BOUQUET DE LUMIÈRES

Nécessaire laïcité: Projet de Loi 94 Mon mémoire à la Commission parlementaire de l’Assemblée nationale du Québec

Projet de Loi 94
Mémoire présenté à laCommission parlementaire, Assemblée nationale du Québec, mai 2010

Michel Lincourt PhD
6 mai 2010

1. Approche

À vrai dire, je me suis interrogé sur la meilleure façon de critiquer le projet de Loi 94.

D’un côté, certaines de ses propositions sont les bienvenues; de l’autre, n’abordant pas la question de fond de la laïcité, il exacerbe les dérives communautaristes et légitime des abus. Mais surtout, si l’on se fie aux déclarations de la Ministre de la justice sur la ‘laïcité ouverte’, il charrie des objectifs cachés qui, selon moi, vont à l’encontre du bien collectif de la société québécoise.

Aussi, ai-je pensé que la meilleure façon d’exprimer mon opinion serait de suggérer une alternative.

Mon mémoire comporte un énoncé des éléments positifs du projet de Loi 94, un énoncé des éléments négatifs, ma suggestion de remplacement et des notes qui apporteront quelques arguments pour appuyer mon point de vue.

J’ajoute que ma modeste contribution ne se veut qu’une pierre dans la construction collective de la laïcité.

2. Éléments positifs du projet de Loi 94

Au nombre de trois, ils ne sont pas négligeables :

a. le projet de loi affirme le principe de la neutralité de l’État ; il était grand temps de le faire ;

b. il proclame aussi celui de l’égalité entre les femmes et les hommes ; je croyais ce principe déjà affirmé dans les chartes des droits et libertés ; mais ça ne nuit pas de le répéter ;

c. il impose l’obligation de faire affaire avec le gouvernement du Québec à visage découvert ; voilà une prescription nécessaire mais, selon moi, insuffisante.

3. Éléments négatifs du projet de Loi 94

Ils sont importants.

Le fond du problème des accommodements à motif religieux est l’absence de définition législative de la laïcité. Aussi longtemps que l’on ne reconnait pas la laïcité en tant que valeur fondamentale, aussi longtemps qu’on ne proclame pas une réelle neutralité de l’État, le malaise social perdurera, s’amplifiera, bientôt deviendra hors contrôle. Le projet de Loi 94 n’aborde pas cette question de fond. Pendant qu’il règle le problème de la burqa et du niqab au sein de l’administration gouvernementale, il en fait surgir cent autres : des signes religieux ostensibles ou ostentatoires dans la sphère publique, des masques qui circulent sur la rue et parfois manifestent de façon violente, des fondamentalistes qui dénaturent les chartes des droits au profit de leurs croyances et au détriment de la majorité, des groupes qui piègent les élus et célèbrent un service religieux dans l’édifice de l’Assemblée nationale, du proxénétisme religieux dans les collèges, des cours d’éthique qui ne sont rien d’autre qu’un endoctrinement religieux, des garderies qui imposent une religion aux enfants, des écoles religieuses délictueuses, le retour de la censure en matière d’art visuel, des privilèges accordés de façon arbitraire, des ententes secrètes conclues en petit comité qui influencent de façon indue l’ensemble de la société, etc.

Bien qu’il soit urgent de proclamer la neutralité de l’État, la définition de neutralité que propose le projet de Loi 94 est incomplète. Le problème de son interprétation reste donc entier. Par exemple, la définition proposée n’inclut pas les agents de l’État. Certains pourraient prendre avantage de cette carence pour alléguer que l’État, en tant qu’institution abstraite, est neutre mais que les agents de ce même État pourraient ne pas l’être. Ce qui est absurde. C’est comme si l’on affirmait que les tribunaux sont impartiaux mais que les juges pourraient de pas l’être.

