MÉMOIRES DE LUMIÈRES

Religion

Jacques se réveille, sent Marie qui dort à son côté, redresse un peu la tête : il fait encore nuit.  Ouverte sur le ciel étoilé, la lucarne découpe sur le plancher un rectangle plus clair.  Avec une tendresse infinie, il caresse un moment les cheveux de la jeune femme, puis se lève sans faire bouger le matelas et va à la chaise percée derrière un paravent.  Il est surpris de constater que sa jambe ne le fait pas souffrir.  Revenant au lit, il aperçoit le sieur Glassman-Glockspiel lové dans une bergère face au foyer.

—   Vous ne dormez pas ?

—   Soyez sans inquiétude, monsieur, souffle Myop sans cesser de contempler la braise.  Celui qui espère devenir votre ami sommeille par petites touches.  En cette heure de quiétude, il jongle à vous.  Pour gagner Paris, vous devriez peut-être prendre le coche d’eau qui lance ses amarres au lever du soleil.  Vous reposeriez vos blessures tout en vous rapprochant de Paris ; ce soir vous pourriez reprendre la route.

        Jacques convient que l’idée n’est pas mauvaise.

—   Vous savez l’heure ? demande-t-il.

        Myop frappe son briquet, allume une chandelle et consulte sa montre.

—   Trois heures.

        Quelque part, une cloche lui donne raison.  Jacques s’assied à côté de Myop.

—   Mademoiselle repose ? questionne Myop.

—   Oui, n’élevons pas la voix.  Monsieur, vous êtes grand rebouteux : ma jambe va mieux.

—   Vous m’en voyez content.

—   Moi, devenir votre ami, disiez-vous ?

—   Et moi, le vôtre.

—   Cela va de soi.

—   Merci. 

        Les deux hommes échangent une poignée de main.

—   N’empêche, quelle engeance ! dit Jacques.

—   Plait-il ?

        Jacques échappe un petit rire.

—   Je ne parlais pas de vous.  Je pensais au monde absurde dans lequel nous pataugeons.  Je pensais à madame Sophia et à madame Ya Ming.  Voici deux dames bonnes comme le pain qui débarquent en France et aussitôt des brutes les agressent . . . des brutes ? le mot est faible, monsieur, plutôt des sanguinaires qui brandissent l’étendard de la religion.  Dites-moi, chez vous, fait-on le mal au nom du bien ?  Ici, c’est l’ordinaire des religieux.  Non, vraiment, j’exècre cette religion-là qui bénit le crime . . .

—   . . .  ?

        Jacques grommelle à voix basse, comme s’il se parlait à lui-même.

—   . . . je vomis ces prêtres qui se vautrent dans des chimères et ne reconnaissent jamais leur turpitude.  Ils trompent sans vergogne, ils escroquent les crédules et les faibles, ils inventent des péchés qui leur permet de vouer aux gémonies ceux qui les commettent . . .

—   . . . monsieur, votre colère monte-t-elle jusqu’à Dieu ?

—   Encore faut-il qu’il existe . . .

—   . . . ?

—   Comment vous dire, monsieur ?  Je ne suis qu’un pauvre homme, ni sagace ni érudit, et bien incapable d’imposer quoi que ce soit à qui que ce soit.  Je ne peux qu’observer et me faire une tête.  Et trop souvent, je désespère.  Car si nous galopons en ce moment sur les grands chemins, c’est parce que des prêtres s’apprêtent à torturer, violer, peut-être occire grande sœur et petite sœur . . .

—   Qui ?

—   Grande sœur et petite sœur ?  C’est ainsi que je nomme madame Sophia et madame Ya Ming.

—   Ah ?

—   Parce qu’elles me considèrent comme leur frère.

—   Vous les aimez donc ?

—   Plus que ma vie. 

—   Ce sentiment vous honore, mon ami, murmure Myop au bout d’un long silence.

—   Ce qui m’enrage, reprend Jacques, c’est que pour les sauver, et délivrer monsieur le curé . . .

—   N’est-ce pas le grand-père de mademoiselle qui est prisonnier ?

—   Le même bon vieillard, monsieur.

—   Un curé qui a une progéniture . . . ?

