BOUQUET DE LUMIÈRES
La conscience moribonde
Voici le texte de la conférence donnée au Centre humaniste de Montréal, samedi dernier, 14 0ctobre 2023. La conférence était suivie en direct via Zoom. L’événement était organisée conjointement par le Mouvement laïque québécois et l’Association humaniste du Québec.
La conscience moribonde / Michel Lincourt PhD
Notre mission future
Nul ne contestera qu’il est parfois nécessaire de nous interroger sur notre avenir. C’est un petit exercice qui nous permet de dépoussiérer notre passé et d’astiquer notre présent. Depuis le siècle des Lumières, les principaux adversaires de la laïcité et de l’humanisme sont l’Église catholique et l’Islam ; mais ce temps semble révolu : aujourd’hui, nos principaux adversaires sont les toutes puissantes sociétés du numérique et notre principale tâche est de combattre leur totalitarisme consumériste.
Ces jours-ci, les religions monothéistes affichent une mine plutôt triste. Plombées par leur misogynie, leur immobilisme, la sclérose de leurs discours et les inepties de leur clergé, elles s’embourbent dans un balbutiement mensonger, voient leur influence s’étioler, deviennent stériles ; le seul pouvoir réel qui leur reste est celui de nuire ; elles ne peuvent plus conquérir. En revanche, en trente ans, les sociétés du numérique ont érigé leur place au soleil, touchent en ce moment à peu près tout ce qui bouge sur la planète, accumulent une richesse largement plus importante que celle des religions et distillent une idéologie aussi ubiquitaire que délétère.
Interdépendance
Mesdames et messieurs du MLQ et de l’AHQ, vous le savez aussi bien que moi, notre mission est double ; à la fois promouvoir la primauté de l’Homme comme fondement philosophique de notre monde et instituer la laïcité comme l’un de ses plus importants facteurs d’harmonie sociale. L’Homme, disait Protagoras à Périclès, est la mesure de toutes choses; je pense qu’il répéterait aujourd’hui sa maxime sans rougir. Ce pourquoi nous ne cesserons de réclamer que nos règles sociétales soient empreintes d’une empathie basée sur une rationalité bienveillante, ce pourquoi nous continuerons de lutter pour que soient respectées notre égalité en droit, l’universalité de notre bien commun, la défense de notre liberté de conscience, la diffusion de notre savoir et la maîtrise de notre temporalité. Nous reconnaissons aussi que la laïcité et l’humanisme ne peuvent s’épanouir qu’en démocratie.
Ces valeurs interagissent. C’est un trait de notre monde. Notre besoin de socialisation requiert la communication, laquelle forge notre condition humaine. L’échange perpétuel de messages influence tout autant notre progression individuelle que notre évolution collective. Nos modes de communication s’additionnent, souvent s’entrechoquent : nous nous parlons de vive voix, ou par l’écrit, ou encore à travers des porte-voix, les médias, le téléphone, la radio, la télévision, l’internet et les réseaux sociaux. Le flux de nos messages ne se tarit jamais.
Le progrès vers un monde meilleur s’appuie sur notre entraide et sur le partage équitable des fruits de notre labeur. Dans l’autre sens, la dégénérescence d’un pan de notre monde entraîne la déliquescence des autres ; par exemple, autrefois l’esclavage de l’Empire romain a retardé le développement des arts mécaniques et de nos jours le néolibéralisme amplifie l’inégalité économique. On estime qu’aujourd’hui, c’est la combinaison de plusieurs dérèglements – politique, économique, social, culturel et technologique – qui provoque l’asphyxie de notre planète. Je pense que le risque de notre extinction prématurée augmente de jour en jour.
D’où vient notre inquiétude ? À mon avis, la réponse à cette question est triple, d’abord elle émerge de notre prise de conscience de la réalité, ensuite elle s’amplifie par le partage de nos expériences, enfin elle se solidifie dans la durée. Essayons de clarifier ces termes.
La conscience
Notre intellection du péril existentiel démarre par notre prise de conscience de cette fâcheuse réalité. Mais qu’est-ce que la conscience ? Selon le Dictionnaire culturel de Robert, « la conscience est la faculté que nous avons de connaître notre propre réalité et de la juger. » Dans son Vocabulaire technique et critique de la philosophie, André Lalande ajoute que « la conscience morale est la propriété de porter des jugements normatifs sur la valeur de certains actes individuels et spontanés. » Rappelons-nous que la conscience morale est celle que les idéologies totalitaires corrompent dans le sens de leur intolérance ou de leurs intérêts. Par exemple, c’est dans cet esprit que la religion catholique a inventé la charge de ‘directeur de conscience’.
La conscience est cette mystérieuse faculté d’observation, d’introspection, de questionnement et de compréhension. Elle peut être proactive ou réactive. Elle est cette capacité de nous voir heureux ou malheureux, indolents ou excités, insouciants ou inquiets. C’est par notre conscience que nous percevons avec éblouissement ou stupeur notre monde intérieur y compris le fait étrange que nous sommes conscients d’être conscient, c’est aussi par elle que nous percevons le monde que nous habitons, que nous constatons l’exploitation éhontée de populations entières par quelques dominateurs, que nous assistons, horrifiés, aux guerres de religion ou de cupidité, que nous déplorons, condamnons l’extraction abusive de nos ressources, la pollution de notre planète et le dérèglement du climat. C’est encore par notre conscience que nous découvrons l’ubiquité impudique des réseaux numériques, que nous percevons dans les médias la répétition jusqu’à la nausée de messages commerciaux, qui ne sont rien d’autre que des mantras d’endoctrinement consumériste, c’est par notre conscience que nous remarquons l’effarante disparité économique et que nous voyons émerger, croître et s’enraciner les croyances les plus aberrantes, quelques-unes conquérantes, d’autres simplement ridicules. À n’en pas douter, ces jours-ci, notre conscience est fort sollicitée. Elle nous voit abasourdis et elle maudit notre impuissance à contrer les nouvelles déferlantes idéologiques qui menacent de nous anéantir.