Au Québec et au Canada, le principe de l’égalité des sexes est établi dans les chartes. Néanmoins, il est constamment battu en brèche par de nombreux accommodements au profit de doctrines ou de pratiques, religieuses ou communautaristes, qui prônent ouvertement la supériorité de l’homme sur la femme. À part l’obligation de traiter avec le gouvernement à visage découvert, le projet de loi n’apporte aucune solution à ce problème de fond. Tout au long de la Commission Bouchard-Taylor, les Québécoises furent nombreuses à crier leur désarroi devant l’évidente régression de la condition féminine. Il est du devoir des parlementaires de les écouter et d’agir pour sécuriser les acquis. Et pour affranchir l’État des doctrines misogynes.

Notons en passant que les doctrines misogynes sont aussi homophobes.

L’une des failles de l’actuel projet de loi concerne l’introduction de l’arbitraire dans la gestion de la chose publique. La plus remarquable différence entre la pratique démocratique et la pratique religieuse se situe sur le plan de la raison. La pratique religieuse s’appuie sur des dogmes de foi, c’est à dire sur des préceptes qui échappent à tout entendement fondé sur la raison. Au contraire, la démocratie se veut rationnelle. En démocratie, on discute librement des lois. Au sein des religions, on se soumet aux dogmes. En démocratie, c’est l’assemblée dûment constituée des élus de la nation qui vote et qui promulgue les lois; c’est le gouvernement qui en assure la bonne exécution; et ce sont les tribunaux qui sanctionnent les abus. Au sein des religions, le débat doctrinal libre de contraintes n’existe pas parce que le dogme vient d’En-haut. Au sein des religions, la décision de promulguer tel dogme plutôt que tel autre est parfaitement arbitraire. Par exemple, il n’y a aucune rationalité qui explique le dogme de l’Immaculée Conception ou celui de l’Infaillibilité du pape. Il n’y a aucune rationalité qui explique le port du voile, ou celui de la kippa, ou le choix du vendredi pour les musulmans, du samedi pour les juifs et du dimanche pour les chrétiens. Pourquoi les adeptes de ces trois religions ne pourraient-ils pas prier le même jour? Il n’existe aucune réponse rationnelle à cette question comme à toutes les autres concernant les dogmes religieux. Ce que le projet de loi 94 fait, c’est d’introduire dans le domaine rationnel de l’État un ensemble de pratiques arbitraires qui seront toujours contestées justement parce qu’elles échapperont à toute explication rationnelle. Loin d’assurer la paix sociale, cette façon de faire attisera la discorde.

Le projet de loi donne un statut juridique au concept d’accommodement. Selon moi, cette institutionnalisation de l’exception sape le fondement même de la démocratie. En effet, la démocratie consiste à édicter des règles communes pour assurer une cohésion sociale et un épanouissement à la fois collectif et individuel des citoyens. Si l’on décrète a priori que chaque règle sera grevée d’exceptions octroyées de façon arbitraire par des petits comités, à la demande de tous et chacun, on sabote l’esprit même de la règle démocratique et on engendre si non le chaos, du moins un malaise permanent et démobilisateur. Ou une réaction extrémiste. Cet aspect du projet de loi est à rejeter.

Face aux accommodements pour motifs religieux qui se sont multipliés depuis une vingtaine d’années, le malaise social s’intensifie de jour en jour. Ce malaise est ressenti non seulement au Québec mais aussi dans toutes les démocraties. De façon maladroite, le projet de Loi 94 tente de réagir à ce malaise. Mais il ne s’interroge pas sur les causes du phénomène. Et, sauf sur la question de l’obligation de traiter avec le gouvernement à visage découvert, il n’apporte aucune mesure corrective.

Le projet de Loi 94 se présente sous une fausse représentation. En effet, alors que, dans son titre, il proclame qu’il s’agit d’une Loi établissant les balises encadrant les demandes d’accommodement dans l’Administration gouvernementale et dans certains établissements, dans son contenu, il n’en est rien. À part l’obligation de faire affaire avec le gouvernement à visage découvert, on cherche en vain les autres balises.