—   . . . peut-être ceci explique-t-il cela : un saint homme qui pratique l’amour et la tolérance n’appartient pas au clan des enragés.  Je disais que pour sauver la vie de mes amis, je doive risquer celle de mon amour.  Quelle fange !  Ma propre vie m’indiffère mais pas celle des gens que j’aime.

—   Ne dites pas ça, monsieur Flambeau, votre vie est importante pour eux.

—   Peut-être, oui, vous n’avez pas tort.  N’empêche . . .  Je les connais, ces bandits : un petit abbé vicieux, un dominicain et un forcené qui viole et égorge par plaisir.  Ces furieux ne cherchent qu’à mettre leurs grosses mains sales sur le trésor des dames.

—   Trésor ?  Elles transportent un trésor.

        Jacques garde le silence.  Est-il en train de trop parler ?  Myop s’en rend compte.

—   Ne répondez pas, monsieur, les ragots d’argentiers m’indiffèrent.

        Jacques se racle la gorge pour dissiper le moment de malaise.  Puis reprend son monologue à deux.

—   Dites-moi, monsieur, que fait Dieu face à cette injustice ?  Rien, je dis.  Dieu est la plus grande imposture de tous les temps . . .

—   . . . ?

—   Dieu, nous disent les prêtres, serait le créateur de toutes choses.  D’un geste large, il aurait fait le ciel et la terre, planté le jardin terrestre et modelé Adam et Ève.  Après, il aurait exprimé sa satisfaction ; après tout, les créatures étaient à son image.  Mais on raconte que le contentement de ce dieu si bon n’a pas duré pas parce qu’à la première incartade, il aurait expulsé l’homme et la femme du potager, et les aurait condamnées à une éternité de misère.  Une éternité de misère, monsieur, pour une peccadille.  Pourquoi ne les a-t-il pas retournés au néant, ce dieu, s’il était aussi fâché.  Mais peut-être est-il un pervers, ce dieu, pour saliver ainsi de la détresse humaine.

        Jacques se lève, fait le tour de la bergère, revient s’asseoir.

—   Sur la question de la création du monde par Dieu, murmure Jacques, sachez, monsieur, que certains contestent l’opinion des prêtres.  Eh oui, même en ce royaume très catholique !  Des esprits forts.  Peu nombreux mais discourant avec des chiffres, ils expliquent que le monde aurait débuté par un gros pétard qui aurait expédié les étoiles aux quatre coins du ciel.  Mais les astronomes ne nous révèlent pas qui aurait allumé la fameuse bombe, si ce n’est Dieu.  Dieu, toujours Dieu ! J’ai le choix entre un dieu jardinier et un dieu artificier.  Mon embarras vient de ce que ce fameux dieu, à mon avis un être plutôt fuyant, se garde bien de nous entretenir de ses petits secrets et n’est jamais là quand nous avons besoin de lui.  Comme hier, par exemple.  Malgré cette absence perpétuelle, les prêtres ne doutent jamais de son existence.  Écoutez leurs prêches : puisque Dieu a tout créé, proclament-ils, il est notre maître à tous.  Si nous, ses créatures, lui obéissons, à la fin de notre vie de misère, nous irons en son royaume ; si non, nous aboutirons en enfer ; et admettez, monsieur, que brûler sans se consumer pendant l’éternité est une idée capable d’effrayer le plus brave des mortels.  Quel abus d’autorité !  Les prêtres disent encore : puisque Dieu existe, que sert la preuve de son existence : ayez la foi.

—   . . . ?

—   Si l’usage que l’on fait de Dieu s’arrêtait à ce discours, tout le monde applaudirait.  Croire ou ne pas croire se cantonnerait dans le cœur de chacun, sans plus.  Mais la réalité est plus horrifiante.  Comme le prouve l’accusation d’hérésie contre grande-sœur et petite-sœur . . . et la détention du bon curé Lustrier.

—   Ce que vous récusez, est-ce Dieu ou les prêtres ?

—   Les deux.  Pour moi, l’idée d’un dieu unique, omnipotent, omniprésent, omniscient est une invention des prêtres.  En plus, cette invention charrie le malheur.

—   Ah ?

—   Comment vous dire ?  Autrefois, disons, avant Jésus-Christ, les peuples dominants comme les Grecs, les Égyptiens, les Romains ou les Chinois honoraient une flopée de divinités qui s’aimaient, se détestaient et forniquaient dans une jolie pagaille.  Puis vint l’idée d’un dieu unique.

