MÉMOIRES DE LUMIÈRES
Escalade
Au même moment, à une demi-lieue de chez madame de Chabrel, le bourg s’engourdit dans la lumière dorée de fin d’après-dîner. Chacun besogne ou tue le temps à sa façon. Les classes des petites écoles terminées, les écoliers rentrés chez eux, le marché enlevé, la halle nettoyée, les échoppes fermées, il ne reste sur la place que deux dogues efflanqués qui reniflent quelque odeur de détritus. Dans la salle de l’auberge, Sophia jase avec Aimé Soleil autour d’une limonade. À l’aubergiste qui s’étonne de la voir seule, elle explique que madame Zhang s’est attardée au chantier mais devrait rentrer sous peu, que Jacques – oui, il va beaucoup mieux, merci – est allé parler cheval avec maître Baptiste. Pendant cet anodin bavardage, derrière la cuisine de l’auberge, Valentin, un gros matou gris dans les bras, gratte à la porte de Marie.
— Entrez.
Il pousse le battant, avance sur la pointe des pieds, comme un cambrioleur, et s’arrête à quelques pas du lit où Marie lit un roman à couverture bleue.
— Tu dors ? chuchote le gamin.
— Comme tu vois.
— Ta blessure ?
— Oubliée.
Le gamin se dandine, un étrange sourire aux lèvres.
— Quel beau chat ! dit Marie pour l’encourager.
— C’est pour toi.
— Comme c’est gentil !
Valentin dépose le matou sur la poitrine de Marie. Elle caresse l’animal qui ronronne.
— Dis, Valentin, tu as la permission de venir me voir ?
— Oui.
— Menteur.
Mais les yeux pétillants de la jeune femme contredisent ce reproche. Elle passe la main sur le ventre du chat, constate que c’est une chatte, qu’elle a la panse flasque et que des goutes de lait perlent sur ses tétons.
— Valentin, dit-elle, ton matou est une chatte qui vient d’accoucher. En ce moment, des chatons affamés doivent miauler.
Le gamin fait une mimique comique.
— Où l’as-tu trouvée ?
— Derrière l’église.
— Allons-y. Après, tu rentreras chez toi.
— Si je veux.
— Tu voudras.
La jeune femme et le gamin sortent sur la place et prennent en direction du parvis. Les dogues qui traînaient près de la fontaine relèvent soudain la tête, flairent de loin les nouveaux arrivants, décident qu’ils constituent une proie et foncent vers eux en jappant comme des demeurés. La chatte comprend que c’est à elle qu’on en veut, choisit de ne pas attendre l’assaut, se tortille, donne un coup de griffe, se libère, saute sur le pavé et s’enfuit à toutes pattes en se faufilant entre les deux chiens. Surpris de voir leur prise leur filer sous le museau, les dogues freinent leur élan, glissent, hoquètent, pivotent, patinent et repartent derrière la chatte, la langue pendante. Marie et Valentin s’élancent à leur poursuite, criant aussi fort que les chiens aboient parce qu’il faut bien crier en de tels moments d’affolement. La chatte plonge sous la clôture qui entoure l’échafaudage du clocher et qui n’est faite que d’une planche posée sur des chevalets empruntés à la halle, les dogues prennent le même chemin et sans cesser d’aboyer se braquent devant la chatte, la bave dégoulinant de la gueule ; coincée, le dos rond, le poil hérissé, la chatte fait face ; les dogues jappent, frétillent de la queue, la chatte crache, les dogues foncent, la chatte saute sur un montant de l’échafaudage, les chiens bondissent, la chatte grimpe et évite de justesse les crocs des dogues qui se tordent et braillent comme si leur existence dépendait de cette improbable et bien indigeste capture. Craignant d’intervenir de peur que les molosses ne retournent leur rage contre eux, Marie et Valentin s’arrêtent en deçà de l’inutile clôture et observent en silence l’affrontement. Les dogues finissent par se fatiguer et trottinent hors de l’enclos, le nez dans la poussière, le cul de travers et la queue entre les fesses.
— C’est bêtes, les chiens, déclare Marie.
Valentin, lui, fait des appels à la chatte qui campe sur une traverse, à une dizaine de pieds du sol. Mais la chatte ne veut rien savoir : un chat échaudé, n’est-ce pas . . .
— Je vais la chercher, dit-il.