En n’abordant pas le problème de la laïcité, et en remettant aux petits comités la responsabilité de décider des accommodements au cas par cas, les parlementaires se déchargent de leurs responsabilités au profit de bureaucrates, de tribunaux et de commissions qui délibèrent à huis clos. La conséquence de cette incurie est grave. En effet, les Québécoises et les Québécois voient se construire un projet de vie commune qu’ils ne souhaitent pas, assistent à l’érosion de leurs acquis sociaux et politiques, et constatent avec consternation le retour en force du pouvoir religieux dans la sphère politique. Et qui dit pouvoir religieux dit interdits multiples, censure, aliénation des femmes, persécution des homosexuels, endoctrinement des enfants, et retour du règne de l’arbitraire.

L’article 5. du projet de loi dit « qu’un accommodement ne peut être accordé que s’il est raisonnable, c’est-à-dire s’il n’impose . . . aucune contrainte excessive . . . etc. » Encore ici, on se noie dans le flou. Il y aura autant d’interprétations de la notion de ‘contrainte excessive’ que de petits comités.

On doit se poser la question : Pourquoi un tel déferlement d’accommodements à motif religieux est-il possible chez nous ? Il y a sans doute plus d’une raison, comme par exemple notre gentillesse, notre sens de l’hospitalité, notre naïveté, notre insouciance . . . Mais je pense que l’une des raisons fondamentales est qu’en cette matière, nous pataugeons dans un navrant flou juridique. Le projet de Loi 94 ne fait qu’épaissir ce visqueux marécage.

À mon sens, le projet de Loi 94 cache un agenda caché. Pendant qu’il promulgue l’obligation de faire affaire avec le gouvernement à visage découvert, il passe sous silence tous les autres problèmes soulevés par les accommodements à motif religieux, il justifie l’enfermement communautariste et encourage toutes les autres dérives. Il ne s’agit pas d’un procès d’intention de ma part mais plutôt d’une réaction aux intentions avouées de la ministre de la Justice. En effet, présentant le projet de Loi 94, elle a affirmé que son texte s’appuyait sur le concept de la laïcité dite ‘ouverte’, lequel, selon moi, est une idée insensée et dangereuse. Réfléchissons un peu : Qui dit ‘laïcité ouverte’ pose immédiatement la question : ouverte à quoi ? Et la réponse, toujours, est celle-ci : Ouverte à toutes les pratiques religieuses ou communautaristes. Cela signifie qu’on obtient une ‘laïcité religieuse’. Ce qui est non seulement une contradiction mais aussi une consternante absurdité qu’une société démocratique doit refuser.

Tel est le projet de Loi 94. C’est pourquoi une alternative m’apparait nécessaire.

4. Alternative

Le projet de loi que j’aurais aimé voir discuter en Commission parlementaire ressemblerait à celui-ci :

Loi sur la laïcité

Considérant que la dignité est une valeur inhérente à la condition humaine, et que cette dignité humaine est valorisée par les Québécoises et les Québécois,

Considérant que les Québécoises et les Québécois sont égaux en dignité, et que cette égalité citoyenne ne souffre d’aucune restriction,

Considérant que les Québécoises et les Québécois sont doués de raison et de conscience,

Considérant que les Québécoises et les Québécois doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de respect et de solidarité,

Considérant que les Québécoises et les Québécois considèrent comme désirable l’équilibre harmonieux entre les droits individuels et les droits collectifs,

Considérant que le respect de la dignité, le respect de l’égalité entre les femmes et les hommes, et la reconnaissance des droits et libertés dont les Québécoises et les Québécois sont titulaires constituent le fondement de la justice, de la liberté et de la paix,

Considérant que l’État québécois a le devoir d’assurer la cohésion sociale, la paix et la sécurité sur son territoire,

Considérant que c’est par la laïcité que la société québécoise assure le plein exercice des droits des Québécoises et les Québécois, [1]

Considérant la nécessité d’avoir un espace collectif où les valeurs citoyennes communes puissent s’exprimer,

À ces causes, l’Assemblée nationale du Québec décrète ce qui suit:

Article 1.
L’objet de cette loi est de proclamer la laïcité comme valeur fondamentale de la société québécoise, de proclamer la neutralité de l’État québécois, et d’en préciser l’application.