—   D’où vient-elle ?

—   Du cerveau d’un capitaine voulant encourager sa troupe.  Forcément !  S’il n’y a qu’un seul dieu et qu’il bataille dans votre camp, vous êtes sûr de vaincre.  La preuve ?  Yahvé a creusé une tranchée dans la mer et Moïse a vaincu Ramsès.  Mais ce dieu unique des juifs démontre une extrême cruauté, ne trouvez-vous pas ?

—   Que voulez-vous dire ?

—   Pour convaincre le pharaon de libérer les juifs tenus en esclavage, Yahvé a égorgé tous les premiers-nés égyptiens.  Mais ces pauvres enfants n’avaient rien demandé.  Monsieur, c’est plus fort que moi, je n’aime ni les dieux ni les hommes qui assassinent les enfants.

—   . . . !

—   À ma connaissance, l’idée de dieu unique et guerrier émergea chez des peuples sémites de la rive orientale de la Méditerranée, et en Égypte, il y a trois mille ans de ça.  Chez les Juifs, c’était le Yahvé dont je viens de parler ; chez les Égyptiens, il s’appelait Rè, qui veut dire Soleil.  Puis vint Jésus, un Juif.  Il prêchait une doctrine de dieu unique différente de celle professée par les prêtres de sa nation.  Affolés, ceux-ci le firent crucifier par les Romains.  Peu de temps après, un autre personnage, Saul de Tarse, Saint-Paul, encore un Juif mais aussi citoyen romain, pourfendeur de chrétiens au profit du sanhédrin, changea d’idée sur le chemin de Damas.

—   Ah ?

—   On raconte qu’ébloui par la lumière divine, il tomba de son cheval.

—   Un coup de chaleur ? 

—   Peut-être.  Peut-être aussi un simple vire-culotte, comme en voit si souvent de nos jours.  Quoi qu’il en soit, Saint-Paul devint l’infatigable propagateur de la nouvelle doctrine.  Beaucoup l’écoutèrent.  Bien qu’à cette époque, d’autres cultes monothéistes avaient cours, ceux de Mithra ou de Sol Invictus par exemple, la secte chrétienne prospéra chez les esclaves et les petites gens.  À ces exclus de la société, Saint-Paul prêchait que s’ils ne pouvaient être heureux en ce monde, ils ne devaient pas désespérer parce qu’ils le seraient dans l’au-delà, que c’était Dieu qui leur avait tout donné même s’ils n’avaient rien reçu, que Dieu les aimait même s’il les laissait croupir dans la misère ; en retour, si eux l’aimaient et s’ils aimaient les autres comme eux-mêmes, même leurs ennemis, même leurs tortionnaires, même leurs meurtriers, ils accéderaient au royaume de Dieu où ils jouiraient de la félicité éternelle.  À vrai dire, ce sermon présenté comme un message d’espoir n’était qu’une geôle de l’esprit.

—   Vous m’étonnez.

—   Voyez un peu : Saint-Paul disait aux pauvres gens qu’ils devaient accepter sans se plaindre toutes les exactions de leur vie terrestre, courber la tête en remerciant Dieu de leur sujétion.  Au IVe siècle, la secte chrétienne prit une ampleur qui dépassa les rêves les plus  débridés des papes d’alors.  En 311, l’empereur romain du temps décéda et quatre césars s’affrontèrent pour la succession : Constantin, Maxence, Licinius et Maximin Daïa.  Licinius défit Maximin Daïa à Andrinople et régna un temps sur l’Orient ; Constantin battit Maxence près du pont Milvius, aux portes de Rome, et contrôla l’Occident.  En 313, les vainqueurs se rencontrèrent à Milan et firent la paix sans cesser de se haïr.  Dans la foulée de ce pacte de dupes, on mit fin aux persécutions religieuses qui embêtaient tout le monde et la secte chrétienne en profita.

