BOUQUET DE LUMIÈRES

Lettre au ministre des finances du Canada Janvier 2016

Banque du Canada

Montréal, 29 janvier 2015

Monsieur William Morneau, ministre des finances,
Gouvernement du Canada,
Ottawa, Ontario, Canada

Objet : Éléments d’une politique économique du Canada

Cher monsieur Morneau,

Ces jours-ci, le Gouvernement du Canada consulte les Canadiens à propos de sa future politique économique. À la lumière du sondage du Parti Libéral du Canada et d’un mes­sage similaire du député libéral Jati Sidhu, les deux reçus récemment, je réalise que cet exercice de relation publique est à la fois biaisé et réducteur : sans pudeur, le Gouverne­ment y fait les questions et souffle les réponses. Alors vous me permettrez d’apporter mon point de vue.

D’abord, quels sont les problèmes? Ils sont nombreux mais je n’en résumerai que trois.

La planète souffre. En ce début du XXIe siècle, l’économie est à la fois globale et liée au bien-être de la planète. Or, celle-ci s’en va chez le diable. Malgré l’entente historique de la COP 21, à Paris, en décembre dernier, les changements climatiques demeurent largement hors contrôle. La réponse canadienne à cet immense défi reste outrageusement insuffisante.

La combustion fossile est la principale cause de la pollution planétaire. Mais le Canada adore son pétrole. Nous entendons sur plusieurs tribunes que celui-ci est source de richesses. J’en conviens : l’or noir et l’or jaune forment un puissant alliage, une combinaison fort lucrative . . . mais sale.   Elle est toujours toxique pour l’environnement. Et souvent des­tructrice de l’économie; lorsque le prix du pétrole chute, le dollar canadien plonge.Les spéculateurs jubilent mais la plupart des Canadiens pâtissent.

Si nous voulons sauver notre planète, nous devrons casser cet alliage. Un renversement des priorités est requis. Nous devons réduire nos investissements dans des activités qui polluent et les augmenter dans des activités à la fois saines et porteuses d’avenir. Et nous assurer que ces nouvelles activités soient encore plus payantes que les précédentes, je veux dire plus payantes pour un plus grand nombre de Canadiens.

L’inégalité obscène. C’est le titre de l’éditorial de La Presse, le 25 janvier dernier. On parle ici de l’inégalité économique. Elle est odieuse. Oxfam écrit : « En 2014, les 1 % les plus riches détenaient 48 % des richesses mondiales, laissant 52 % aux 99 % restants.La quasi-totalité de ces 52 % sont aux mains des 20 % les plus riches. Au final, 80 % de la population mondiale doit se contenter de seulement 5,5 % des richesses. S i cette tendance de concentration des richesses pour les plus riches se poursuit, ces 1 % les plus riches détiendront plus de richesses que les 99% restants d’ici seulement deux ans. » Depuis cinquante ans, le gouvernement canadien est complice de cette scandaleuse escroquerie.Il faut que ça cesse.

Mode de financement absurde. Le gouvernement propose un programme d’infra­structures qui engagera 125 milliards $ sur dix ans. Fort bien. Mais ce programme entraî­nera de nouveaux emprunts auprès d’institutions financières privées.Donc, nous augmen­terons encore la dette publique et payerons des sommes exorbitantes en intérêts. À l’heure actuelle, la dette fédérale s’élève à plus de 616 milliards $ et le service de la dette nous coûte quelque 26 milliards $ par année.P ouvons-nous financer ce programme différemment?

Voici quelques solutions.

Véhicules électriques et pétrochimie écologique. Pour contribuer à sauver la planète, pourquoi ne pas nous donner la mission collective de changer le mode de propulsion de tous les véhicules de surface du pays, c’est-à-dire de passer du moteur à combustion interne au moteur électrique. Donnons-nous 20 ans pour atteindre cet objectif, mais commençons immédiatement. Soyons aussi audacieux qu’il y a un siècle alors que, de 1905 à 1925, nous avons remplacé les véhicules hippomobiles par des véhicules automobiles.Mobilisons l’industrie des transports; faisons en sorte qu’elle soit la solution plutôt que le problème. Créons des véhicules électriques qui soient confortables, sécuritaires, solides, durables et beaux. Développons des batteries performantes et non polluantes. Modifions les stations d’essence afin de créer un réseau pancanadien de bornes de recharge électrique alimentées à l’énergie solaire ou hydraulique.