Article 2.
Définitions :

2.1 Laïcité : La laïcité est le principe de la séparation entre l’État et les pratiques religieuses. [2]

2.2 État québécois : L’État québécois est l’institution collective et démocratique des Québécoises et des Québécois. Il comprend l’Assemblée Nationale, le Conseil des ministres et autres les instances du gouvernement, les partis politiques, les tribunaux, les cités et villes, l’administration gouvernementale [3], les établissements, les associations, les sociétés, les régies, les commissions, les autorités, les organismes publics, parapublics ou privés, qui reçoivent de façon récurrente des subsides, des subventions ou un financement quelconque provenant de l’État, ou qui bénéficient d’un régime fiscal ou d’un arrangement administratif particuliers.

2.3 Agent de l’État québécois : Est un agent de l’État québécois un élu, un administrateur, un conseiller, un membre d’une commission ou d’une autorité, un gestionnaire, un consultant, un employé, à plein-temps ou à temps partiel, salarié ou bénévole, ou d’une façon générale toute personne qui œuvre au sein de l’État québécois tel que défini à l’article 2.2 de la présente loi.

2.4 Neutralité : Qualité de l’État qui le place au-dessus des religions, croyances ou idéologies particulières.

2.5 Espace public : Constitue l’espace public tous les lieux du territoire québécois, intérieurs ou extérieurs, appartenant au domaine public ou à l’entreprise privée, à l’exception des lieux de résidence.

2.6 Espace de l’État : Constitue l’espace de l’État tous les lieux, intérieurs ou extérieurs, où s’exerce l’activité de l’État tel que défini à l’article 2.2 de la présente loi, ou tous les lieux, intérieurs ou extérieurs, où officient les agents de l’État tels que définis à l’article 2.3 de la présente loi.

Article 3.
La laïcité est une valeur fondamentale de la société québécoise.

Article 4.
Au sein de la société québécoise, l’égalité entre les hommes et les femmes est un droit qui ne souffre d’aucune dérogation.

Article 5.
5.1 L’État québécois est neutre dans sa constitution, dans les lois et les règlements qu’il promulgue, dans son administration, dans ses politiques, ses pratiques et ses activités.

5.2 La neutralité s’applique à tous les agents de l’État, dans l’exercice de leur mission, dans leurs pratiques, leurs activités, leurs attitudes ou leurs comportements.

5.3 Dans l’exercice de leurs fonctions ou dans les lieux où ils officient, les agents de l’État ne portent aucun vêtement ou couvre-chef, n’arborent aucun insigne ou aucune décoration, qui exprime une doctrine, une croyance, une religion, une appartenance politique ou une idéologie étrangère à la fonction laïque qu’ils exercent.

Article 6.
L’espace de l’État est utilisé exclusivement aux missions laïques de l’État.

Article 7.
Les fonds publics sont utilisés exclusivement au profit des missions laïques de l’État.

Article 8.
8.1 Dans l’espace public québécois, les citoyens, résidants et visiteurs circulent à visage découvert.

8.2 Fait exception à cette pratique générale décrit à l’article 8.1, le port d’un pansement ou d’un masque chirurgical prescrit par un médecin ou par l’autorité de la santé publique, pour un motif médical. Fait exception aussi le port d’un masque protecteur porté par des participants lors d’un événement sportif. Fait exception aussi le port d’un vêtement pour protéger le visage contre le froid.

8.3 Aucun individu, aucun groupe, aucune organisation ne peut inciter ou obliger une personne à porter un masque dans l’espace public québécois.