        Dix ans plus tard, Constantin se débarrassa de Licinius, devint le seul maître de l’empire romain et se souvint que la doctrine de soumission des chrétiens pourrait lui être utile.  Il convoqua le pape et lui tint ce discours : ‘je vais me convertir au christianisme et faire de ta secte la principale religion de l’empire ; en retour, tu m’assures de ton appui indéfectible ; toi, tu auras autorité sur les consciences, moi, sur l’armée, c’est-à-dire sur tout le reste’.  Le pape accepta sur le champ.  Pensez-y un peu, monsieur, d’un seul coup, les chrétiens passaient de statut d’anciens persécutés à celui de futurs persécuteurs.  Ce pacte devait connaître une fabuleuse destinée parce qu’il se fondait sur un principe tout simple : un seul dieu, une seule religion, un seul pape, un seul empire, une seule armée et un seul empereur.  Deux hommes qui s’entendaient comme cul et chemise.  Pour souligner la rupture d’avec le monde païen, Constantin construisit une nouvelle capitale, Constantinople, où seuls les temples chrétiens furent autorisés. 

—   . . . !

        Sachez, monsieur, que ce Constantin était un doux personnage qui égorgea son père, étouffa sa femme Fausta dans son bain, assassina son fils, son neveu, son beau-père, son beau-frère, et quelques cousins.  Il avait l’esprit de famille, l’empereur chrétien.  Quant aux deux papes qui s’accoquinèrent avec lui, Miltiade et Sylvestre 1er, ils furent canonisés pour avoir bénit de tels crimes.  En fait, l’histoire ne s’est pas déroulée aussi simplement que l’espéraient l’empereur et le pape.  Peu de temps après la mort de Constantin, l’empire romain se cassa en deux : d’un côté, émergea l’empire d’Orient basé à Constantinople avec le Patriarche à la tête de l’église dite orthodoxe, de l’autre, l’empire d’Occident basé à Rome avec le Pape à la tête de l’église dite catholique.  Avec la religion juive, nous avions donc trois religions se réclamant d’un dieu unique, bon, omnipotent et tout le reste.  Puis l’empire d’Occident s’écroula tout à fait et des royaumes disparates lui succédèrent, avec des monarques qui, eux aussi, aspiraient au pouvoir absolu.  Ceux-ci conclurent avec le pape la même entente que celle passée avec Constantin. 

—   . . . ?

—   Revenons à Constantin car c’est lui qui fournit la preuve que Dieu est une invention humaine.  En effet, le bon empereur inventa le dieu qui militerait dans le sens de ses intérêts.  Il faut dire qu’à cette époque, les querelles intestines de la communauté chrétienne empêchaient Constantin de dormir.  Des factions apparaissent à tout bout de champ.  La plus sérieuse fut celle d’Arius, évêque d’Alexandrie, qui prétendait que le Dieu supérieur était le Père et que Jésus, le fils, n’était qu’un dieu subalterne.  Cette façon de voir ouvrait la porte à la possibilité de plusieurs dieux.  Ce qui terrorisait Constantin.  Qui affirme plusieurs dieux insinue plusieurs empereurs, n’est-ce pas ! 

        Pour régler le problème, Constantin convoqua les évêques à Nicée, petite ville sur le Bosphore, non loin de sa résidence impériale.  N’ayant confiance en personne, il mena le concile en personne.  Au bout d’âpres discussions, le concile condamna Arius et interdit sa secte.  Hérétiques, les Ariens.  Pourquoi ?  Parce que celui-ci professait une conception de Dieu différente de celle que voulait l’empereur, de celle qu’il venait tout juste de décréter.  Monsieur, je vous donne de mémoire la définition de Dieu telle que dictée par Constantin : «Dieu est le Dieu de Dieu, Lumière de Lumière, vrai Dieu, Dieu issu du vrai Dieu, engendré et non créé.»  Mais que faire de Jésus ?  Alors, Constantin eut un trait de génie : intégrer Jésus dans une formule incompréhensible.  Il proclama que Dieu le Père, Jésus le Fils et une troisième entité, l’Esprit, ne formaient qu’un seul dieu et précisa que le Fils était – écoutez bien ce mot, monsieur – ‘consubstantiellement’ lié au Père.  En revanche, à ma connaissance, il ne précisait pas comment l’Esprit était lié aux deux premiers.  Voilà!  Le dieu unique mais triple, fabriqué de toutes pièces, était déclaré vrai.  La confusion servait l’empereur.  Car il est plus aisé de croire à une charade qu’à une vérité.  La chose importante était l’affirmation d’autorité : le dieu que je veux existe parce que moi, l’empereur, proclame qu’il existe.  Et gare aux impudents qui oseraient prétendre le contraire !  Quant à Sylvestre 1er, trop sénile pour participer au concile, il avala le tout avec délectation.