Et réformons l’industrie pétrochimique pour qu’elle produise des solvants, des détergents ou des engrais non polluants, et des plastiques vraiment biodégradables (et non de vulgaires supercheries).

Réduisons l’inégalité économique. Pourquoi ne pas légiférer en ce domaine et instituer une péréquation nationale qui toucherait les revenus des corporations et des individus. C’est du socialisme? Peut-être. Mais c’est surtout du gros bon sens et une saine justice distributive. Et l’assurance d’une paix sociale.

Prenons l’exemple des banques. En 2015, le bénéfice net des principales banques cana­diennes atteignait 35 milliards $ ; ce profit mirobolant correspondait à une croissance an­nuelle de plus de 4%, une croissance qui s’ajoutait à la croissance soutenue des années précédentes. Le revenu des principaux banquiers dépassait 10 millions $ par année.

Mais en même temps, l’économie en général stagne, l’emploi piétine, le revenu des parti­culiers s’enlise, le dollar plonge et le fossé entre les riches et les pauvres ne cesse de se creuser. Les perspectives d’avenir semblent plutôt sombres. Une étude de PWC révèle que 23 % des 1400 dirigeants interrogés, et 31 % au Canada, estiment que la croissance économique ralentira au cours des douze prochains mois.

Donc, ça va mal pour les individus mais ça va super bien pour les banquiers ; ça va mal pour l’économie mais ça va super bien pour la finance. En somme, il y a là un problème grave qui doit être réglé de toute urgence.

Pour revenir à notre exemple, on pourrait couper par deux à la fois le profit des banques sans altérer leur stabilité et le salaire des CEOs sans perturber leur bonheur. Et transférer 16 milliards $ vers des domaines plus productifs.

Éliminons les paradis fiscaux. Avec l’aide des banques et d’autres sociétés financières, les grandes entreprises et de très riches individus trichent sans vergogne depuis de nom­breuses années et dissimulent leur magot dans des paradis fiscaux. Belle mentalité de pa­rasites : ils refusent de payer leur dû mais acceptent volontiers d’utiliser les services du Canada. On ne peut guère être plus mesquin. Les avoirs de ces fraudeurs cachés aux Îles Caïmans et chez d’autres édens exotiques s’élèvent à 200 milliards $. En termes fiscaux, le manque à gagner annuel pour la société canadienne est de l’ordre de 8 milliards $. C’est peut-être légal mais c’est carrément immoral, comme il est immoral de voter des lois qui avalisent cette scandaleuse pratique. Pourquoi ne pas y mettre fin une fois pour toute et récupérer ces milliards pour financer nos travaux publics ?

Sur ce plan, un espoir vient d’apparaître. Aujourd’hui, monsieur Pascal Saint-Amans, di­recteur du Centre de politique et d’administration fiscale de l’OCDE, nous faisait part d’un accord liant les 31 pays du G20 et de l’OCDE, un accord de coopération pour l’échange automatique du renseignement pays par pays à des fins fiscales. C’est clairement un dis­positif pour éradiquer autant la faute fiscale que l’évasion fiscale dite légale. C’est un appel à ces pays qui représentant 95% de l’économie mondiale pour qu’ils réforment leurs poli­tiques et leurs pratiques fiscales. Espérons que le Gouvernement canadien utilisera pleine­ment le dispositif de cet accord et prendra les mesures appropriées pour récupérer les sommes qui lui sont dûes.