Depuis la nuit des temps, les idéologies totalitaires ne se contentent pas de vouloir orienter notre comportement, elles veulent aussi contrôler nos pensées ; leur objectif est de faire en sorte que nous sombrions dans une réalité divergente où les mots signifieraient leur contraire, d’assurer aussi que nous soyons contents de vivre dans notre prison dogmatique, que nous en venions même à en oublier les murs. Dans sa dystopie ‘1984’, George Orwell nous rappelle que « the masses never revolt of their own accord, and they never revolt merely because they are oppressed. Indeed, so long as they are not permitted to have standards of comparison, they never even become aware that they are oppressed. »
Mais le prêche des idéologies monothéistes n’a jamais cessé de se fissurer : partout, des esprits avides de liberté ont rouspété. Oui, même torturée, notre conscience sommeille sous le carcan. Moribonde peut-être, notre conscience, mais vivante.
Mais le sera-t-elle toujours ? Pouvons-nous envisager qu’elle puisse un jour disparaître de notre entendement ? Pouvons-nous concevoir que nous serions en train de glisser dans un monde où nous serions devenus imperméables à toute compréhension morale ou sociale ? Dit autrement, pouvons-nous imaginer que nous puissions vivre dans un monde où notre seul savoir serait celui dicté par des maîtres dont nous ignorerions l’existence ?
Je rappelle que la liberté de conscience est le premier droit de nos chartes. Il y a une bonne raison pour justifier cette primauté : si nous laissions cette liberté fondamentale tomber en désuétude, nous abdiquerions notre humanité. Il importe que nous protégions notre conscience comme la prunelle de nos yeux.
Le savoir
Le second fondement de notre appréhension du péril est le savoir. La multiplication des prises de conscience, leur interaction, l’accumulation des expériences et l’impérieuse nécessité d’organiser notre monde pour qu’il soit vivable nous amènent à élaborer et à convenir de règles de vie, à créer des œuvres de beauté et des lois scientifiques, et aussi à partager nos découvertes. C’est ce que nous appelons notre savoir. Il appartient à nous tous comme la lumière. Si quelqu’un escamote à son profit une part de la connaissance humaine, il commet un crime qui rejoint le génocide. De tout temps, le développement du savoir, la conservation du savoir, l’accès au savoir et le partage du savoir ont été, demeurent des droits inaliénables de tous les Humains.
Je le répète : nous devons sauvegarder notre savoir car c’est cette expérience collective qui permet de nous épanouir. Si le bonheur est la conscience de croître, le savoir qui découle de notre conscience est l’indispensable nourriture de notre bonheur.
Temporalité
Le troisième fondement de notre appréhension du péril existentiel est notre sensation du temps. Puisqu’il ne cesse de bouger, nous avons pris l’habitude de le diviser en trois périodes, à savoir le futur, le présent et le passé.
On le sait : le temps court toujours du futur vers le passé, en passant par l’instant fugitif du présent. Nous vivons constamment dans le présent : pourtant celui-ci demeure insaisissable, disparait toujours dans le passé dès que nous voulons le retenir. Quant à notre avenir, nous savons qu’il arrive, bien que nous n’y accédions jamais. À vrai dire, cette course infernale est plutôt étourdissante.
Pourtant, pourtant … le futur, le présent et le passé sont bien réels. Nous sommes conscients du temps bien qu’il soit fugace, nous connaissons le temps bien que nous peinions à l’expliquer.
Le futur est notre potentiel, notre capacité à améliorer notre sort. Nous n’avons aucune emprise sur notre passé, très peu sur notre présent parce qu’il bouge trop vite, par contre, nous pouvons planifier notre avenir pour qu’il soit plus radieux que notre passé. Je dis souvent qu’il vaut mieux construire maintenant le monde que nous souhaitons plutôt que de laisser la fatalité nous imposer sa médiocrité ; j’ajoute que le progrès, c’est la dignité augmentée pour nous tous. Coupez-nous de notre avenir et nous régresserons vers l’âge de pierre.
Le présent est le moment de notre lucidité, notre conscience de nous-mêmes et de notre monde, le théatre de notre existence. Coupez-nous de notre présent et nous deviendrons des êtres aussi inertes que des cailloux.
Le passé appartient à notre mémoire, contient notre histoire, nos souvenirs et notre identité. Coupez-nous de notre passé et nous deviendrons des êtres pétrifiés, stagnant dans un présent incertain, incapables d’envisager un avenir meilleur.
Luttes du passé
Malgré les aspérités de notre monde et les dérives de notre époque, je pense que nous sommes encore aujourd’hui aux commandes de notre conscience, de notre savoir et de notre chevauchée dans le temps. Mais il faut admettre qu’elle est fort sollicitée, notre conscience, fort contesté, notre savoir, et fort incertain, notre avenir. Car nous portons un lourd passé qui plombe notre présent, qui empoisonne nos souvenirs et qui entrave notre progression. Souvenons-nous des persécutions tous azimuts, de l’inquisition avec ses autodafés et ses bûchers, de la chasse aux sorcières avec ses féminicides en série, des dragonnades et des vexations multiples où des fanatiques immolèrent des innocents qui ne pensaient pas comme eux. Folie meurtrière de religions qui prêchent l’amour mais sèment la haine.
Devant de telles aberrations, des hommes et des femmes de bonne volonté ont réagi, continuent d’ailleurs de réagir. Dans l’antiquité, on les nommaient cyniques, stoïques, pyrrhoniens ou épicuriens. Plus tard, ils devinrent les humanistes de la Renaissance et les philosophes des Lumières, aujourd’hui ils sont les sceptiques, les gens de la libre-pensée, les humanistes et les chantres de la laïcité.
Je me dois d’en citer quelques-uns que vous connaissez sûrement.
Rabelais et Érasme. Estimant que le bien-être des peuples d’Europe valait mieux que les croyances ridicules de leur temps, ils en raillèrent les inepties et développèrent l’idée féconde de l’humanisme. Rabelais disait que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » et Érasme renchérissait en insinuant que « c’est la pire folie de vouloir être sage dans un monde de fous ».
John Locke. Il fut le premier philosophe des Lumières à formuler l’idée moderne de laïcité. En 1689, exilé à Amsterdam, il publia sa Lettre sur la tolérance, où il proposait un principe gouvernemental qui serait susceptible d’amener la paix religieuse en Europe. Il affirmait ceci: « . . . I esteem it above all things necessary to distinguish exactly the business of civil government from that of religion, and to settle the just bounds that lie between the one and the other. » Dans la foulée du philosophe anglais, Diderot, Voltaire, Rousseau et Condorcet, pour ne nommer qu’eux, développèrent les concepts de tolérance et de rationalité.
