BOUQUET DE LUMIÈRES

Une prosopopée de Diderot

Conférence de Michel Lincourt PhD
Cycle conjoint des conférences – Débat hiver 2018, Chaire UNESCO-UQAM et Chaire ACME-LAVAL, UQAM, 17 mai 2018
La conférence a été organisée par la Chaire UNESCO-UQAM de philosophie.
Le professeur émérite Josiane Boulad-Ayoub PhD est la directrice de la chaire; elle a présidé la soirée.
Le professeur Yves Couture PhD, de l’UQAM, a commenté la conférence.
Monsieur Gilles Saint-Louis, de la chaire, a pris charge de la logistique et des projections.


(C’est Denis Diderot qui nous parle)

Mesdames et messieurs du XXIe siècle,

Votre monde m’émerveille.  Vous vivez longtemps, en paix et en bonne santé.  Vos prouesses médicales tiennent du miracle.  Vous jouissez d’une prospérité stupéfiante.  Vous avez créé des institutions qui prennent soin de vous.  Vos maisons sont plus commodes et plus douillettes que le plus fastueux palais d’Europe.  Du bout du doigt, vous y appelez la lumière.  L’eau pure y coule à profusion et l’eau sale s’en retourne se faire purifier avant de rejoindre la rivière.  Vous voyagez dans des machines qui s’envolent au-dessus des nuages comme des aigles impériaux, ou qui roulent sur des routes lisses comme des rubans.  Oui, je sais, je vois parfois des trous dans vos chaussées mais ils sont bien petits, ces trous, à côté des ornières de nos chemins.  Avec le petit automate que vous portez à votre oreille, vous parlez à vos amis, qu’ils soient au coin de la rue ou à l’antipode.  Vos abaques calculent plus vite que la lumière.  Nos pauvres seraient heureux d’être les vôtres.  S’il est vrai que le bonheur est la conscience de croître, vous devez être un peuple heureux parce que, de mon temps jusqu’au vôtre, la croissance étonnera le plus sévère sceptique.  Tous vos prodiges m’ébahissent.  Sans contredit, vous êtes notre utopie.

Mais je diverge avant même de commencer.

Vous me demandez de me présenter.  Je me nomme Denis Diderot.  On m’affuble du surnom de ‘philosophe’, un titre de gloire que je ne suis pas sûr de mériter.

Mon almanach indique qu’on est aujourd’hui le 5 octobre 1783 : c’est l’anniversaire de ma naissance.  Je viens d’atteindre l’âge vénérable de 70 ans.  Le 6 novembre prochain sera le 40e anniversaire de notre mariage, ma­dame Diderot et moi.  Ce soir, pour fêter les deux événements, mon épouse a fait préparer un festin digne d’un prince.  Elle veut me faire la surprise du menu mais la bonne a vendu la mèche.  On aura une soupe aux choux bien épicée, un chapon rôti qui grésillera dans son jus, avec des oignons et des haricots, du bon pain de mie à croûte dorée, un fromage de Brie, des oublies au miel et des pommes de Picardie en compote.  Et pour arroser tout ça, on mettra sur la table quelques cruchons du meilleur guinguet de Suresnes et les deux sublimes bouteilles de claret que m’envoie madame de Lestonnac, l’héritière du château Margaux ; chaque année, elle me fait ce présent pour me remercier d’avoir écrit dans l’Encyclopédie que ‘le vin rouge de Bordeaux est austère’.  Dans un petit mot qui accompagne les flacons, elle me demande toujours de vérifier l’austérité de son dernier cru.  Elle a l’esprit caustique mais généreux, la charmante vigneronne.

Ma fille chérie Angélique et son époux, monsieur de Vandeul, seront des nôtres ; mon petit-fils Denis-Simon, huit ans déjà, m’a préparé un poème.  Peu d’amis se joindront à ma famille.  Vous le savez, Jaucourt est décédé, madame d’Épinay aussi, d’Alembert ne quitte plus son lit, ma chère Sophie se traîne comme une grabataire et Grimm est en voyage quelque part. D’Holbach, Belle, Mercier, Sophie d’Houdetot et Saint-Lambert ont promis de venir.  Ma famille et cinq amis, c’est bien suffisant pour égayer un bour­geois qui a mal aux os.