Article 9.
Dans l’espace de l’État, les enfants mineurs ne portent aucun vêtement, insigne ou couvre-chef qui exprime une doctrine, une religion, une croyance, une appartenance politique ou une idéologie.

Article 10.
Toute dérogation au principe de la laïcité ou à la neutralité de l’État est votée par l’Assemblée nationale du Québec.

Article 11.
Dans un délai de un an après la date de la mise en vigueur de la présente loi, la Charte québécoise des droits et libertés de la personne et le Code civil du Québec sont amendés en fonction du principe de la laïcité, de l’égalité entre les hommes et les femmes, et de la neutralité de l’État.

Article 12.
Advenant le cas où la présente loi est déboutée par la Cour suprême du Canada, en tout ou en partie, afin de maintenir son application, le Gouvernement du Québec invoquera la disposition de dérogation inscrite à l’article 33 de la Charte canadienne des droits et libertés.

Article 13.
Le ministre de la Justice est responsable de l’application de la présente loi.

Article 14.
Sous réserve de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne, les dispositions de la présente loi ont préséance sur toute disposition ou stipulation inconciliable d’une loi, d’un règlement, d’un décret, d’un arrêté, d’une directive, d’une convention ou d’un autre acte ou document.

Article 15.
Les dispositions de la présente loi entreront en vigueur au plus tard un mois après la date de son adoption par l’Assemblée nationale du Québec.

5. Notes

5.1 Tolérance à sens unique
Peut-on renverser le sens du discours ? Depuis quelques dizaines d’années, on assiste à une succession de requêtes faites par des groupes religieux pour obtenir un accommodement qui les satisfasse. Si la société civile acquiesce trop facilement, comme dans le cas des vitres givrées du YMCA, elle se couvre de ridicule et doit faire marche arrière. Si elle refuse, elle doit se défendre contre des accusations de racisme, de xénophobie, d’antisémitisme ou d’islamophobie. Quoi qu’il en soit, c’est toujours la société civile qui porte l’odieux du discours.

Mais les religions, elles, font-elles leur bout de chemin dans la recherche de vie harmonieuse en société ? Prenons par exemple l’égalité des sexes. Les chartes promulguent l’égalité des femmes et des hommes, mais les religions proclament la supériorité de l’homme sur la femme. En retour des accommodements qu’elle leur concède, la société civile pourrait-elle demander une modification de leur doctrine pour se conformer à la valeur citoyenne de l’égalité des sexes ? À mon sens, une telle tentative d’accommodement mutuel relève de l’utopie. Le malaise social provient de ce déséquilibre. Toujours, c’est la société civile qui plie, jamais les religions.

La tolérance est un chemin sur lequel on circule dans les deux sens.

5.2 Dérapage
Issue du droit du travail et définie par Cour suprême du Canada en 1985, la notion d’accommodement est l’obligation faite à un employeur « d’accommoder » un employé pour qu’il puisse pratiquer sa religion, dans la mesure où cet arrangement n’entraîne pas un préjudice déraisonnable à l’entreprise.

Donc, au début, l’accommodement n’est rien de plus qu’une exception à la règle générale, reliée à l’individu qui l’obtient. Lorsque celui-ci quitte son emploi, ou cesse de pratiquer sa religion, ou décède, l’accommodement tombe. Donc, à ce moment, l’accommodement n’est pas un droit, encore moins un privilège.

Mais rapidement, la notion d’accommodement prend de l’ampleur, s’étend à des groupes, acquiert le statut de pratique permanente. Il s’en suit que l’exception temporaire accordée à un individu devient un ‘droit acquis’ transférable à d’autres. À ce moment encore, l’accommodement reste une réponse à une demande.