Avant que Marie ne réagisse, le téméraire se glisse sous la clôture et entreprend l’escalade de l’échafaudage. Il faut préciser que, ne servant pas pour le moment, l’ouvrage a été délesté des échelles et des madriers qui forment les paliers ; aussi ne reste-t-il que la carcasse faite de pièces de bois mal équarris, accrochée à la paroi par des câbles qui ceinturent le clocher. Au début, Marie assiste à la progression de Valentin sans trop s’en faire ; elle le sait capable d’étonnantes acrobaties. En plus, l’animal n’est pas bien haut. Mais dès que le gamin tend la main pour le saisir, celui-ci s’enfuit sur la traverse supérieure, si bien que le gamin continue de grimper. Tout à coup, Marie prend peur car la structure mal triangulée se met à osciller.
— Valentin, assez, descend, crie-t-elle.
Mais ni la chatte ni le gamin ne l’écoutent. Et les voici tout en haut, sur la traverse supérieure qui longe la paroi de pierre face à la place, la chatte bien en équilibre, Valentin à cheval sur la pièce de bois et se retenant au montant d’angle qui dépasse. Il tend la main pour empoigner la chatte mais ce geste l’amène à regarder sous lui . . . du coup, tout tourbillonne dans sa tête, il oublie la chatte et embrasse le poteau comme un noyé, sa bouée. Marie a vu le désarroi du gamin.
— Valentin !
Mais pris de vertige au sommet d’une structure brinquebalante, à cent pieds du sol, l’acrobate est incapable de bouger.
— Valentin, oublie la chatte, descend.
Pétrifié, le gamin ne répond pas.
— Valentin !
Marie jette un coup d’œil autour d’elle autant pour chercher de l’aide que pour trouver une inspiration. Mais il n’y a personne, même les chiens ont disparus.
— Valentin !
La gargouille demeure de pierre. De plus en plus énervée, Marie sautille, pivote, agite les bras devant l’absurdité de la situation.
— Valentin, arrête de faire le crétin.
Rien.
Comprenant que Valentin ne pourra jamais descendre tout seul, elle hurle un chapelet de jurons et se résigne.
— J’arrive, crie-t-elle.
Les dents serrées, elle entreprend l’escalade de l’échafaudage, glisse sur une écharpe, se rattrape, ses souliers la gêne, les laisse tomber, poursuit pieds nus, grimpe, lentement, prudemment, à chaque palier criant le nom de Valentin qui ne répond pas. La structure tangue sous son poids, elle se force à ne pas trop y penser. Se hissant le long du poteau vis-à-vis celui qu’enlace Valentin, Marie s’assied à califourchon sur la traverse supérieure. Une douzaine de pieds séparent les enfants avec entre eux la chatte qui semble indifférente à leurs frayeurs.
— Valentin, regarde-moi.
Le gamin fait un gros effort pour tourner la tête et ouvrir les yeux.
— Je vais vers toi, dit-elle.
Valentin fait oui de la tête. Marie glisse ses fesses vers la chatte, y arrive, la chatte bondit sur elle, s’accroche, Marie caresse l’animal pour le calmer, délace son corselet et pousse les pattes de derrière entre ses seins. La chatte semble comprendre et se blottit, les griffes bien accrochées à la chemise.
— Valentin, j’ai la chatte. À toi maintenant.
Elle reprend sa progression. La jupe se coince, elle tire, l’étoffe se déchire, elle jure. Encore un petit effort.
À ce moment, peut-être parce que le poids des enfants se concentre sur un seul poteau, peut-être parce que l’échafaudage fut trop longtemps abandonné aux morsures du ciel, quoiqu’il en soit, un câble inférieur ceinturant le clocher éclate, une écharpe flanche, se casse, l’échafaudage se tord, un tronçon inférieur du montant qu’enlace Valentin vole en éclat, puis, dans un gigantesque fracas, d’un seul coup, toute la structure s’écroule . . . toute la structure sauf la traverse supérieure et deux moignons de montant qui restent attachés à leur câble, dérisoire perchoir où se cramponnent deux enfants et une chatte. Spectacle immense dans son incongruité ! On dirait un fronton qui annonce une tragédie antique mettant en scène une amazone intrépide qui doit vaincre un sphinx énigmatique pour secourir un éphèbe éperdu, de nouveau la légende d’Aphrodite secourant Adonis. Quel sera le dénouement de ce drame ? La mort viendra-t-elle sanctionner l’insouciance ou railler le dévouement ? Car n’oublions pas que la destinée, capricieuse en diable, punit parfois les innocents. Sous les protagonistes, au fond de l’abysse, un amas de billots cassés émerge d’un nuage de poussière.