Olympe de Gouges et Mary Wollstonecraft. Des femmes lumineuses participèrent à cet effort. En 1791, la première afficha sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne et presqu’au même moment la seconde publia sa Vindication of the Rights of Woman. L’héroïne française mourut décapitée à 45 ans, au motif fallacieux de trahison ; quant à l’auteure anglaise, elle décéda à 38 ans, victime de l’incurie médicale, suite à l’accouchement de sa seconde fille.
Plus près de nous, au cours du XIXe et du XXe siècle, les Arthur Buies, Louis-Antoine Dessaulles, Georges-Henri Lévesque, Maurice Blain, Jacques Mackay et le MLF, le Frère Untel, Paul-Émile Borduas et le Refus global, et de nombreux autres, combattirent l’ultramontanisme et œuvrèrent à la déconfessionnalisation du Québec.
Quant à mes collègues du MLQ et de l’AHQ, je salue leur dévouement, leur ténacité et leur ferveur en faveur d’un monde meilleur.
Aujourd’hui
Aujourd’hui, nous pensons toujours que notre humanité se fonde sur notre liberté incluant au premier chef celle de notre conscience, sur notre accès au savoir universel et sur notre capacité à apprendre de notre passé pour façonner notre avenir. Qu’en est-il vraiment ?
Après la Seconde guerre mondiale, après avoir vaincu le nazisme et fascisme, après avoir repoussé le communisme derrière le rideau de fer, après les Trente années dites glorieuses où tout semblait facile, nous étions nombreux à estimer que nos droits étaient acquis pour toujours, à croire à la prospérité universelle, à l’éducation gratuite pour tous, aux innovations technologiques pour nous faciliter l’existence, nous pensions accéder au pays de cocagne aux loisirs perpétuels et nous avions la conviction que notre système économique, le capitalisme néolibéral, se conjuguait avec civilisation ; au demeurant, notre mode de vie n’était-il pas le summum de la félicité sur Terre ?
Oui, notre mode de vie, parlons-en. Force est de constater que, loin de nous transporter dans un nirvana fleuri, il a de plus en plus tendance à nous enfoncer dans un marécage plutôt malodorant. Comment le définir, notre monde dont nous sommes si fiers ? Il est en même temps pluriel et singulier.
Par pluriel, je veux dire que chaque collectivité qui le compose, chaque pays est un cas d’espèce avec ses besoins et ses rêves, ses sensibilités culturelles, ses angoisses identitaires et ses traits sociaux. Du point de vue de l’idéologie politique et de la gouvernance, notre monde se divise en deux, d’un côté on a des démocraties plus ou moins bancales et, de l’autre, des dictatures plus ou moins belliqueuses. Selon le Democracy Index du Economist Group qui a analysé en 2021 le régime de 167 pays, il y en a 72 qui affichent une démocratie à part entière ou imparfaite, et 95 qui vivent sous un régime oligarchique hybride ou autoritaire.
Notre monde est singulier. Qu’ils soient démocratiques ou oligarchiques, tous ces régimes ont adopté le même système économique et c’est le néolibéralisme. Pour en comprendre les principes et les ressorts, il faut relire le Consensus de Washington, adopté à la fin des années quatre-vingt, en guise de couronnement des régimes réactionnaires de Thatcher et de Reagan. En gros, disons qu’il préconise le laisser-faire étatique, la sacralité de la propriété privée, la libre circulation des capitaux, la privatisation du secteur public et l’omnipotence du marché.
D’où vient-il, ce néolibéralisme ? Non, il n’est pas le fruit d’une bizarre génération spontanée ; il est plutôt un échafaudage érigé sur une période d’un demi-siècle, un système complexe, opaque, élaboré par des têtes fortes qui croyaient que l’économie était une question trop importante pour la laisser aux mains des élus du peuple.
En août 1938, préoccupé autant par la montée du collectivisme soviétique que par celle du nazisme, l’influent intellectuel américain Walter Lippmann convoqua à Paris vingt-six collègues pour tracer les grandes lignes d’une doctrine économique adaptée au monde libre et aussi, bien sûr, en phase avec leurs convictions libérales ; les économistes autrichiens Friedrich von Hayek et Ludwig von Mises étaient du groupe.
Après la guerre, von Hayek et von Mises remettent ça ; en 1947, ils rassemblent en Suisse trente-six intellectuels, surtout des économistes, incluant de futurs prix Nobel comme George Stigler, Maurice Allais, Karl Popper et Milton Friedman ; en quelques jours, ces pontifes surdoués définissent la société ouverte et le néolibéralisme. Dans la foulée, ils fondent la Société du Mont-Pèlerin qui, depuis, se réunit tous les ans et assure la pérennité de l’héritage.
Or, cet héritage est fort mitigé. Certains diront que le régime capitaliste a engendré la prospérité, l’innovation technologique et le progrès alors que le régime communiste fut un échec retentissant. C’est vrai. Mais en même temps, on constate qu’une petite majorité profite de la richesse alors que l’immense majorité patauge dans la pauvreté. Et même dans les pays riches, nous rappelle Oxfam, l’écart entre les riches et les pauvres s’accentue. Oxfam nous dit encore que « sur la planète, la richesse des 1% les plus riches correspond à plus de deux fois la richesse de 90 % de la population mondiale … les quelque deux mille milliardaires du monde entier possèdent plus de richesses que cinq milliards d’Humains. Les deux tiers des milliardaires tirent leur richesse d’un héritage, d’une situation de monopole ou de népotisme. Les femmes et les filles sont les grandes perdantes de cette économie injuste et sexiste. »
En plus de l’inégalité économique, l’héritage des sociétaires du Mont-Pèlerin comprend la déliquescence de la démocratie, la montée d’idéologies totalitaires, l’épuisement des ressources naturelles, la pollution, la crise climatique, les guerres incessantes qui frappent autant les démocraties que les régimes despotiques, plus durement les pauvres que les riches. Le capitalisme néolibéral concocté au Mont-Pèlerin défend une idéologie absurde qui préconise une croissance infinie dans un monde fini, qui endette tout le monde au profit de quelques rentiers, qui clame que la main invisible du marché régulera au mieux notre économie tout en favorisant les combines, la justice parallèle, la création de monopoles, la corruption et la spéculation.