Taxons les flux financiers. Ce n’est pas une idée nouvelle. C’est la taxe Tobin, ou celle de l’association Attac : elle date des années 70. Même à un taux minime, elle rapportera des milliards $. Ignacio Ramonet, Joseph Stiglitz, Lawrence Summers, Paul Krugman, Gordon Brown, notamment, appuient le principe de cette taxe. Mais chaque fois qu’elle remonte à la surface, notamment en 2008, elle est torpillée par le lobby des banques et des hedge funds. Au Canada, le 23 mars 1999, la Chambre des Communes a voté une motion « donnant ordre au Gouvernement de mettre en œuvre une taxe sur les transactions finan­cières, de concert avec la communauté internationale ». Mais Paul Martin s’est trainé les pieds et, plus tard, à la réunion du G8 de 2010, Stephen Harper et Jim Flaherty ont enterré l’idée.

Pourtant, les transactions financières sont des transactions comme les autres : si je paie la TPS/TVQ quand j’achète des souliers, pourquoi ne la paierais-je pas quand j’achète des titres bancaires.

La taxe Tobin constitue le meilleur moyen à la fois pour combattre l’inégalité économique et pour assainir les finances publiques. À l’échelle internationale, la taxe sur les flux fi­nanciers rapporterait quelque 300 milliards $ us par année. La part canadienne se situerait entre 6 et 12 milliards $ us.Ce n’est pas négligeable.

Demandons à la Banque du Canada de financer directement les travaux d’infra­structures. Le gouvernement propose un programme d’infrastructures qui engagera un financement de quelque 125 milliards $ sur dix ans. Plutôt que de solliciter les institutions financières privées, le gouvernement pourrait s’adresser directement à la Banque du Ca­nada et obtenir un prêt sans intérêt. Non seulement cette façon de faire est possible mais elle fut la norme de 1938 à 1970. Par exemple, la construction de la Voie maritime du Saint-Laurent fut financée par ce dispositif.

Cette suggestion émane du Committee on Monetary and Economic Reform (COMER), un regroupement de citoyens de bonne volonté préoccupés par le bien collectif des Canadiens.

Le point de vue du COMER est le suivant. En 1938, la Banque du Canada a été nationalisée pour superviser notre politique monétaire et consentir des prêts sans intérêts au gouverne­ment du Canada afin de financer les travaux publics.

Cette façon intelligente de procéder dura 25 ans. Vers le milieu des années 70, sans aucun débat public conséquent, la Banque du Canada a cessé de financer directement les projets du gouvernement, a plutôt prêté à faible taux aux banques privées, lesquelles ont financé à fort taux les investissements publics. Le gouvernement d’alors s’est déclaré satisfait; les banques ont engrangé et le bon peuple qui n’y avait vu que du feu a payé. Ce nouveau dispositif n’était rien d’autre qu’un détournement de fonds appartenant aux Canadiens au profit des banques privées. Car ne l’oublions pas, la Banque du Canada appartient à tous les citoyens canadiens. Le COMER estime l’escroquerie sur 40 ans (1975-2015) à quelque 1000 milliards $.

Pour amener le Gouvernement fédéral à modifier cette scandaleuse façon de faire, en dé­cembre 2013, le COMER lui a intenté un procès en Cour fédérale et a gagné la première manche. Le Gouvernement a contre-attaqué. L’audience a eu lieu le 14 octobre 2015; à ma connaissance, en date d’aujourd’hui, le juge n’a pas encore rendu sa décision.

Rappelons que l’élection fédérale s’est tenue cinq jours plus tard. Durant la campagne électorale, chose étrange, personne n’a parlé de ce procès.

Ici, ma proposition est que le Gouvernement reconnaisse le bien-fondé de la position du COMER et donne ordre à la Banque du Canada de revenir à sa vocation originelle, c’est-à-dire de lui consentir des prêts sans intérêt. La banque pourrait rouspéter mais ne pourrait se défiler. Cette politique de bon sens pourrait s’étendre aux provinces, aux territoires et aux municipalités.

Monsieur le ministre, si le Gouvernement mettait en œuvre un train de mesures comme celui que je vous propose, il réussirait en même temps à réduire le réchauffement de la planète, à assainir nos finances publiques, à diminuer l’inégalité économique, à éradiquer les escroqueries systémiques de notre système financier et à financer intelligemment nos travaux collectifs.