        Mais l’épopée de ces dieux uniques ne se termina pas là.  Environ trois siècles plus tard, dans le désert d’Arabie, un prophète illettré mais aussi illuminé que Jésus, aussi énergique que Saul de Tarse, répondant au nom de Mahomet, fonda une autre secte, elle aussi monothéiste mais différent des autres.  Mahomet était à la fois chef spirituel et chef militaire.  Il conquit par la force des armes les bourgades de La Mecque et de Médine, massacra les tribus juives qui s’y trouvaient et y installa un pouvoir absolu.  Mais au lendemain de la mort du prophète, les mahométans se déchirèrent avec la même férocité que les chrétiens.  Deux factions s’affrontèrent : d’un côté, la secte des chi’ites, formée des disciples d’Ali, le gendre de Mahomet ; de l’autre, celle des sunnites qui se réclamaient du secrétaire de Mahomet, Mu’awiyya.  Au cours des siècles qui suivirent, les luttes intestines entre sunnites et chi’ites, et entre beaucoup d’autres factions, n’empêchèrent pas l’expansion du mahométisme à travers une bonne partie du monde.

        Donc, depuis mille ans, quatre religions monothéistes, à savoir la juive, la catholique romaine, l’orthodoxe grecque et la mahométane mettent le monde à feu et à sang.  Pas un jour ne se passe que le nom de ces dieux uniques ne soit brandi pour justifier d’innombrables guerres, croisades, massacres et meurtres.  Les chrétiens ne sont pas moins féroces que les musulmans, les armées de l’empereur byzantin ou ottoman se montrent toute aussi sanguinaires que celles des rois francs ou des califes de Bagdad.  Chaque camp se dit celui « des fidèles ou des croyants » et prétend sabrer celui « des incroyants ou des infidèles ».  De tous bords, les religieux mènent la charge, bénissant leur armée respective et lançant les hommes à la boucherie au nom de leur dieu unique.  Dans chaque camp, d’érudits dialecticiens concoctent de savantes doctrines pour, susurrent-ils, prouver l’existence de leur dieu unique, pour asseoir l’autorité de leurs chefs religieux, militaires et politiques, et pour justifier les crimes perpétrés contre ceux qui n’adhèrent pas à leurs préceptes.

—   Hélas !

—   N’est-ce pas, monsieur.  Puisqu’on connaît le côté bestial des hommes de pouvoir, je pourrais comprendre sans l’admettre le conflit entre les religions.  En effet, les croisades sont avant tout des guerres pour le butin.  En revanche, comment expliquer les persécutions fomentées par les prêtres contre leurs fidèles ?  Que de bûchers pour brûler des pauvres gens qui ne comprenaient même pas pourquoi on les assassinait. 

—   . . . ?

—   Sachez, monsieur, que l’une des meilleures réussites de l’église du dieu compatissant est l’Inquisition.  Elle a sévi un peu partout dans la chrétienté, beaucoup en Espagne.  Créée 1478 sur ordre du pape Sixte IV, l’Inquisition espagnole devint l’instrument de persécution des hérétiques, au profit des rois très catholiques de Castille et d’Aragon, Isabelle et Ferdinand.  En 1492, le couple royal vainquit les Maures.  Dans l’euphorie, ils promulguèrent l’expulsion de tous les juifs d’Espagne.  Quatre mois pour déguerpir !  À ce jour, cent vingt-cinq mille malheureux défilèrent devant l’Inquisition espagnole; douze mille cinq cents furent mis à mort, la plupart sur le bucher.  Comprenez, monsieur, que l’Inquisition se finançait à même les biens des condamnés.  Elle avait donc intérêt à beaucoup brûler.  Non contente de sévir à qui mieux mieux, elle humiliait les pauvres gens, exigeant d’eux qu’ils s’autoproclamassent coupables, même sans connaître les chefs d’accusation.  L’auto da fé était une cérémonie lugubre, ignominieuse, inique, au cours de laquelle les suppliciés confessaient leurs péchés devant la racaille en délire.  Puis, en guise de pardon, les inquisiteurs les rôtissaient. 

—   . . . !