Une même idéologie comportementale conditionne tout le monde et c’est le consumérisme. Il y a deux ans, je publiais un essai intitulé La cacocratie ou la démocratie assassinée par le mensonge où je montrais que notre démocratie agonise, victime de ses discours mensongers, de son consumérisme outrancier, de son immobilisme pathologique, de ses contradictions systémiques, de ses pleutreries et de ses exactions. J’y expliquais que le même mantra publicitaire est répété jusqu’à la nausée sur tous les modes de communication planétaires : dit autrement, partout, toujours et sans relâche, au rythme plusieurs fois par heure, à peu près tous les médias, tous les réseaux sociaux scandent le même message propagandiste, répètent ‘achète, achète, achète, ton bonheur réside dans l’achat du dernier gadget’, réitèrent ad nauseam que l’accumulation d’un petit butin est notre seule raison de vivre.
J’y montrais en outre qu’il y a une oligarchie toute puissante, formée de banques et de multinationales, qui trône en toute impunité au-dessus des parlements démocratiques et qui gère le monde dans le sens de ses intérêts propres. Le lavage de cerveaux distillé par les multinationales du numérique nourrit l’idéologie consumériste du néolibéralisme. La publicité tous azimuts n’est rien de moins que la propagande assourdissante de l’oligarchie régnante.
Capitalisme de surveillance
Comme je le disais au début, l’adversaire de la laïcité et de l’humanisme étaient autrefois le totalitarisme basé sur la croyance religieuse, instrumentalisé par la distorsion de la conscience populaire, par la censure du savoir, et par l’oubli du passé pour corrompre le futur. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à un nouveau totalitarisme, c’est celui du capitalisme de surveillance qui entretient des ambitions similaires aux absolutismes du passé, mais qui possède une puissance propagandiste inouïe.
Pendant que j’écrivais mon livre, une autre auteure rédigeait le sien. C’était la professeure émérite de la Harvard Business School, madame Shoshana Zuboff. Son formidable ouvrage s’intitule The Age of Surveillance Capitalism.
Madame Zuboff soutient qu’un nouvel ordre économique provenant des multinationales du numérique est en train de subjuguer le monde, d’anéantir notre démocratie et d’imposer un régime totalitaire en faveur du consumérisme. Elle montre que capitalisme de surveillance proclame que l’expérience humaine est une matière première gratuite, exploitable à souhait, en secret, à des fins commerciales ; en d’autres termes, il s’agit de l’extraction, du ‘packaging’ et de la vente de nos données personnelles afin de prédire ou de manipuler nos comportements. Le phénomène de l’exploitation du ‘big data’ comportemental est ubiquitaire et sa montée semble irrésistible.
Le big data
Dans le monde des multinationales du numérique, le terme ‘big data’ signifie la colossale accumulation de données informationnelles sur nous tous. Aujourd’hui, les centres de données de Google ou de Facebook, logés partout sur la planète, travaillent en réseau et traitent en continu des trillions de trillions de ‘bits’.
L’histoire du ‘big data’ débute vers 1975. C’est à ce moment qu’on invente les microprocesseurs et qu’on miniaturise les ordinateurs. Plusieurs sociétés commercialisent le ‘Personal Computer’, Bill Gates développe le système d’exploitation Windows, Steve Jobs et Stephen Wozniak fondent Apple et inventent le Macintosh. Bientôt, tous les citoyens du monde qui se respectent possèderont leur ‘laptop’ personnel.
Ne serait-il pas formidable si ces machines pouvaient communiquer entre elles ? s’interrogent en 1990 deux scientifiques du CERN, Tim Berners-Lee et Robert Cailliau. Et ils mettent au point la plus stupéfiante invention du siècle, le système hypertexte public fonctionnant sur Internet, le ‘World Wide Web’, c’est-à-dire le réseau mondial de communication entre les ordinateurs, de même que les protocoles opérationnels pour y accéder et y naviguer.
Au départ, les premières applications d’échange de données sont altruistes : on rêve d’un monde sans frontière où l’on partagerait la connaissance. Des milliers de contributeurs développent gratuitement Wikipedia, la plus grande encyclopédie multilingue de l’histoire humaine. Deux étudiants de Stanford, Larry Page et Sergey Brin, créent Google, un moteur de recherche pour faciliter la navigation sur le Web. Un étudiant d’Harvard, Mark Zuckerberg, imagine Facebook, un réseau d’échange fraternel entre étudiants universitaires, plus tard ouvert à tous les internautes du monde. De son côté, Jeff Bezos lance une librairie en ligne, qui devient le plus gros magasin général de la planète. Ces jeunes génies ne sont pas les seuls à vouloir construire leur place au soleil : nombreuses sont les ‘start-ups’ qui tentent de prendre avantage du réseau numérique. Mais toutes perdent de l’argent. Et ce qui doit arriver arrive : les investisseurs retirent leurs billes, la bulle des ‘dot.com’ éclate en 2002 et la plupart des nouvelles pousses disparaissent.
Mais quelques-unes survivent, notamment Apple, Microsoft, Amazon, Google et Facebook. On comprend le modèle d’affaire des trois premières, elles vendent des choses : Apple vend des micro-ordinateurs, plus tard des téléphones portables, Microsoft commercialise le système d’exploitation d’à peu près tous les ordinateurs personnels qui ne sont pas ceux d’Apple, et Amazon vend tout ce que vous pouvez imaginer. Mais Google et Facebook ? Elles ne vendent rien, elles ne servent qu’à transmettre une information glanée ici et là, ou qu’à convoyer des messages. Quel sera le secret de leur succès financier ? Aujourd’hui, la réponse est évidente mais en 2005 il fallait la découvrir : il s’agissait de récupérer les données résiduelles de l’activité en ligne, de les traiter et de les offrir à des publicitaires ou à des commerçants pour diriger leurs réclames sur leurs clients, directement, exclusivement, sans bavure. On venait d’inventer la publicité ciblée. Et ça marche. Ça marche même très fort. Depuis une vingtaine d’années, la croissance de Google et de Facebook, et d’autres entreprises du numérique, est spectaculaire. Par exemple, en vingt ans, le chiffre d’affaires de Google est passé de 500 millions $us en 2002 à 283 milliards $us en 2022.
Google et Facebook
Pour illustrer le danger qui nous menace, je vais concentrer notre attention sur les deux plus importantes sociétés du numérique, Alphabet/Google et Meta/Facebook.
