MÉMOIRES DE LUMIÈRES
Sanctuaire
Plus compliqué fut le sort que l’on réserverait aux dames que la populace venait d’élever au rang d’Immortelles. Première question : où devait-on les loger ? Tous convenaient que dormir dans un temple d’hommes n’était pas une solution permanente. Quant à les accueillir au palais du gouverneur, il n’en était pas question. Les dames y auraient apporté une perturbation que le maître des lieux ne souhaitait pas. Le peu qu’il savait d’elles était qu’elles étaient de fortes têtes. Il craignait comme la peste les femmes qui avaient une opinion. Ça lui donnait la colique. Pendant que l’on supputait diverses options, Ya Ming toussa, ce qui eut pour effet de réveiller le vieux lettré. Elle prit la parole pour demander la permission de parler. Sophia réprima un sourire. Réalisant l’incongruité de l’initiative, sans consulter son supérieur, Mei se leva, s’approcha de la jeune veuve et l’invita à s’exprimer. Ya Ming s’excusa de son audace et suggéra que, peut être, on pourrait loger Sophia et elle-même dans la maison du père de la princesse, maison qui lui semblait vide. Cette idée provoqua un étonnement général. Mei sollicita l’opinion de Sophia. Surprise à la fois par la proposition de son amie et par la question du secrétaire, la princesse réfléchit un long moment. Sa réponse fut un petit chef d’œuvre de diplomatie. Citant les Entretiens familiers de K’ong Fuzi, elle dit :
— Dans le Lin Yu, le Vénérable Maître K’ung proclame plusieurs vérités qui fondent la vie chinoise. Deux d’entre elles nous concernent aujourd’hui. La première dit que ‘lorsque les morts sont honorés, la force du peuple atteint sa plénitude’ ; la seconde affirme que ‘lorsque le gouvernement repose sur la vertu et que l’ordre est assuré par les rites, le peuple acquiert le sens de l’honneur et se soumet volontiers’. Si l’on nous permettait de loger notre deuil dans un lieu à la fois connu du peuple et ayant été fréquenté par les disparus, la tradition serait respectée et acquise la fidélité du peuple.
Tang aussi bien que Mei avait saisi l’astuce de cette réponse qui contenait à la fois une soumission et un avertissement. Sophia disait à Toupei rien de moins que : Si tu acceptes l’idée de petite-soeur, tu respecteras les rites et le peuple se soumettra. Si au contraire tu la rejettes, non seulement tu violeras les lois de l’empire mais en plus le peuple se révoltera.
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