Le vacarme a réveillé le bourg. Sophia et Aimé Soleil sont les premiers accourir sur la place. Puis apparaissent monsieur le curé, le bedeau, les vicaires, les religieuses, les artisans, les laquais, les mères de famille, les enfants . . . tous se précipitent vers l’église, les yeux levés, entourent l’amas de billots, la bouche ouverte, trop abasourdis pour parler. L’appel de Sophia fait sursauter tout le monde.
— Marie, Valentin, êtes-vous blessés ?
— Qu’est-ce que vous fichez là-haut ? reprend le curé.
— On n’a rien, crie Marie, on est venu chercher la chatte, on aimerait descendre.
Descendre, oui, bien sûr, se dit Sophia, mais comment ? D’ailleurs, doit-elle s’introduire dans ce drame autochtone ? L’une des plus sévères directives de sa mission lui revient en tête : Ne pas perturber les destinées. Parce que sauver Diderot est la seule raison de sa présence ici, en ce moment. Elle se dit qu’elle ne doit pas se laisser distraire par les péripéties locales. Facile à dire. Deux fois déjà, elle a transgressé cette directive : à Constantinople, en remettant son bijou à Simona et dans la forêt de la Berthe, en sauvant la vie de Jacques ; à chaque fois, elle a promis de ne plus recommencer. Mais si elle ne tente rien, Marie et Valentin s’écraseront sur le pavé. Cette absurdité du destin, elle la refuse. Directive ou pas, elle doit tenter quelque chose. Pour elle, la compassion transcende autant la prudence et que l’obéissance. Elle jauge la situation. Peut-être serait-il possible de sauver les enfants sans qu’elle doive intervenir directement ? D’ailleurs, elle ne sait pas encore ce qu’il conviendrait de faire. Parons au plus pressé.
— Monsieur le curé, dit-elle, faites dégager ce tas de billots et faites empiler au pied du clocher toutes les paillasses que vous pourriez trouver. S’ils tombent, ils auront peut-être une chance de s’en tirer.
— Vous avez entendu la princesse, crie le saint homme à la cantonade, dégagez-moi ce bordel. Et vous, les femmes, allez chercher vos matelas. Mes enfants, ajoute-t-il en levant la tête, tenez bon, on va vous descendre de là.
En haut, Marie et Valentin, éberlués par la catastrophe, n’osent bouger.
— Marie, j’ai fait l’idiot, murmure Valentin en jetant un regard effaré à la jeune femme.
— Moi aussi, Valentin ; mais ne t’en fais pas, on va s’en sortir.
Ayant moins le vertige que son compagnon, Marie regarde sous elle et voit des hommes qui dégagent le pied du clocher, des femmes qui portent des paillasses, pense comprendre ce qu’ils sont en train de faire mais l’idée d’un plongeon de cent pieds ne l’enchante guère. Elle lève les yeux : la fenêtre grillagée se trouve à six ou sept pieds au dessus de sa tête. Peut-elle grimper jusque là ? Elle estime qu’en se mettant debout sur la traverse, elle pourrait atteindre la base du grillage, peut-être à force de poignets se hisser sur l’allège et quitter ce bout de bois qui risque de se détacher à tout moment ; mais Valentin, lui, ne le pourrait jamais. Et puis, ça donnerait quoi ? Les fers sont sûrement scellés dans la maçonnerie. En bas, Sophia entretient une idée semblable.
— Monsieur le curé, dit-elle, pouvons-nous passer par l’intérieur du clocher et rejoindre les enfants par la fenêtre ?
Le curé réfléchit un moment.
— Peut-être, mais ça prendrait du temps. Voyez-vous, nous sommes en train de refaire la charpente intérieure du clocher. Les travaux sont avancés jusqu’à la mi-hauteur ; au dessus, il n’y a rien . . .
— . . . la tour tient sans sa structure interne ?
— Ses murs sont très épais. Pour atteindre la fenêtre par l’intérieur, il nous faudrait improviser une charpente et après, scier les tiges de la grille. Au moins deux jours, en besognant sans répit. Pourront-ils tenir jusque là ?
Sophia hoche la tête.
— Pourrait-on rebâtir l’échafaudage ?
— J’y ai pensé mais ça prendrait à peu près le même temps. Voyez, beaucoup de pièces sont cassées.