Alphabet est le holding qui possède Google, qui possède aussi Android, Gmail, Google Search, Google Earth & Maps (GPS), Chrome, YouTube, Pixel, Google Cloud, Google Analytics, Google Ads, Google AI et Brain, et au moins une vingtaine d’autres filiales. En 2022, Alphabet exhibe un chiffre d’affaires de 283 milliards $us, des profits de 60 milliards $us, 200 000 employés et des centres de données sur tous les continents. Google, c’est 84% du marché mondial des moteurs de recherche, 3,5 milliards de recherche chaque jour, c’est une société immensément prospère avec des clients qui le sont aussi : en moyenne pour chaque dollar investi en publicité sur Google, les clients de Google engrangent deux dollars de revenus. Alphabet est contrôlée par ses fondateurs Larry Page et Sergey Brin ; Eric Schmidt, John Hennessy et Sundai Pichai en sont aussi des dirigeants.
Meta est le holding qui possède Facebook, qui possède aussi Instagram, WhatsApp, Messenger, Meta Quest, Oculus, Horizon Worlds, et d’autres filiales. En 2022, Meta exhibe un chiffre d’affaires de 116 milliards $us, des profits de 23 milliards $us, 90 000 employés et des places d’affaires dans le monde entier. Environ deux milliards d’internautes visitent Facebook chaque jour. Meta est contrôlé et géré par son créateur Mark Zuckerberg.
Les gens de Google furent les premiers à réagir aux pressions des investisseurs. Dès qu’ils soupçonnèrent que les données excédentaires pouvaient être commercialisées, ils vérifièrent si celles-ci, analysées selon leurs objectifs commerciaux, pouvaient effectivement prédire le comportement des individus et des groupes en matière de propension à consommer. Ils développèrent des algorithmes prédictifs et les testèrent sur une émission de télévision qui se répétait cinq fois, de New York à Honolulu, sur cinq réseaux horaires. L’émission était ‘Who Wants to Be a Millionnaire ?’. À leur grande surprise, ils constatèrent que les prédictions de leur machine concordaient avec le comportement réel des participants de l’émission, cinq fois de suite.
Alors, Google, Facebook et d’autres sociétés du numérique virent s’ouvrir devant elles un fabuleux destin. Elles se mirent à recueillir agressivement les données personnelles, comportementales, psychologiques, sociales, politiques et économiques de pratiquement tout le monde sur la planète. À cette fin, Google acheta Android et développa Gmail et Google Earth, Facebook fit de même avec Instagram, WhatsApp et Messenger ; ce sont principalement ces réseaux planétaires qui monitorent en temps réel nos communications. Chaque participation sur ces plateformes, chaque recherche sur Google, chaque ‘click’ sur un post ou sur une annonce, chaque ‘Like’ sur Facebook, chaque appel sur Android (plus de 80% des téléphones portables dans le monde opèrent sous Android), chaque localisation par le GPS, chaque entrée sur le Web génère des données résiduelles qui grossissent les banques de données, nourrissent l’analyse par algorithmes ‘intelligents’ et contribuent à instrumentaliser la population planétaire vers des objectifs consuméristes. En clair, cette stratégie permet de cibler les messages commerciaux en fonction de la vulnérabilité psychologique des acheteurs, en fonction aussi de leurs habitudes de vie, de leurs allées et venues, de leurs besoins du moment, de leurs goûts, de leurs phobies, de leurs angoisses, de leurs peurs, etc. Cette technique d’analyse psychométrique se nomme ‘Big Five OCEAN’, à savoir Ouverture [à l’expérience], Conscience, Extraversion, Agréabilité et Névrosisme. Les données glanées et ‘packagées’ notamment par Google et Facebook, se vendent à prix d’or.
En plus des ordinateurs, des tablettes et des téléphones portables ‘intelligents’, les géants du numériques inventent, installent partout, des collecteurs de données, des senseurs, des écrans de télévision fureteurs, des thermostats espions, des maisons gérées à distance, des quartiers de ville branchés, des voitures espionnées en ligne via leur radio et le GPS, même des ‘wearables’, c’est-à-dire des senseurs que l’on porte sur soi, des montres branchées, des vêtements ‘intelligents’, des lunettes elles aussi ‘intelligentes’ et même des implants biosenseurs.
Un jour Mark Zuckerberg, le PDG de Facebook, se péta les bretelles et cria que « bientôt Facebook connaîtrait tous les livres lus, tous les films vus, et toutes les musiques entendues par tous les usagers de la Terre. » De son côté, Eric Schmidt, PDG de Google, répète que sa compagnie nous connait mieux que nous nous connaissons nous-mêmes.
Conséquences
Je le répète : les senseurs de Google, de Facebook et d’autres, nous espionnent sans relâche. Ils glanent des données sur toutes les facettes de notre comportement. La professeure Zuboff montre que cette invasion imposée est un crime contre notre humanité. Elle élabore à cet effet un imposant argumentaire ; l’un de ses arguments s’appuie sur le célèbre essai de Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, où le philosophe français développe le concept de la maison, du foyer, en tant que refuge par excellence. Madame Zuboff y explique que la surveillance permanente de Google et de Facebook ne constitue rien de moins que le cambriolage en continu de notre ‘home’ ; nous n’avons plus de gîte à l’abri des regards scrutateurs ; Google et Facebook violent notre sanctuaire le plus sacré.
L’intelligence artificielle fait tourner les algorithmes de Google et des autres. Avec l’irruption de ChatGPT, nous réalisons avec une certaine dose de stupeur que les ordinateurs traitent maintenant des milliards de données avec des logiciels qui apprennent de leurs erreurs ; et produisent à demande des textes ou des images aussi convaincantes que trompeuses. Ce pouvoir prodigieux inquiète même les spécialistes de cette discipline. En mai dernier, le professeur Geoffrey Hinton démissionnait de Google. Ce scientifique est une sommité mondiale en intelligence artificielle ; il a notamment développé la technologie des réseaux de neurones électroniques, essentielle à l’apprentissage automatique. En 2018, en compagnie du Français Yann Le Cun et du Canadien Yoshua Bengio, il a reçu le prix Turing, l’équivalent pour l’informatique du Prix Nobel. Expliquant sa démission de Google, il avoue que le développement récent de l’intelligence artificielle l’effraie (« ‘It’s quite scary !’, a-t-il répété).
Mais nous devons réaliser qu’il y a déjà vingt ans que les géants du numérique utilisent une technologie similaire pour analyser à leurs profits nos données personnelles. Geoffrey Hinton n’est pas le seul à paniquer.
