MÉMOIRES DE LUMIÈRES
Chaumière
L’installation à la chaumière se fait dans la bonne humeur. Pendant que les hommes et petite-sœur réparent les dégâts d’un précédent passage (non sans quelques commentaires ricaneurs sur la méthode de Jacques pour chasser les guêpes), nettoient, bricolent et distribuent les meubles, Sophia se rend dans le fourré à la pointe amont du Rubicond. Avec une petite hache, elle continue le travail amorcé la dernière fois, c’est-à-dire de dégager un étroit passage entre la paroi rocheuse et les arbustes, une discrète trouée que l’on ne remarque que lorsqu’on y arrive. Environ quinze pieds à l’intérieur du fourré, elle taille une espèce de chambre végétale assez grande pour accueillir trois ou quatre chevaux. Elle dégage le sol en repoussant les ramées dans les buissons, puis caresse des deux mains le mur rocheux. Elle trouve des aspérités et s’agrippant du bout des doigts et de la pointe des orteils s’élève. La méticuleuse escalade se déroule en silence et au bout d’un quart d’heure, à peine essoufflée, elle se rétablit sur la crête. Une brise chaude lui ébouriffe les cheveux ; elle coince la mèche qui l’aveugle derrière l’oreille et regarde autour d’elle. Le Chevelu de vipères, inextricable fouillis de ronces, étend ses barbelés jusqu’à l’horizon. Trois éperviers planent haut dans le ciel sans nuage. Elle se retourne : à ses pieds coule le paysage qui lui est maintenant familier. Pour se rendre moins visible d’un éventuel voyageur, elle s’allonge sur l’étroit parapet rocheux, entre le vide et les épines. Quel calme étrange ! De là-haut, la rivière semble paisible et accueillante ; pourtant, Sophia sait qu’elle est un dangereux torrent hérissé de rochers. Et cette forêt dont la cime ondule mollement ? Combien de fureurs tapies sous sa verdure n’attendent que la proie pour bondir ! Ce bois hanté de spectres, cache-t-il la clairière qui accueillera les mystérieux visiteurs ? Sa pensée s’envole vers Diderot : dans un peu plus d’un mois, le jeune homme prendra le coche car tel est son destin. Un destin qui risque de basculer dans l’horreur. Il faut sauver Diderot, lui a-t-on répété avant le départ. Tel est le but de leur mission, à petite sœur et elle. Elles ont effectué ce long voyage dans le seul but de protéger Diderot. Pourquoi ? Parce que des inconnus le menacent. Surtout parce que le monde a besoin de lui, de son enthousiasme, de sa clairvoyance, de son extraordinaire énergie, de sa sagesse aussi . . . Malgré la brise chaude, Sophia frissonne. Aurait-elle peur ? Et si c’était une horde de barbares vociférants qui sortaient de cette forêt maudite ? Serait-elle capable de les contrer, de les combattre, de les anéantir ? Nouvelle Geneviève devant un Attila moderne ! Elle rit à cette pensée médiévale : si effectivement les visiteurs ressemblaient aux barbares hunniques, elle se dit qu’elle les détecterait facilement et que, avec ses amis, elle saurait les neutraliser. Non, les gueulards hirsutes, gesticulants et désordonnés ne constituent pas les adversaires plus dangereux. Les visiteurs qu’elle craint plus que tous les autres seront ceux qui arriveront déguisés en paisibles voyageurs venant à Pyrois pour la foire de la Saint-Jean. Ceux-là seront difficiles à reconnaître. Au milieu de la foule, ils fondront sur le jeune Diderot et sans qu’il ne s’en rende compte, sans même que personne ne s’en aperçoive, et lui injecteront leur venin. Un venin qui lui empoisonnera l’esprit et le cœur. Un venin plus néfaste que mortel. Car s’il y a un destin pire que mourir empoisonné, c’est de vivre empoisonné. Sophia prend un grand respire. Encore six semaines pour se préparer : si rien ne survient d’ici la Saint-Jean, ça devrait suffire. Pour le moment, tout va bien. Mais de curieux pressentiments l’assaillent. Elle chasse cette pensée inutile, s’appuie sur son coude et observe les chemins : personne n’y circule. Sous elle, Flamberger et Désiré viennent de sortir de la chaumière en échangeant quelque plaisanterie, vont à la berline, en détachent un coffre du train arrière et le transporte à l’intérieur ; ni l’un ni l’autre n’a eu le réflexe de lever les yeux. Elle fixe le tapis de verdure à droite de la chaumière et essaie de visualiser l’assise de la chapelle. Oui, oui, ça ira, se dit-elle. Une idée lui vient : il serait bon de percer une porte dans le mur amont de la chaumière afin de pouvoir passer rapidement de celle-ci à la chapelle ; elle en parlera à petite sœur.
Avec la même prudente lenteur, Sophia redescend. Émergeant du fourré, elle voit Marie, toute fière sur son cheval, qui émerge sur le balcon fleuri et qui envoie la main.
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