Sophia fait une grimace. Les hommes ont terminé de dégager la base du clocher. Elle s’approche de la paroi et en caresse les grosses pierres, laisse courir son doigt sur un joint qui est large et profond. Le curé l’observe en silence. Des femmes empilent les paillasses . . .
— Marie, si tu tombes, je t’attrape !
C’est Petit-Louis qui vient de crier et qui se campe contre la paroi, les pieds plantés entre deux matelas. C’est généreux de sa part, pense Sophia, mais de peu d’utilité. Elle se tourne vers le curé.
— Monsieur le curé, dites-moi, l’allège de la fenêtre, là-haut, elle est large comment ?
Le curé dévisage la princesse, puis écarte les mains d’environ deux pieds.
— Comme ça, je dirais.
— Bien.
Elle va au tas de billots, saisit l’un des câbles qui se sont rompus, l’observe, le rejette, en saisit un autre, le rejette aussi : pourris, ils sont tous pourris. C’est la pourriture des cordages qui a provoqué l’effondrement de la structure. Il est à craindre que celui du haut soit tout aussi rongé que les autres ; s’il résiste encore, c’est sans doute parce que la charge qu’il porte est moins importante que celle des cordages inférieurs, peut-être aussi parce qu’il n’a pas subi de torsion. Elle examine tous les bouts de câble, en trouve un d’une douzaine de pieds qui est en assez bonne condition, sort de sa botte son petit couteau, en coupe les deux extrémités effilochées, et enroule le filin en une grande boucle qu’elle passe en bandoulière. Elle s’approche d’une femme.
— Madame, s’il vous plait, prêtez-moi votre châle.
La femme hésite, Sophia insiste de la main, la femme dénoue son fichu et le tend.
— Merci, dit Sophia en saisissant le bout de tissu, je vais un peu l’abimer mais je vous donnerai l’un des miens.
Elle le plie en triangle, l’enroule un peu sur lui-même, noue les deux pointes, le passe en bandoulière du côté opposé du filin, le nœud sur l’épaule. Elle retourne au pied du clocher, se penche, ramasse une grosse poignée de poussière qu’elle dépose dans la partie large du châle qui forme à sa taille une espèce de baluchon, répète l’opération trois fois, se frotte les mains, se penche encore, relève l’ourlet de sa jupe et la coince dans sa ceinture.
— Madame, s’écrie le curé, peut-on savoir ce que vous faites ?
— Bien sûr. Il est évident que nous ne pouvons pas laisser les petits là-haut, sur ce bout de bois. Tôt ou tard, ils vont tomber et se casser le cou. Alors, voici ce que je vais faire : je vais escalader le clocher et les hisserai sur l’allège de la fenêtre. Là, nous pourrons tenir le temps qu’il vous faudra pour trouver un moyen de nous descendre.
§
Au même moment, Hortense surgit comme une folle dans le salon de madame de Chabrel et, à bout de souffle, telle le Marathonien d’antique mémoire, s’affale sur le plancher. Entre deux hoquets, elle annonce le drame. Les veuves se bousculent hors de la maison, s’entassent dans les voitures et envoient les chevaux au galop. Cette fois, personne ne leur conseille la prudence.
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Aussi au même moment, sur le chemin de la Combe, revenant tranquillement du Rubicond, Ya Ming tombe sur Bernard Brillant et Albert Soleil qui, sortant de la briqueterie, rentrent au bourg. Ignorant le drame, les trois chevauchent au pas de leur cheval en échangeant des plaisanteries.
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Encore au même moment, Jacques prend congé de maître Baptiste et prend le chemin de la rivière où l’attend sa barque.
§
Avant que monsieur Lustrier ne puisse répondre à l’incroyable proposition de la princesse, celle-ci pivote, pose les deux mains sur la paroi de pierre, s’agrippe à un joint au dessus de sa tête, lève un pied . . . et sous le regard ahuri, incrédule du curé et des autres, s’élève.
— Mathurin, crie le curé, pose-toi ici. Si la princesse tombe, tu l’attrapes.
Mais Sophia continue de monter, se tenant du bout des doigts et du bout des orteils, à chaque prise asséchant ses doigts dans son sac de poussière. D’éternelles minutes s’écoulent. Elle atteint la dernière pierre sous le perchoir des enfants.
— T’es folle ! lance Marie.