—   À cause de la délation permanente qu’elle exigeait, l’Inquisition a imposé un climat de terreur.  Les libraires devaient dénoncer leurs clients, sous peine d’être eux-mêmes accusés d’hérésie.  Effrayés, plusieurs parents choisirent de ne pas faire instruire leurs enfants.  Peur de parler, peur de penser . . .

—   . . . peut-on s’empêcher de penser ?

—   Monsieur, on raisonne toujours, même au risque de sa vie.  Toute cette persécution s’appuie sur cette idée funeste de dieu unique.  S’il est unique, pourquoi y a-t-il plusieurs religions qui se réclament de lui et se combattent avec la plus extrême âpreté?  Toutes ne peuvent avoir raison car alors, il y aurait plusieurs dieux.  Si le dieu unique sait tout, il n’ignore pas ces querelles.  Alors, pourquoi ne vient-il pas signifier sa préférence ?  Je trouve ce dieu bien lointain, bien insouciant, bien léger.

—   Mais peut-être ce dieu unique reconnaît-il toutes ces religions antagonistes comme étant les siennes ?  Peut-être est-il comme un puissant financier qui posséderait plusieurs entreprises en compétition les unes avec les autres ?

—   Mais alors, ce même dieu ne serait pas aussi magnanime qu’on le dit puisqu’il laisserait ses adeptes s’entredéchirer.  Pourquoi ne freinent-ils pas les ardeurs des prédicateurs ivres de dragonnades et des barons assoiffés de sang ?  À le voir agir, ou plutôt à le voir s’abstenir d’agir, je conclus que ce dieu est peu digne de mon affection.  Monsieur, les prêtres me disent que leur dieu est bon et me soumettent cette bonté comme modèle de vie.  Fort bien !  Mais que ce dieu me montre l’exemple.  Ce que je vois, c’est un dieu qui s’arroge le droit de piller, de violer et de tuer.  Plutôt mauvais, ce bon dieu !  Pensez, monsieur, aux Albigeois que le pape Innocent III et son homme de main, Simon de Montfort, ont massacrés sans discernement.  Ça se passait au XIIIe siècle, en Occitanie.  Vous voyez où c’est ?

—   Du côté de Carcassonne ?

—   Voilà.  Dans cette affaire, l’armée du pape a massacré des chrétiens.  Réfléchissez un peu, monsieur : le pape tua d’honnêtes gens parce qu’ils pratiquaient les plus chrétiennes des vertus, l’honnêteté, la prudence et la bonté.  Pourquoi?  Parce qu’il se sentait menacé dans son autorité, le pape.  Et le roi de France, son complice, profita de cette croisade pour mener une guerre de conquête.  Pensez aussi à la petite Jeanne d’Arc que le très catholique roi de France abandonna et qu’un évêque fit occire.  Pensez aux milliers de femmes que l’on a brûlées.  Il n’y a pas très longtemps de cela, monsieur, on les a brûlées en Allemagne, en Bohème, en Lorraine, en Languedoc, sous le prétexte fallacieux qu’elles étaient des sorcières. 

—   Des milliers ?

—   Les chiffres, monsieur, vous glaceront d’horreur.  De 1550 à 1700, l’église a traîné deux cents mille chrétiens devant ses juges, dont cent soixante mille femmes.  Il y eut cent mille condamnations dont quatre-vingt mille touchaient des femmes ; les tortures qu’on leur infligea furent d’une cruauté inimaginable.  Quarante mille femmes et dix mille hommes périrent sur le bûcher.  Il faut bien comprendre que la totalité de ces gens étaient innocents puisque la sorcellerie n’est qu’une fabrication issue du cerveau embrumé des juges.

—    Pourquoi s’en prendre aux femmes ?