Cependant, dans la foulée, certaines administrations publiques prennent l’initiative d’aller au devant des demandes, et édictent des règlements à titre préventif. Du coup, l’accommodement cesse d’être une exception, cesse d’être une réponse particulière à une demande particulière. Il n’en faut pas plus pour que l’accommodement s’incruste dans le système. Au sein de certaines administrations, la convention collective est amendée pour accorder des congés additionnels aux pratiquants d’une religion. L’accommodement devient un privilège.

La notion d’accommodement en tant que privilège arbitraire fait tache d’huile. À la RAMQ et à la SAAQ, par exemple, le même accommodement est accordé à certains et refusé à d’autres. Ici, l’accommodement au motif religieux prime sur l’accommodement au motif citoyen.

Enfin, avec la décision du ministère de l’Éducation de modifier en catimini tout le calendrier scolaire pour le plier aux pratiques de six ou huit écoles religieuses qui n’ont jamais respecté la loi, ce n’est plus la règle qui accommode l’exception, c’est l’exception qui dicte la règle. Ce n’est pas le délictueux qui s’amende pour se conformer à la loi, c’est la loi qui s’atrophie pour perpétuer le délit.

Cette consternante dérive porte en elle le germe de graves conflits sociaux. C’est pourquoi il devient impérieux de la contrer immédiatement par une proclamation solennelle de la laïcité et de la neutralité de l’État québécois.

5.3 Dignité humaine
Rappelons que la dignité humaine est au cœur de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Ce monument de la civilisation débute comme suit :

« Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde. »

Peut-on imaginer une situation où il serait admissible que la dignité humaine soit battue en brèche ? Si les droits sont égaux et inaliénables, ne doit-on pas en conclure que les ‘membres de la famille humaine’ sont aussi égaux, et que cette égalité est, elle aussi, inaliénable ? Ne pourrait-on pas ajouter que l’institution qui garantie la dignité humaine, l’égalité entre tous les membres de la famille humaine, femmes et hommes, et le respect des droits, c’est-à-dire l’État démocratique et neutre, doit lui aussi être à l’abri de toutes formes d’amputation ?

5.4 Laïcité et droits
N’est-il pas abusif de mettre en opposition la laïcité et le libre exercice des droits ? En fait, la laïcité et le libre exercice des droits sont solidaires, nécessaires l’un à l’autre. Même plus, la laïcité est la condition sine qua non de l’existence et du libre exercice des droits. Supprimez la laïcité, vous obtenez une théocratie. Et du coup les droits disparaissent. Pourquoi ? Parce que la théocratie ne se préoccupe pas de justice ou de liberté de conscience, mais de la seule conformité à ses dogmes. Pour preuve, observez les pays où la laïcité n’existe pas. Que voyez-vous ? Une société de censure, de persécution et d’enfermement.

5.5 Epouvantail juridique
L’argument juridique qui laisse entendre que tout projet de loi concernant la laïcité sera battu en brèche par la Cour suprême est irrecevable à sa face même. Voici pourquoi. Au Canada, au Québec, nous vivons en démocratie. Et, en démocratie, c’est le peuple qui a le dernier mot. La décision récente du président Peter Milliken qui confirme la suprématie du Parlement sur le gouvernement va dans ce sens. En démocratie, toujours, en toutes circonstances, c’est le peuple qui décide. Si les élus du peuple votent une loi qui promulgue la laïcité et la neutralité de l’État, les tribunaux ont le devoir de faire respecter.

En plus, plusieurs juristes pensent qu’il n’est pas aussi évident que ça qu’une loi fondamentale sur la laïcité soit déboutée par la Cour suprême. [4]

Enfin, le cas échéant, il sera toujours possible de faire appel à la disposition de dérogation.

5.6 Paix sociale
Si l’on veut assurer la paix sociale et la liberté de pensée, si l’on veut favoriser le ‘mieux vivre ensemble’ (pour prendre une formule à la mode), on doit instituer une laïcité libre de tout qualificatif. C’est seulement de cette façon que les balises seront claires, évidentes, prévisibles et acceptées par tous.