Sophia ne répond pas, se concentre sur la prochaine manœuvre. Comment franchir la traverse ? Le plus facile serait de s’y appuyer, ce qui lui permettrait de reposer ses doigts qui saignent et qui tremblent sous l’effort. Mais en ajoutant son poids à la poutre, elle risque d’entraîner la rupture du câble . . . et la chute de tout le monde. En revanche, franchir toute seule la traverse sans la toucher lui apparait impossible. Elle a besoin d’aide.
— Marie, écoute-moi bien, dit-elle, je vais monter jusqu’à la fenêtre, y attacherai le câble, descendrai vous chercher et vous hisserai sur l’allège, elle est assez large pour nous accueillir tous les trois mais pour atteindre la fenêtre, je dois franchir la poutre, si je m’appuie sur elle, je risque de casser le câble et de nous faire tomber, pour monter sans toucher à la poutre, j’ai besoin de ton aide.
Sophia a débité ces phrases d’un seul tenant. Marie dévisage la princesse, essayant de comprendre.
— Marie, reprend la princesse vivement – elle fatigue – vite, saisit la bretelle de mon corselet et retiens moi.
Cette fois, Marie n’hésite pas. Agrippant de sa main gauche le câble de ceinture, elle attrape avec sa main droite le vêtement de la princesse.
— Bien, dit Sophia, en se donnant une impulsion vers le haut.
Pendant deux secondes, Sophia abandonne ses prises manuelles et, retenue par Marie, s’aidant uniquement de ses pieds, franchit deux pierres, puis d’un coup de rein relance ses mains vers le joint au dessus de la tête de Marie et s’y agrippe.
— C’est bon, Marie, dit-elle dans un souffle.
Marie lâche la bretelle. Sophia place un pied sur le joint au dessus de la traverse et, ainsi assurée, poursuit son escalade. Enfin, elle saisit la grille et se rétablit sur l’allège. La sueur dégouline sur son visage. Elle regarde ses mains ensanglantées qui tremblent. Elle prend un profond respire et jette un coup d’œil sous elle : à ses pieds, Marie et Valentin qui enlacent leur bout de bois et tout en bas une foule silencieuse qui la regardent. Elle déroule le câble, en attache une extrémité à la grille, en vérifie la solidité : les fers et le chanvre résistent. Elle tourne le torse et, dos au vide, se laisse glisser entre Marie et Valentin, pose ses orteils sur le joint au dessus de la traverse, s’accroupit et se retenant au câble avec la main gauche, tend la main droite vers Valentin.
— Donne ta main, dit-elle calmement.
Tout en maintenant sa prise sur le montant, le gamin s’exécute, Sophia attrape le bras tendu.
— Valentin, ne crains rien, je te tiens, laisse le poteau.
Le gamin desserre sa prise et d’un seul coup se voit soulevé, propulsé au dessus de la tête de la princesse ; il atterrit sur l’allège, à genoux, la poitrine contre le grillage de la fenêtre.
— Attrape la grille, crie Sophia.
Les mailles sont suffisamment larges pour permettre au gamin d’y insérer ses bras et de s’agripper.
— Ne bouge plus, dit Sophia. Marie, à toi.
Elle change de main sur le câble, se retourne et se penche vers la jeune femme.
— Marie, dit-elle, accroche-toi à mon cou.
Soutenue par Sophia que lui passe le bras gauche sous l’aisselle, Marie noue ses doigts derrière la nuque de la princesse.
— Tiens bien, on remonte.
Sophia retire sa main gauche, saisit à deux mains le câble et se hisse. Pour aider la princesse, Marie pose son pied sur la traverse. Cette impulsion est de trop. Le câble de ceinture éclate et les derniers résidus de l’échafaudage tombent sur la foule qui s’écarte en criant. Sophia et Marie, attachées l’une à l’autre, se balancent au bout du câble. Lentement, Sophia continue sa remontée, arrive à la hauteur de la fenêtre, s’agrippe au grillage et, avec son bras gauche, tire Marie qui s’assoit sur l’allège. Elle s’assied à son tour entre les enfants et aide Valentin qui n’avait pas bougé à faire de même. Puis elle fait courir le filin devant leur poitrine et en noue la seconde extrémité à côté du gamin. Ouf !
Une ovation monte du sol. C’est au milieu de ces acclamations qu’arrive le convoi des veuves.
— Marie ? hurle madame de Chabrel en déboulant de la voiture et en fonçant dans l’attroupement.
— Un miracle, lui répond mère Thérèse-Josaphat.