—   Monsieur, la haine de la femme est l’une des grandes perversités des religions monothéistes.  Dieu est toujours mâle, ses prophètes, ses prêtres, ses imams, ses rabbins le sont aussi, le message divin ne s’adresse qu’aux mâles.  Ni Moise, ni Jésus, ni Mahomet n’ont nommé des femmes dans le groupe de leurs apôtres ; depuis, la femme est exclue du sacerdoce.  Saint-Paul ne permettait pas à la femme d’enseigner : qu’elle se taise et se soumette, hurlait-il du haut de la chaire.  Les textes juifs abondent dans le même sens.  Dès les premières pages de la Genèse, la femme est culpabilisée jusqu’à la fin des temps pour avoir mangé le fruit de l’arbre de la connaissance et entraîné l’homme dans sa déchéance.  La femme est coupable, l’homme, lui, n’est que victime.  Dieu aurait dit à Ève : ‘femme, ton désir te poussera vers ton homme et lui te dominera’.  Vous rendez compte, monsieur, de ce qu’on nous raconte : l’homme ne désire pas la femme.  Il n’a pas beaucoup fréquenté les bordels, Dieu, pour affirmer une telle énormité.  Dans le Lévitique, Dieu dit que si une femme donne naissance à un garçon, elle est impure pendant sept jours . . . et si elle accouche d’une fille, elle l’est pendant deux semaines.  Monsieur, que penser de cette idée saugrenue de ‘l’impureté’ d’une femme qui vient d’accoucher ?

—   Il ne s’agit que de préceptes d’hygiène.

—   Peut-être, mais alors il faudrait m’expliquer pourquoi la naissance d’une fille génère deux fois plus d’impureté que la naissance d’un garçon.   L’alcoran affirme à peu près la même doctrine.  Par exemple, il est écrit que les droits des hommes sont supérieurs à ceux des femmes.  A propos du partage de l’héritage, la loi des mahométans stipule qu’il reviendra au mâle une part égale à celle de deux femelles.  Pourquoi cette injustice ?  Un homme peut avoir quatre épouses mais une femme ne peut avoir qu’un seul mari.

—   Qui voudrait plus d’un mari de cet acabit ?

—   Monsieur, je me suis souvent posé cette question.

         Les amis échangent un sourire triste.

—   La religion mahométane, reprend Jacques, met les femmes en prison, rien de moins ; elle les confine au harem et pour les rares sorties leur impose le port d’un voile qui leur couvre le visage.  La religion du pape fait pire : d’une part, elle pose comme modèle de la femme la vierge Marie, d’autre part, elle décrète que le rôle par excellence de la femme est la maternité.  Mais dites-moi, monsieur, comment la femme peut-elle être vierge et mère à la fois ?

—   En effet, un écartèlement plutôt obscène.

—   La persécution n’est pas une histoire ancienne.  Pensez, monsieur, à la révocation de l’Édit de Nantes promulguée il y a à peine cinquante ans : poussé par la pieuse madame de Maintenon, conseillé par le jésuite La Chaise, applaudi par l’évêque Bossuet, l’aïeul de notre roi a persécuté, bastonné, expulsé et dépouillé des centaines de milliers d’huguenots.  Pourquoi ?  Parce que, comme l’empereur Constantin avant lui, il ne voulait qu’une seule religion pour appuyer son trône unique qu’il possède, parait-il, de droit divin.  À qui profitèrent ces dragonnades ?  Aux très vertueux défenseurs de ce dieu très miséricordieux . . . comme les inquisiteurs espagnols avant eux.  Il y a une soixantaine d’années, sous le pape Innocent XI que l’on sanctifie, vingt juifs furent condamnés au bûcher parce qu’ils étaient juifs.  Aussi, deux mille Vaudois furent massacrés par les catholiques sur ordre du pape.  Aussi, vingt-quatre huguenots de Preslov, en Bohème, furent égorgés par les catholiques.  Voulez-vous des exemples encore plus récents?  Au cours des dix dernières années, le pape a emprisonné, torturé ou mis à mort de nombreux dissidents dont l’historien Pietro Giarnonne et le littérateur Enrico Trivelli.

—   . . . ?

—   Alors, vous comprenez, monsieur, quand je vois des pervers comme l’abbé des Veaux, le dominicain de la Tour Noire et le capitaine d’Hadès s’autoproclamer inquisiteurs et accuser mesdames Sophia et Ya Ming de sorcellerie et d’hérésie, je tremble . . .

        Un coq crie, un autre lui répond, Marie bouge dans le lit, Jacques s’ébroue.

—   Monsieur, dit-il en se levant, veiller me pardonner.  Je divague . . .

—   Que mon ami ne se fasse pas trop de souci : cette religion qui le tourmente ne mérite que son indifférence.  En revanche, le danger qui nous menace est bien réel.  Je tremble autant que vous, monsieur.

—   Pourquoi ?  Vous n’avez rien à voir avec ces tortionnaires.

—   Si.  Que mon ami de m’entende à son tour.  Cinq minutes suffiront.

§