monsieur, vous avez été chez les jésuites.
— Comment le savez-vous ?
— Vous répondez à une question par une autre question.
Diderot éclate de rire.
— Pour répondre à votre question par une réponse, madame, je pense que, oui, il est possible de changer le monde.
— Comment vous y prendrez-vous ?
— La subversion par la dérision.
— Quoi ?
— La subversion par la dérision, je dis : tel est mon programme. Ou si vous voulez, démolir dans la rigolade pour reconstruire dans la bonne humeur.
— Rien de moins !
— Il nous faut une conspiration ricaneuse. Dans un vaste éclat de rire qui se répercutera jusqu’au-delà des montagnes et des mers, il faut remettre l’homme en action. Notre système actuel paralyse l’homme dans une cangue de tristesse, le condamne à mourir par inaction. Pour vivre, l’homme doit agir en blaguant.
— Plait-il ?
— La plus grande distinction entre d’un côté l’homme libre, heureux et joyeux et de l’autre l’homme esclave, malheureux et triste est la possibilité pour le premier d’aller là où il veut, quand il le veut. L’infamie ultime des nantis est de mettre des clôtures autour des hommes pour en faire des esclaves. La clôture la plus efficace est celle de l’ignorance car alors le prisonnier ne connaît que sa prison et finit par l’aimer. Au mieux, il est indifférent de ce qui se passe au-delà du mur qui l’enferme ; au pire, il craint et rejette cette inconnue qui le libérera. Dieu, tel que prêché par nos prêtres, par son intolérante tristesse, est une prison. Car au-delà du prêche qui n’est qu’un ramassis de mensonges et d’inepties, les prêtres se gardent bien d’enseigner quoique ce soit d’utile à leurs ouailles. D’ailleurs, la plupart d’entre eux ne sont que des ignorants.
— Tous les prêtres ?
— Non, bien sûr. Par ci par là, on en trouve un qui soit honnête et pas trop obtus.
Sophia accueille cette affirmation sans rien dire. Diderot prend un ton plus grave.
— Avez-vous remarqué, madame, que les fanatiques ne rient jamais ?
— Les moralistes non plus, je vous ferais remarquer.
— Vous avez raison. Mon idée n’est pas de contraindre mais de convaincre. Aussi, faut-il étaler au grand jour les vérités de notre temps. Et expliquer, pour en rire, par exemple, que le richard qui, en plein carême, s’empiffre pour deux livres de poissons exotiques est plus coupable que le pauvre hère qui grignote un reste de mouton, même si notre Sainte Mère l’Église professe le contraire. Le jour où Dieu, s’il existe, rira avec nous de lui-même et de toutes les inepties de ses prêtres, eh bien, ce jour-là, Dieu sera un bon diable . . .
Sophia éclate de rire.
— Vous voulez dire que nous devrions aller en enfer pour y faire la fête.
— Ne trouvez-vous pas cette idée amusante : la béatitude infernale.
— Ou brûler de bonheur.
Diderot exulte.
— Que diriez-vous, madame, si nous allions faire une petite prière fautive ? J’ai une chandelle prête à se consumer.
— Vade retro, monsieur le porte-bougie, répond Sophia sur un ton enjoué.
Elle se lève. Diderot l’imite. Sophia salue et quitte le jardin par un petit escalier qui monte entre deux maisons. . . . Dès qu’elle a disparu, Diderot se frappe le front.
— Idiot ! Triple buse ! J’ai oublié de lui demander son nom.
Il court pour la rattraper, débouche dans la rue des Bons Enfants, va à droite, évite un carrosse, jure, revient sur ses pas, heurte une dame qui échappe son panier, s’excuse, ramasse le panier, ignore la flopée d’injures, galope vers la rue de la Feuillade. Où est-elle passée ? Essoufflé, il s’arrête au milieu de la place des Victoires, au pied de la statue de Louis XIV. Il contourne le socle, balaie le décor des yeux. La belle étrangère a disparu. Il jure, jure, jure. Autour de lui, des coches et des charrettes passent et repassent comme un carrousel, et l’étourdissent.
— Mais j’y pense, dit-il tout à coup, où ai-je vu cette femme ?
Il cherche mais ne trouve pas la réponse. Au bout d’un long moment, il abandonne et s’en retourne du côté du Palais-Royal. Cachée dans l’encoignure d’une porte de la rue du Reposoir, Sophia observe le jeune homme. Elle attend que Diderot ait disparu pour sortir de sa cachette et rentrer à l’hôtel de la Destinée. Elle se surprend à penser comme Jacques : parfois une cause inattendue produit un effet non moins fortuit.
§