Yuval Noah Harari, l’auteur du bestseller planétaire Sapiens : A Brief History of Humankind, dénonce vigoureusement cette surveillance intrusive et ubiquitaire, faisant remarquer que cette technologie, malgré qu’elle ne soit qu’à ses premiers balbutiements, scrute déjà « sous notre peau » (c’est son expression : ‘under our skin’), glane sur nous des données absolument intimes, des données physiologiques et psychologiques personnelles. Google, Facebook et quelques autres sociétés du numérique, dont IQVIA, violent impunément notre secret médical.
Madame Zuboff montre encore que, puisque les gens de Google et Facebook possèdent la capacité de prédire notre comportement – avec grand succès, il faut le souligner – ils sont en train de confisquer notre avenir. Bien sûr, ils n’ont pas le contrôle sur tous les aléas de notre destinée, par exemple ils ne pouvaient prédire la pandémie du Covid-19. Mais ils escamotent le plus clair de la nouvelle connaissance concernant la dimension comportementale de notre vie. C’est déjà beaucoup. Ils influencent notamment nos choix démocratiques comme l’a démontré le scandale de Cambridge Analytica, à savoir que des faiseurs d’élections clé en main, utilisant ces mêmes techniques d’analyse psychométrique, ont organisé – et gagné – plusieurs élections en Afrique, en Amérique centrale et dans les Caraïbes, ont influencé l’issue du Brexit et assuré la victoire de Trump en 2016. Mais surtout, ils orientent nos habitudes d’achat, qui est l’objectif premier des clients de Google et de Facebook.
Vous connaissez Pokémon Go ? Il nous a été présenté comme un innocent jeu de société où des adeptes insouciants recherchent dans le monde réel des lutins irréels. Mais, ô surprise, le parcours ludique se termine toujours au centre commercial voisin. Et on apprend que les commerçants du centre paient la société Niantic qui gère le jeu pour que le parcours aboutisse chez eux. Pokémon a été la première tentative de modifier le comportement d’internautes, à leur insu, pour les amener à consommer. Lorsqu’ils recherchent les lutins de Pokémon, les joueurs ont-ils perdu l’usage de leur conscience ? S’ils n’ont plus l’usage de leur conscience, ont-ils encore la liberté de la consulter ?
La reconnaissance faciale ? C’est une autre application de la technologie de l’intelligence artificielle appliquée à la surveillance des gens. Elle est très populaire en Chine. Là-bas, le gouvernement totalitaire connait en temps réel les allées et venues de pratiquement chaque Chinois ; et il n’hésite pas à les sanctionner s’ils dévient de la ligne de conduite prescrite. En Occident, les gouvernements et les Google de notre monde nous surveillent plus ou moins de la même façon, mais s’en servent plus discrètement, principalement à des fins commerciales, de sécurité ou électorales. On se souvient que c’est le sonneur d’alerte Edward Snowdon qui, en 2013, révéla les programmes d’espionnage de masse du gouvernement américain. Dans son ouvrage, la professeure Zuboff révèle qu’après l’attaque du World Trade Center, la CIA s’est accoquinée avec Google pour installer les systèmes gouvernementaux de surveillance de masse. Si vous avez des doutes à propos de la surveillance du peuple par la reconnaissance faciale, regardez le documentaire du cinéaste britannique Adam Curtis, sur YouTube, intitulé Behaviorism and Social Control : il présente le système de surveillance des 4,7 millions de résidants de la ville de Guiyang, en Chine. Là, les autorités espionnent au grand jour leurs citoyens et exhibent avec fierté leur dispositif ultra performant.
Que dire de la Réalité Augmentée ? Il s’agit de transporter l’être humain dans un monde artificiel, un voyage de l’esprit vers nulle part pendant lequel on ne distingue plus le monde réel du monde artificiel. La Réalité Augmentée est la plus puissante application du ‘big data’ et de l’intelligence artificielle, aussi l’arme la plus efficace du capitalisme de surveillance. Aujourd’hui, pour accéder à ce paradis consumériste, on doit porter un lourd casque doté d’une visière. Cet attirail n’est guère pratique lorsque nous vaquons à nos affaires. Mais bientôt, le heaume numérique sera remplacé par de simples lunettes. Mark Zuckerberg en parle avec enthousiasme et sa compagnie a déjà investi des milliards dans le développement de ce qu’il nomme le ‘metaverse’ ; Google imite Facebook mais appelle ‘Google AI’ la technologie de la Réalité Augmentée. De leur côté, Apple, Microsoft et Amazon conçoivent déjà des lunettes pour admirer la nouvelle merveille technologique (par exemple les ‘Apple AR-VR Glasses’, les ‘Microsoft Always’ ou de multiples modèles en vente chez Amazon).
Le voyageur dans la Réalité Augmentée, est-ce qu’il réalise qu’il est instrumentalisé par la société numérique qui gère l’application, même plus, est-ce qu’il possède encore la conscience de lui-même et du monde où il évolue ? Une fois la réalité augmentée bien en selle, que devient le monde réel ? Ne sera-t-il devenu qu’un avatar de lui-même ? Le monde émasculé par la réalité artificielle, sera-t-il une démocratie libre, tolérante, humaniste, lumineuse et laïque ? Ou au contraire sera-t-il un goulag totalitaire, stérile, peuplé de zombies qui titubent vers la prochaine bricole à acheter et s’en trouvent heureux ?
C’est ici, je pense, que le monde du numérique doit tomber sous la loupe des mouvements humaniste et laïque. Vu que la laïcité se fonde sur la liberté de conscience, est-ce qu’elle continuera d’exister, cette laïcité, dans un monde où la conscience aura disparue ? Vu que l’humanisme promeut notamment le bien-être des individus, est-ce qu’elle continuera d’exister, cette dignité humaine, dans un monde où la conscience aura disparue ?
Peut-être que le crime le plus grave du capitalisme de surveillance est la confiscation d’une part du savoir humain. Cette part est-elle importante ? Je ne le sais pas ; seuls les dirigeants des sociétés du numérique le savent. Cependant, ce qui est indubitable, c’est que depuis vingt ans ces mêmes sociétés accumulent dans le secret le plus opaque des trillions de données sur des milliards d’êtres humains. Et ce ‘big data’, traité par elles, acquiert une énorme valeur commerciale. Les preuves de cette assertion sont indéniables : partout dans le monde, des sociétés commerciales, des banques, des compagnies d’assurance, des partis politiques et des agences gouvernementales achètent ces renseignements et y trouvent leur compte ; le chiffre d’affaires de Google, de Facebook et des autres multinationales du numérique témoigne avec une tonitruante éloquence de l’efficacité de leurs produits informationnels.