— Comment un miracle ? Quelqu’un veut me répondre ?
Une cinquantaine de voix se percutent pour narrer l’exploit inouï de madame la princesse Sophia. Margot de Grivald tire le curé par la manche.
— Monsieur le curé, qu’est-ce que vous en pensez, vous ? lui demande-t-elle à l’oreille.
— À vrai dire, Margot, je ne sais pas. Tu sais que je ne suis pas homme à prendre une vessie pour une lanterne mais ce que la princesse vient d’accomplir défie la raison. Je ne sais pas, Margot, je ne sais pas . . . mais je suis bien content.
— Qu’est-ce ?
Ce crie vient de l’intendant Brillant qui cabre son cheval et saute sur le sol. Madame de Chabrel court à lui et dans un discours plus ou moins cohérent raconte à la fois l’imprudence des enfants, l’effondrement de l’échafaudage et l’escalade de la princesse. Albert Soleil se fait narrer le drame par son épouse. Ya Ming, elle, assise sur son cheval, garde les yeux fixés sur grande sœur. Autour d’elle, tout le monde parle en même temps.
— On sait comment ils vont descendre ? crie-t-elle au dessus les têtes.
Sa voix forte surprend et ramène les villageois à la réalité du moment. Oui, au fait, comment les ramener de là ? Madame Zhang lance un sifflement strident et puissant ; le même sifflement lui répond du haut du clocher. Ces signaux imposent le silence. La jeune Chinoise crie quelque chose dans une langue que personne ne comprend, la princesse répond dans le même idiome, et une étrange conversation s’engage entre les deux dames, un dialogue que ne dure même pas une minute. Ya Ming pousse son cheval vers l’intendant.
— Monsieur Brillant, dit-elle, avez-vous un câble d’une centaine de pied ?
— On a celui de la cloche, interjette le curé.
— Oui, ça devrait aller, répond-elle.
— Madame, expliquez-vous ? crie madame de Chabrel.
— La princesse me dit que la meilleure façon de descendre est de se laisser glisser le long d’un câble. Celui de la cloche devrait faire l’affaire.
— Mais comment le lui faire parvenir ?
— Je m’en charge.
— Vous allez grimper vous aussi ? s’étonne l’intendant.
Elle éclate de rire.
— Non, je n’ai pas le goût de grande-sœur pour les acrobaties. J’utiliserai mon arc.
— Votre arc ? Je ne vois pas.
Plutôt que de répondre, Ya Ming talonne son cheval vers l’attroupement.
— Mesdames, crie-t-elle, j’ai besoin de fils de laine, pour plus de cent pieds de longueur. Vous avez ça ?
— J’ai une pelote, dit une femme.
— Moi, j’en ai deux, dit une autre.
— Moi aussi, j’en ai, crie une troisième.
— Apportez-moi tout ce que vous avez, répond Ya Ming, moi, je vais chercher mon arc et mes flèches.
Elle tourne bride et lance son cheval au galop vers l’auberge. Dans la cour, elle croise Jacques qui remonte de la rivière.
— Pourquoi l’énervement ? lance celui-ci d’un ton moqueur.
— Jacques, va sur la place : tu verras.
— Voir quoi ?
— Grande-sœur, Marie et le petit Valentin jouent au pigeon au sommet du clocher . . .
Petit-frère dévisage petite-sœur d’un air ahuri ; il ne comprends rien de ce qu’elle raconte mais la sent excédée. Il vient pour poursuivre mais elle l’interrompt.
— . . . vas-y, je te dis, je te rejoins tout de suite, ajoute-elle avant de s’engouffrer dans l’escalier des chambres.
Deux minutes plus tard, un étui de cuir rouge à la main, elle saute de son cheval près de l’attroupement. Déjà quelques femmes accourent avec des pelotes de laine. Un peu à l’écart, les bras croisés, Jacques garde ses yeux rivés sur Marie ; il sait qu’elle l’a aperçu car elle lui a fait un petit signe de la main. Ses compagnons de jeu, Gros-Louis et Petit-Louis le mettent au courant. Il est rassuré : grande-sœur et petite-sœur ont pris charge du sauvetage et il a pleinement confiance en leurs talents. Aussi, se contente-il d’observer. Ya Ming s’approche de Margot de Grivald, Perrine Jodare et Anne Fasant qui discutent ensemble.
