MÉMOIRES DE LUMIÈRES
Marie
— Eh, grand homme, crie-t-elle en entrant, tu as bien dormi ?
— Ah, mademoiselle Marie, bien le bonjour. Oui, j’ai ronflé comme un prince. Dites un peu, votre pigeon d’hier, il était gentil mais un peu bêtiau. Vous avez vu comment il s’est fait plumé . . .
— Oui, j’ai vu, mais il n’est pas nigaud, il s’est laissé faire.
— Non.
— Tout de suite, il a pigé notre combine . . .
— Vrai ?
— Comme je te vois. Au quatrième coup, quand Gros-Louis a sorti sa carte, j’ai vu ses yeux : un rapide aller-retour entre nous trois, puis il a sourit. Par la suite, il a laissé courir. Eh, c’est pour qui, les chevaux sellés ?
— Les deux princesses et ton pigeon. Ils doivent sortir tout à l’heure.
— Sortir ? T’es sûr ?
— Une promenade. Ils ont fait préparer un goûter.
— Tu sais où ils vont ?
— Remonter la rivière, je pense.
Marie réfléchit un instant, crie ‘merci’, sort en coup de vent, traverse la cour, s’engouffre chez elle, attrape un cabas, va à une armoire, saisit une culotte et des bottes mousquetaires qui se cachaient sous une pile de draps, les enfouit dans le panier, les recouvre d’une écharpe, quitte par la cuisine, prend une bouteille d’eau-de-vie et la dissimule sous l’étoffe. Marchant à grands pas, elle gagne la place, pénètre la halle encore bondée, se faufile entre les étals, répond à peine aux saluts qu’on lui lance, voit son oncle qui sort de chez l’apothicaire et qui prend la direction de auberge, s’immobilise derrière un poteau le temps qu’il soit hors de vue, reprend sa course, emprunte la ruelle à droite du palais Ducal, la remonte sur trois ou quatre cents pieds et entre dans une écurie où un petit vieux tremblotant brosse un cheval.
— Père Évariste, vite, ma jument, je sors.
— Maintenant ?
— T’es sourd ou quoi ? Tiens, pour toi.
Elle lui présente la bouteille. L’ivrogne avance la main mais Marie retire la bouteille.
— Je te la donne quand ma jument sera sellée. Grouille.
Indifférente aux regards en biais que lui lance le laquais, Marie enfile la culotte sous sa jupe et chausse les bottes. Elle remet ses souliers dans le cabas qu’elle dissimule dans un tas de foin. Deux minutes plus tard, elle donne la bouteille au vieux, amène par la bride sa monture dans la ruelle, l’enfourche et prend la direction opposée de la place. Menant sa jument au trot, elle remonte la ruelle désormais bordée de palissades, franchit l’ancienne muraille par une poterne délabrée et émerge sur un large glacis herbeux où dorment des moutons ; quelque trois cents toises devant s’élève le mur du Baussant. Elle prend à gauche, longe la muraille, contourne trois bosquets de frênes, pénètre un fourré de mort-bois et s’immobilise sur une hauteur qui domine le paysage de son enfance. Elle écarte une branche pour mieux voir les toits du bourg dont elle connaît les moindres recoins, le vieux rempart recouverts d’orties, le portail de Troyes qui tient par miracle, le chemin de la Combe qui passe en contrebas, la rivière scintillante, le sentier de halage sur la rive d’en face et la forêt de chêne qui se perd à l’horizon ; sur la droite, au loin, la fabrique de brique fume à pleine cheminée. Elle a toujours aimé ce belvédère secret, à mi-chemin entre terre et ciel, qui lui permet de rêver en contemplant l’âme de son pays. Toute petite, lorsque la tristesse l’accablait, elle venait se réfugier dans cette grotte végétale ouverte sur la lumière, se voyait pousser des ailes comme l’archange de l’église et s’envoler au dessus de ses chagrins.