5.7 Deux poids, deux mesures
Un mot sur le port signes religieux ostensibles chez les agents de l’État. Ceux qui supportent l’idée que les fonctionnaires peuvent sans problème porter un signe religieux ostensible allèguent que ce n’est pas parce que cette personne affiche sa foi qu’elle aura nécessairement une attitude biaisée dans son travail, notamment dans sa relation avec des patients, des élèves ou le public en général. Soit. Mais qu’en est-il du point de vue du bénéficiaire ? Que faire si celui-ci se déclare lésé dans ses droits par un tel affichage de signes religieux ? Ce cas s’est présenté récemment. Un bénéficiaire de la RAMQ a allégué un motif citoyen et a demandé à ne pas être servi par un fonctionnaire exhibant un signe religieux ; on l’a envoyé paître à la queue de la file. Et la commission des droits de la personne a entériné la décision de la RAMQ. Mais il y a d’autre cas où le bénéficiaire avait été accommodé. Par exemple, à la RAAQ, un client à l’évaluation pour un permis de conduire a allégué un motif religieux et réclamé un évaluateur du même sexe. La RAAQ l’a accommodé et la Commission des droits de la personne a entériné cette décision.

Que penser de cette différence de traitement ? Pourquoi la commission reçoit favorablement un motif religieux et refuse-t-elle un motif citoyen ? La raison que donne la commission pour justifier ses décisions pour le moins arbitraires, c’est que la laïcité et la neutralité de l’État ne sont pas proclamées. Et par conséquent, elle ne possède aucune assise pour appuyer ses décisions.

5.8 Liberté
Souvent on entend l’argument suivant pour appuyer le prétendu droit de circuler masqué ou d’afficher ses convictions religieuses au sein des activités de l’État. On dit : La proclamation de la laïcité et de la neutralité de l’État limitera la liberté des individus. Mais depuis quand l’exercice de la liberté est-il sans limite ? Toute loi démocratiquement promulguée est une limite d’une certaine forme de liberté afin de faire en sorte que l’ensemble des libertés puisse s’épanouir. Par exemple, la pédophilie, l’inceste, la polygamie et le viol sont interdits par la loi. Ce qui a pour conséquence de limiter la liberté du pédophile, de l’incestueux, du polygame et du violeur.

5.9 Lumières
Que l’on réfléchisse à ceci. Si la démocratie existe, si l’Assemblée nationale peut se réunir et délibérer sans contrainte, si vivons dans une société de droits, si l’idée du bonheur sur terre peut être contemplée, ce n’est pas à cause des religions, c’est à cause des philosophes des Lumières. [5]

Une loi fondamentale sur la laïcité ravivera la lumière de la civilisation.

__________________


[1] Notamment la liberté de conscience et de religion, la liberté de ne pratiquer aucune religion, la liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, la liberté de la presse et des autres moyens de communication, la liberté de réunion pacifique, et la liberté d’association.

[2] On pourrait peut-être ajouter « communautaristes » à la définition de laïcité.

[3] S’il était nécessaire de préciser d’avantage la définition de l’État québécois, on pourrait inclure celle du projet de Loi 94 (avec quelques petits ajouts de mon cru). Ainsi donc, l’administration gouvernementale est constituée :