— Mesdames, dit-elle, j’ai besoin de vous. S’il vous plait, déroulez les pelotes et attachez les fils bout à bout ; après, disposez le fil en serpentin, sur le sol, comme ça (elle saisit une pelote et fait une démonstration) ; le câble aussi, vous l’étalerez en serpentin, à côté du fil, et vous attacherez un bout du câble à l’une des extrémités du fil.
— Pourquoi ? demande Perrine Jodare.
— J’attacherai l’autre extrémité du fil à une flèche que je tirerai à la princesse. Elle attrapera le fil, remontera le câble, l’attachera à la fenêtre et descendra avec les enfants.
Sans poser plus de questions, les femmes se mettent à l’ouvrage. Ya Ming se tourne vers Bernard Brillant.
— Monsieur, faites reculer les gens pour donner de l’espace à ces dames.
Pendant que les veuves s’activent et que monsieur le curé court chercher le câble dans le vestibule de l’église, Ya Ming dénoue l’étui rouge, en retire un arc qui est en deux sections, emboîte l’une dans l’autre au niveau de la poignée, enfile la corde et la tend. Il s’agit d’un arc comme personne n’en n’a jamais vu, à double courbure, faite d’un bois noir et luisant. Elle tend la corde pour vérifier la flexibilité de l’arc, hoche la tête, prend une des flèches qui émergent de l’étui . . . Les femmes travaillent vite et bien ; les serpentins s’alignent sur le sol ; Anne Fasant attache le fil au câble. Ya Ming saisit le bout libre du fil, le noue à sa flèche devant l’empenne, arme l’arc, lève la tête, siffle, Sophia lui répond, elle brandit l’arc, tire et décoche. Entraînant le fil de laine, la flèche frôle le visage de la princesse et se fiche dans l’une des solives de la pyramide du clocher qui surplombe la tour de pierre. Sophia saisit le fil de laine et remonte le câble . . . enfin, elle en tient l’extrémité et s’apprête à le nouer à la grille quand, en bas, éclate une clameur de stupéfaction : le câble est trop court d’une trentaine de pieds. Le curé s’étrangle de fureur.
— Quelqu’un a une explication ? hurle-t-il.
Un silence consterné lui répond. Puis une faible réponse.
— Moi.
Un artisan s’avance timidement.
— Monsieur le curé, dit-il, vous souvenez qu’en descendant la cloche, Joachin a donné un coup de hache de trop et a sectionné le câble. Monsieur Amable a dit alors que lorsqu’on remonterait la cloche, on installerait un câble neuf.
Non, monsieur Lustrier ne se souvient pas de ça.
— Il est où, le bout qui manque ? demande l’intendant qui n’est pas moins excédé que le curé.
Personne ne répond.
— Comment on fait, alors ? crie madame de Chabrel.
— Faisons une pyramide.
Cette étrange suggestion vient du forgeron.
— Oui, explique Mathurin, la princesse et les autres descendent jusqu’au bout du câble et nous, on fait une pyramide pour monter à leur rencontre.
— Ça m’apparait une bonne idée, renchérit Ya Ming.
Elle lève la tête et crie quelque chose à Sophia qui lui répond. Elle se tourne vers maître Mathurin.
— Monsieur, lui dit-elle, la princesse accepte votre suggestion. Dès que la pyramide sera en place, elle amorcera sa descente.
— Et les autres ? s’inquiète madame de Chabrel.
— La princesse me dit que le chat sera sur le dos de Valentin, celui-ci sur le dos de Marie, et celle-ci sur le dos d’elle-même. C’est elle qui tiendra le câble.
— Sera-t-elle assez forte ? s’inquiète l’intendant.
— Monsieur, rétorque Ya Ming, si elle a réussi à monter, elle réussira bien à descendre, même avec deux enfants et un chat sur le dos.
— Qu’est-ce que vous attendez ? crie le curé.
Jacques donne une tape sur l’épaule de Petit-Louis.
— Allons-y, mon vieux.
On repousse les paillasses et les hommes forts du bourg, Mathurin, Petit-Louis, Bernard Brillant, Jacques, Aimé et Albert Soleil, et deux autres du même gabarit s’alignent en cercle, épaule contre épaule, face au centre, penchent la tête et se passent les bras autour des épaules.
— Faites-moi une place !
C’est Perrine Jodare qui veut s’insérer entre l’intendant et Jacques.
— Perrine, crie Bambin, écarte-toi, c’est une affaire d’homme.
— Mon cul, Bernard, tu m’en dois une.