Est-il admissible que quelques compagnies privées escamotent à leur profit cette part du savoir humain ? N’y a-t-il pas une loi de l’humanité qui dit que le savoir humain appartient à tout le monde et son accès est gratuit ? Je prends pour exemple la Déclaration universelle sur le génome humain de UNESCO, proclamée le 11 novembre 1997. L’article 4 de cette déclaration stipule que « le génome humain en son état naturel ne peut donner lieu à des gains pécuniaires. Peut-être y aurait-il ici un précédent institutionnel applicable au domaine du big data ? Ne pourrait-on pas avoir une Déclaration universelle sur le comportement humain dont l’un des articles dirait que toutes les données sur les êtres humains, brutes ou traitées, appartiennent au domaine public et ne peuvent donner lieu à des gains pécuniaires ? En somme, ne devrait-on pas ‘nationaliser’ l’ensemble des données comportementales des sociétés du numérique ?
Les dirigeants des sociétés numériques n’ont aucune pudeur. Leur modus operandi est de procéder par proclamation. Ils proclament que les données personnelles constituent une matière première n’appartenant à personne, donc accessible à tous, gratuitement ; mais comme ils sont les seuls à maîtriser les outils pour les traiter et les commercialiser, ils sont les seuls à en tirer profit. Cette technique de conquête par proclamation est bien connue chez nous : en 1535, visitant le village iroquoien d’Hochelaga, Jacques Cartier grimpa sur la colline au centre de l’île, la baptisa mont Royal et déclara qu’il prend possession de ce beau pays au nom du roi de France : conquête par proclamation.
La professeure Zuboff répète que les sociétés du numérique, pour survivre et prospérer, doivent naviguer au-dessus des lois démocratiques. « D’ailleurs, répètent les dirigeants de ces sociétés avec un sourire condescendant aux lèvres, notre technologie et notre modèle d’affaire évoluent beaucoup plus vite que la capacité gouvernementale à nous réglementer» Donc, conclut la professeure Zuboff, le capitalisme de surveillance, en méprisant nos lois, impunément, au vu et au su de tous, contribue à détruire la démocratie.
Le modèle de société préconisé par les penseurs du numérique n’est pas une collectivité de citoyens libres et éclairés, se gouvernant eux-mêmes, il est plutôt la ruche, ‘the hive’, – pour prendre leur propre expression – c’est-à-dire une société policée où chaque citoyen passe sa vie à butiner sans se poser de questions, une espèce de dictature ‘soft’, gérée par les experts du numérique, à l’abri de toutes contraintes externes, où l’algorithme et le réseau remplacent la délibération et la loi. Si la démocratie disparait, que deviennent dans la ruche la justice, la liberté, les droits et les responsabilité des citoyens, le libre-arbitre, la conscience et les mouvements civilisateurs comme l’humanisme et la laïcité ?
Shoshana Zuboff cite souvent Mark Zuckerberg. Elle montre que le PDG de Meta prétend que son réseau social, Facebook, qui connait déjà à peu près tout sur chacun de nous, apportera la solution aux problèmes de la modernité. Zuckerberg entrevoit un « totalizing instrumentarian order » qu’il nomme la nouvelle église mondiale, « the new global church that will connect the world’s people to something greater than ourselves ». Nous n’avons pas encore fini de nous extirper des infamies du monothéisme que nous nous voyons plongés dans celles du ‘metaverse’.
Conclusion : chute du capitalisme
Je terminerai par une petite réflexion sur le capitalisme.
Le capitalisme dont nous parlons ici est le capitalisme néolibéral, celui du Consensus de Washington, un capitalisme de rentiers.
La plus importante source de revenus des banquiers est le crédit, c’est-à-dire la ‘business’ du prêt. Dans le monde capitaliste néolibéral, tout le monde ou presque est endetté. Les banquiers prêtent au moins dix fois leurs fonds de réserve, c’est-à-dire qu’ils participent à un système qui ‘manufacture’ de la monnaie à partir de rien ; c’est le ‘fractional reserve banking’. Contre les prêts créés par un jeu d’écriture, ils retirent des revenus sous forme de paiements d’intérêts ou de commissions diverses. Les créanciers sont riches parce que leurs débiteurs sont nombreux et, il faut le souligner, étonnamment disciplinés. C’est ce qu’affirme l’économiste britannique Guy Standing dans son essai The Corruption of Capitalism ; il nous dit notamment que le capitalisme « has been corrupted to such a degree that it depends on systemic debt emmeshing millions of people. »
Selon l’Institute of International Finance, la dette combinée des ménages, des entreprises non financières et des pays s’élevait en 2021 à 303 000 milliards $us ; la même année, le produit intérieur brut mondial totalisait 97 000 milliards $us. Ce qui signifie que la dette est trois fois plus importante que la capacité planétaire de produire de la richesse. Dit autrement, la dette augmente constamment et ne pourra jamais être remboursée.
À titre d’exemple de l’endettement universel, regardons la situation en France. Là-bas, cette année, la dette s’élève à 3000 milliards €, c’est-à-dire 111% du PIB français, et le service de la dette, à 52 milliards €. Selon le site Contrepoints du 24 avril 2023, la France doit « trouver [cette année] 141 milliards € pour remplacer la dette à court terme, plus 139 milliards € pour la dette [à plus long terme] arrivant à échéance cette année, plus 172 milliards € pour l’an prochain ; des sommes astronomiques auxquelles s’ajoutent environ 250 milliards € pour couvrir les copieux déficits des deux années en question … les nouveaux emprunts seront supérieurs aux recettes fiscales. »
En plus des gouvernements, des organismes publics et des entreprises, les ménages sont aussi endettés. Au Canada, cette année, la dette des ménages s’élève à 2 330 milliards $cad et correspond à 170% du revenu disponible (le rapport dette-sur-revenu). Chaque Canadien doit en moyenne 73,500. $cad à sa banque.
En somme, nous sommes tous endettés et aussi longtemps que le système perdure, nous continuerons de l’être. Je ne suis pas sûr que ce soit un avenir que nous souhaitons.