  1. des ministères du gouvernement,
  2. des organismes budgétaires, soit les organismes dont tout ou partie des dépenses sont prévues aux crédits qui apparaissent dans le budget de dépenses déposé à l’Assemblée nationale sous un titre autre qu’un crédit de transfert,
  3. des organismes dont le personnel est nommé suivant la Loi sur la fonction publique (L.R.Q., chapitre F-3.1.1),
  4. des organismes dont la majorité des membres ou des administrateurs sont nommés par le gouvernement ou un ministre et dont au moins la moitié des dépenses sont assumées directement ou indirectement par le fonds consolidé du revenu,
  5. des organismes dont le fonds social fait partie du domaine de l’État,
  6. des organismes gouvernementaux mentionnés à l’annexe C de la Loi sur le régime de négociation des conventions collectives dans les secteurs public et parapublic (L.R.Q., chapitre R-8.2) ; sont assimilés à un organisme de l’Administration gouvernementale le lieutenant-gouverneur, l’Assemblée nationale, toute personne que celle-ci désigne pour exercer une fonction qui en relève et tout organisme dont l’Assemblée nationale ou l’une de ses commissions nomme la majorité des membres ; est également assimilée à un tel organisme une personne nommée ou désignée par le gouvernement ou par un ministre dans le cadre des fonctions qui lui sont attribuées par la loi, le gouvernement ou le ministre.
  7. Sont des établissements au sens de la présente loi : les cités et villes, les municipalités régionales de comté et autres administrations territoriales, les commissions scolaires, le Comité de gestion de la taxe scolaire de l’île de Montréal, les établissements agréés aux fins de subventions en vertu de la Loi sur l’enseignement privé (L.R.Q., chapitre E-9.1), les institutions dont le régime d’enseignement est l’objet d’une entente internationale au sens de la Loi sur le ministère des Relations internationales (L.R.Q., chapitre M-25.1.1), les collèges d’enseignement général et professionnel et les établissements universitaires mentionnés aux paragraphes 1° à 11° de l’article 1 de la Loi sur les établissements d’enseignement de niveau universitaire (L.R.Q., chapitre E-14.1) ; les agences de la santé et des services sociaux et les établissements publics et privés conventionnés visés par la Loi sur les services de santé et les services sociaux (L.R.Q., chapitre S-4.2), les ressources intermédiaires, les ressources de type familial et les résidences privées d’hébergement visées par cette loi, les personnes morales et les groupes d’approvisionnement en commun visés par l’article 383 de cette même loi, ainsi que le Conseil cri de la santé et des services sociaux de la Baie-James institué en vertu de la Loi sur les services de santé et les services sociaux pour les autochtones cris (L.R.Q., chapitre S-5) ; les centres de la petite enfance, les garderies, les bureaux coordonnateurs de la garde en milieu familial et les personnes reconnues à titre de responsable d’un service de garde en milieu familial subventionnés en vertu de la Loi sur les services de garde éducatifs à l’enfance (L.R.Q., chapitre S-4.1.1).

[4] La Cour suprême a déjà erré.

Votre réponse à “Nécessaire laïcité: Projet de Loi 94 Mon mémoire à la Commission parlementaire de l’Assemblée nationale du Québec”

  1. Bernard Mousseau dit:

    22 Juil, 10 a 20 h 50 min

    Cher Michel,

    Je suis très impressionné par l’ensemble des opinions et idées que tu que tu fais valoir dans ton site. J’imagine à peine les milliers d’heures de lecture, de réflexion, de recherche et sûrement de discussion qu’exige la capacité de rédiger des opinions aussi claires sur des sujets complexes et abstraits comme ceux que tu abordes. Je suis fier de te dire que j’ai les mêmes opinions que toi mais j’y arrive beaucoup plus par intuition et par le bon sens que, comme toi, par la raison qui suppose une érudition que je n’ai pas. Merci de m’avoir fait connaître  » Les Lumières  » dont je ne soupçonnais pas l’existence et que j’espère apprivoiser dans les années de retraite qui se pointeront très bientôt. N’empêche qu’il est triste de penser qu’il n’y a peut-être pas de penseur, de philosophe pour guider les bras du Gouvernement. Se peut-il que les politiciens aient à ce point peur de la mort, que la crainte de la punition éternelle les empêche de proclamer la laïcité de l’État; à moins que ce soit la crainte des sondages….. qui sait?

    Merci de tes lumières, bonne santé et au plaisir de se revoir avant un quelconque décès.

    Bonjour!

    Bernard Mousseau