Jacques soulève son bras et Perrine s’installe. Aussitôt, une demi- douzaine de jeunes hommes grimpent sur les épaules du premier cercle et se nouent en position. Trois adolescents grimpent sur le dos du second étage et s’installent à leur tour. Ya Ming admire l’agilité de ces villageois : de toute évidence, ce ne pas la première pyramide qu’ils érigent. Ils doivent être les champions de la province.
— À moi, crie Gros-Louis en s’élançant.
— Non, t’es trop vieux. En plus, c’est mon frère.
C’est Jean-Pierre Soleil qui vient d’arriver avec son père et toute sa famille. Il repousse le valet, escalade la montagne humaine et se dresse au sommet. Ya Ming siffle. En haut, Sophia répond, puis lance la manœuvre de la descente. D’abord la chatte : malgré sa réticence bien compréhensible, elle est enveloppée dans le châle de la paysanne et accrochée au dos de Valentin. Sophia saisit d’une main le long câble qu’elle a fixé au grillage, s’assoit de côté, demande à Marie de s’accrocher à son dos et de l’enlacer avec les bras et les jambes ; Marie s’exécute. Au tour de Valentin : prenant un grand respire, Valentin surmonte son vertige et grimpe sur le dos de Marie. En bas, le bourg retient son souffle. Jacques s’approche de petite-sœur et lui met la main sur l’épaule ; elle le regarde et ils échangent un sourire.
— Tenez bien, on y va, lance Sophia.
D’un coup de rein, elle se détache de l’allège, pose ses pieds sur la paroi et entreprend la lente descente. Elle atteint le bout du câble ; Jean-Pierre Soleil se dresse. Sept ou huit pieds séparent les pieds de Sophia des mains tendus de l’adolescent. Sophia et Marie jettent un coup d’œil sous elles et sans se parler comprennent ce qu’il faut faire. Marie desserre son étreinte et se laisse glisser le long du dos de la princesse et lui noue ses bras autour de sa taille.
— Valentin, souffle Marie, on y est presque. Laisse-toi glisser sur moi.
Le gamin ouvre les yeux, voit son frère sous lui, abandonne son étreinte, glisse lentement, puis se laisse tomber. Les deux frères basculent sous le choc, déboulent la tête la première mais douze paires de mains les attrapent avant qu’ils ne touchent le sol. La chatte en profite pour s’enfuir.
— Mais, c’est Minette, s’écrie le bedeau.
Aussitôt sur pied, Jean-Pierre Soleil remonte à son poste. La pyramide tangue un moment puis se stabilise.
— À toi, Marie, dit Sophia qui commence à fatiguer.
La jeune femme regarde sous elle, voit le fils Soleil qui lui tend les bras, desserre son étreinte, s’agrippe à la jupe de la princesse qui craque, se déchire mais tient bon, se retient aux chevilles de Sophia, sent deux mains qui lui effleurent les pieds.
— Attention, en bas ! crie-t-elle.
Et elle lâche prise, atterrit dans les bras de l’adolescent qui n’a pas la force de la retenir, s’écroule pour une deuxième fois, entraînant avec lui le troisième étage de la pyramide. Mais la chute des adolescents et de Marie est ralentie par les villageois qui se pressent autour de la pyramide. Marie se relève et se retrouve dans les bras de madame de Chabrel. Les adolescents remontent en haut de la pyramide. Dès que Jean-Pierre se dresse, Sophia descend, arrive au bout du câble, ne le tient plus que d’une main, regarde en bas, trois ou quatre pieds entre ses pieds et les mains de l’adolescent.
— Messieurs, crie-t-elle.
Et elle se laisse tomber, atterrit dans les bras de Jean-Pierre qui cette fois-ci entraîne l’implosion de toute la structure humaine. C’est un écheveau humain fait de torses, de jambes et de bras entremêlés qui grouille sur le sol, deux femmes et dix-huit hommes en sueur mais heureux.
L’un après l’autre, les hommes se relèvent, puis Perrine Jodare . . . la princesse se retrouve seule, assise dans la poussière, les coudes sur les genoux, le visage noirci, les cheveux défaits, les mains en sang. Marie quitte madame de Chabrel, se jette à genoux et enlace Sophia. Valentin se joint à elles. Les trois mêlent leurs larmes et leurs rires. Puis Marie se redresse et court se blottir dans les bras de Jacques.
La nuit vient de tomber : elle s’annonce douce et reposante.
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