Revenons à Alphabet/Google et Meta/Facebook. Derrière ces sociétés inscrites à la bourse Nasdaq, il y a des investisseurs. Les fonds Vanguard et BlackRock en sont les plus importants, respectivement 7% et 6% du capital d’Alphabet et de Meta. Pour ceux qui l’ignorent, je rappelle que Vanguard et BlackRock sont les plus riches fonds d’investissement au monde. À n’en pas douter, les gens de Vanguard et de BlackRock sont des financiers purs et durs ; optimiser le rendement de leurs investissements est leur seule raison d’être. Nul ne contestera qu’ils influencent les décisions d’Alphabet et de Meta dans le sens de leurs intérêts. Quant aux gens d’Alphabet et de Meta, on peut les qualifier de capitalistes nouveaux riches parce qu’ils entretiennent encore des prétentions autres que ‘faire de l’argent’. Néanmoins, ils ne sont pas libres d’agir en ignorant les exigences de leurs principaux bailleurs de fonds
Mais le système économique dont nous parlons ici, le néolibéralisme, c’est-à-dire le capitalisme de rentiers de Vanguard et BlackRock et le capitalisme de surveillance d’Alphabet/Google et de Meta/Facebook, ce système, dis-je, est-il en bonne santé ? Certains critiques pensent qu’il agonise. C’est notamment la thèse que défendent les économistes britanniques Paul Mason dans Postcapitalism : A Guide to Our Future et Guy Standing dans The Corruption of Capitalism.
Commentant l’essai de Mason, son éditeur, Macmillan / Farrar, Straus & Giroux explique que « Over the past two centuries or so, capitalism has undergone profound changes — economic cycles that veer from boom to bust — from which it has always emerged transformed and strengthened. Surveying this turbulent history, Paul Mason’s Postcapitalism argues that we are on the brink of a change so big and so profound that this time capitalism itself, the immensely complex system within which entire societies function, will mutate into something wholly new. » L’un des chapitres du livre s’intitule «Neoliberalism is Broken ».
Le 17 octobre 2016, critiquant l’essai de Guy Standing, Claire Jones, du Financial Times, écrit que « towards the end of the book, [Guy] Standing, a former employee of the International Labour Organization, writes that the precariat’s vulnerability today is everyone’s tomorrow. On that he is surely right. As even those who helped create it acknowledge, the system as it stands cannot last. At the IMF’s October meeting [of 2016], all the talk was of a more inclusive system. One hopes that some of what Standing writes is heeded and the system can be reformed in favour of the many before it is too late. »
Donc, Mason dit que nous entrons dans le post-capitalisme et Standing affirme que, si nous n’y sommes pas encore, nous aurions intérêt à nous extirper rapidement du capitalisme néolibéral parce qu’il est sur le point de sombrer.
Sombrera-t-il vraiment ? Je comprends l’analyse de Mason et de Standing mais, contrairement à Google, je ne possède pas les algorithmes pour prédire l’avenir. De deux choses l’une : ou bien le système économique s’effondre bientôt, ou bien il titube encore longtemps. Les deux perspectives devraient nous préoccuper.
Première hypothèse. Miné par l’avidité pathologique des banquiers et des boursicoteurs, le capitalisme néolibéral s’effondre. Yuval Noah Harari nous dit pourquoi : le système économique, explique-t-il, est basé sur la confiance … la confiance en l’or, un métal qui ne sert qu’à décorer, et en un billet de banque, un bout de papier lui aussi inutile. Brisez cette confiance, dit-il, et le système implose. Un jour prochain, pris d’un vertige collectif, des centaines de millions de débiteurs, branchés sur les réseaux sociaux, réaliseront qu’ils sont trop fauchés pour rembourser leurs dettes, décideront qu’ils n’ont plus les moyens de maintenir leur confiance en ce système économique qui n’œuvre pas pour eux, et resteront chez eux, un immobilisme de masse qui provoquera chez les banquiers une convulsion fatale.
Deuxième hypothèse. Misant sur sa richesse accumulée et son pouvoir politique, le capitalisme néolibéral s’accroche comme la teigne sur la génisse. Mais le monde doit continuer de survivre sous cette engeance imposée. N’oublions pas : le capitalisme néolibéral est le système qui préconise une croissance infinie dans un monde fini, qui prêche le contrôle des marchés mais crée des monopoles, qui privatise les profits et nationalise les pertes, qui accommode autant la plus libérale démocratie que la plus sanguinaire dictature, qui finance indistinctement toutes les idéologies, qui endette tout le monde, qui crée une classe de rentiers aussi riches que parasites, qui appauvrit les pauvres et enrichit les riches, qui estime que les programmes sociaux sont des entraves à la croissance économique, qui gaspille les ressources de la planète, qui empoisonne les océans, qui dérègle le climat et qui entraîne peut-être l’humanité vers son extinction. Ce fléau perdurera puisque le système qui le finance ne veut rien lâcher.
Et alors ? Comme je le disais au début, les choses sont liées. Le système économique est lié au régime politique et le capitalisme néolibéral aux multinationales du numérique. Tout ce beau monde prospère grâce à la fidélité de millions d’Humains. La confiance à l’endroit du billet vert ressemble étrangement à l’addiction à l’endroit des réseaux sociaux. Alors de terribles questions se posent. Dans notre avenir prochain ou lointain, si le néolibéralisme s’écroule, si les réseaux sociaux s’étranglent, est-ce que ce sera notre démocratie qui plongera dans le ‘maëlstrom’ économique plutôt que l’actuel totalitarisme à la chinoise qui, lui, saura mater mieux que nos élus la colère populaire ? Et dans ce bouleversement ou ce pourrissement, quelles sont les initiatives civilisatrices que pourraient prendre les mouvements laïque et humaniste ?
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La conscience moribonde
Bibliographie
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Harari, Yuval Noah, Sapiens : A Brief History of Humankind, édition anglaise Random House, Londres 2014
Lamonde, Yvan, L’heure de vérité : la laïcité québécoise à l’épreuve de l’histoire, Delbusso Éditeur, Montréal 2010
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Standing, Guy, The Corruption of Capitalism : Why Rentiers Thrive and Work Does Not Pay, Biteback Publishing, London, UK 2018
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Voltaire, Traité sur la tolérance, édition originale 1763, Folio Gallimard, Paris 1973
Zuboff, Shoshana, The Age of Surveillance Capitalism : The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power, Public Affairs, Hachette Book Group, New York 2020
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