Tournant un peu la tête pour ne pas avoir le soleil dans les yeux, elle observe le portail que Jacques et les princesses franchiront d’un moment à l’autre. Machinalement, elle caresse la broche qui orne son corselet et sa pensée s’envole vers maman Chabrel . . . et vers madame Fasant. Comment ne pas aimer ces deux femmes aimables qui s’aiment tout en aimant Bambin, tout en aimant aussi l’orpheline qu’elle est ? Elle pense à son tonton qui l’engueulera ce soir et en rit à l’avance. Elle pense à monsieur le curé qui tout à l’heure se moquait du capucin : ce qu’il puait, celui-là ! Elle pense à madame de Grivald aperçue au marché, si belle, si bonne, qui passe ses journées avec les bonnes sœurs et, de temps en temps, une nuit avec Bambin. Elle pense à Valentin qui ferait un bon mari s’il était un peu plus vieux et un peu moins pareil à elle. Elle se dit que dans le fond elle adore tous ces gens qu’elle adore faire enrager. Sa pensée revient à la princesse étrangère qui la fascine, à Monseigneur qui la trouble, à la dame chinoise qui veut être son amie. Comment vont-ils réagir tout à l’heure en la voyant ? Vont-ils la retourner à sa cuisine, vite fait ? Mais non, impossible, impossible, ils ne feront pas ça, mais non, voyons, se répète-t-elle pour se rassurer. Pour preuve, la dame chinoise doit lui enseigner l’équitation et le tir à l’arc. C’est pour ça qu’elle a piqué l’arc et les flèches de Bambin, pour ne pas avoir l’air ridicule. Oh, que Bambin criera lorsqu’il apprendra ce petit emprunt ! Elle glousse en se remémorant l’exercice de tir avec Valentin. Résultat désastreux, pour dire le moins. Mais après tout, c’est tant mieux. Elle a joué avec le feu en promettant devant Valentin de donner son cœur à celui qu’elle transpercerait. Elle n’est pas mécontente d’avoir manqué. Parce que, ces jours-ci, côté prétendants, elle est un peu mélangée : il y a ce monsieur Diderot, le poète, qui depuis un an la fait rêver à un monde raffiné, il y a Mathurin mais lui, ce n’est pas sérieux bien qu’il habitât ses rêveries humides dans le secret de son alcôve, il y a Valentin qui grandit trop vite et veut lui soulever le jupon, et tout à coup il y a ce Monseigneur qui tombe du ciel et perturbe son ordinaire. Elle revoit son sourire lors de la partie de cartes ; elle se demande : le sourire de Monseigneur est-il plus enchanteur que celui de monsieur Diderot ? Elle ne voit pas bien et, du coup, réalise que le visage de Monseigneur masque celui de l’écrivain. Elle se demande si elle doit se troubler de cette substitution mais n’arrive pas à se faire une idée. Ce matin, à son réveil, la première pensée qui lui est apparue fut le regard de l’étranger dans la pénombre de sa chambre . . . elle pousse un long soupir. Il était comment, ce regard ? tendre ? amusé ? moqueur ? non, pas moqueur, elle l’aurait perçu, ni hautain, ça, elle en est sûr. Et ses yeux à elle, que disaient-ils pendant la partie de cartes ? Est-ce qu’ils trahissaient son cœur ? Mais quel secret peuvent-ils trahir ? Elle ne sait même pas ce qu’elle ressent. Tout à coup, elle revoit l’œillade coquine de la mère Malcoiffe, tout à l’heure au marché. À croire ce regard, ce serait donc vrai ce qu’on murmure à l’auberge en fin de soirée ? Et ce serait vrai aussi que le regard peut dire plus que la parole. Mais hier soir, seule avec Monseigneur dans le noir, ce n’était pas le regard, c’était autre chose . . .
Le bavardage d’une pie perchée tout près distrait la jeune fille. Elle cherche l’oiseau des yeux mais ne le voit pas ; la pie insiste, Marie siffle pour lui donner le change, se dit qu’elle aimerait être un oiseau pour fureter partout, pour siffler à sa guise . . . sans doute inspirée par monsieur le curé, elle se met à fredonner cette poésie lue en secret chez la Mauresque :
Vivez, si m’en croyez, n’attendez à demain ;
Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie
Le visage de Marie s’illumine : les princesses et Monseigneur viennent de franchir le portail et trottent sur le chemin sableux. Les dames ont passé un châle sur leurs épaules et accroché leur canne en bandoulière avec une lanière de cuir ; et Monseigneur, la tête droite et le tricorne incliné sur le front, chevauche comme un preux. On dirait trois chevaliers en quête d’aventure ! Quelle fière allure ! Quels beaux chevaux ! Elle se dit que sa vieille jument fait piètre figure à coté de ces fiers destriers mais, bon, pour une débutante comme elle, une picouille placide vaut mieux qu’un palefroi agité. Après avoir laissé les promeneurs s’éloigner du bourg, elle talonne sa monture dans un sentier qui dévale le promontoire.
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