Allez, je serais bien ingrat de me plaindre.  J’ai vécu la vie ce que j’ai choisie.  L’Encyclopédie m’en a en dévoré une vingtaine d’années. Mais quelle splendide aventure !  Imaginez : envers et contre tous les pisse-vinaigre du royaume, nous avons publié dix-sept volumes de texte et onze d’illustrations.  Après mon départ, les libraires ont ajouté un supplément en quatre tomes, un autre de planches et deux volumes d’index.  En tout, trente-cinq gros livres totalisant plus de 74 000 articles.  Un tombereau peine à charrier tout ça.  L’édition originale s’est vendue à 4 255 exemplaires ; quatre fois plus se sont ajoutés depuis.  Les libraires s’en frottent encore les mains.  Vos historiens me disent que l’Encyclopédie fut une entreprise subversive qui a inculqué dans le crâne de nos concitoyens un esprit de fronde qui a inspiré les révolutions subséquentes.  Je ne sais rien de cette appréciation après le fait.  Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’au moment où nous rédigions les articles de l’Encyclopédie, nous avions conscience de piétiner quelques plates-bandes mais nous ne rêvions pas de révolutions : nous voulions seulement allumer les lumières de la connaissance pour chasser l’obscurantisme ambiant.

Dans ma vie, je n’ai pas fait que peiner sur l’Encyclopédie.  Je me suis amu­sé à écrire des romans et des contes dont La religieuse, une triste histoire, j’en conviens, mais qui avait débuté comme un canular, Jacques le fataliste, celle-là, une histoire gaie, et le Supplément au voyage de Bougainville, un conte fort commenté chez les curés.  J’ai aussi rédigé quelques essais philosophiques dont ma Lettre sur les aveugles qui m’a valu un séjour désagréable au donjon de Vincennes.  À ce moment, la censure m’avait reproché aussi un petit texte satyrique, pourtant anodin, Les bijoux indiscrets, rédigé à toute vitesse pour plaire à une femme qui m’a laissé tomber lorsque j’étais écroué.  Croyez-moi, les ergastules royaux suintent d’enseignements moraux.

J’ai aussi glosé sur les tableaux exposés aux Salons de Paris.  Ces réflexions furent transcrites dans la Correspondance littéraire de Grimm, vous savez, ce périodique manuscrit distribué sous le manteau dans les cours d’Europe.  On m’a chuchoté à l’oreille que j’avais inventé une nouvelle forme littéraire, la critique d’art.  Est-ce vrai ?  Si oui, c’est me faire beaucoup d’honneur.  Je me souviens qu’au début de mon article sur le Salon de 1761 j’avais écrit à Grimm à peu près ceci : « Voici, mon ami, les idées qui m’ont passé par la tête à la vue des tableaux qu’on a exposés cette année au Salon.  Je les jette sur le papier, sans me soucier ni de les trier ni de les écrire.  Il y en aura de vraies, il y en aura de fausses.  Tantôt vous me trouverez trop sévère, tantôt trop indulgent . . . peu m’importe.  La seule chose que j’ai à cœur, c’est de vous épargner quelques instants que vous emploierez mieux, dussiez-vous les passer au milieu de vos canards et de vos dindons. »  Alors, un genre littéraire tout neuf pour les dindons ?  Après tout, pourquoi pas.

On me servit la même remarque à propos d’un petit texte sur le théâtre intitulé Le paradoxe du comédien : j’aurais, parait-il, inventé un nouveau genre dramatique, le drame bourgeois.  Pourtant mes pièces n’ont jamais eu de succès.  Si une médaille devait récompenser ce soi-disant fait d’arme théâtral, c’est sur la veste de Beaumarchais qu’il faudrait l’épingler.

L’an dernier, mes dialogues du Rêve de d’Alembert furent copiés dans la feuille de Grimm.  On y voit Julie de Lespinasse, le docteur Bordeu et d’Alembert, trois de mes amis les plus chers, qui discutent de sujets matéria­listes, c’est-à-dire de sujets qui déplaisent aux dévots.  Entre autres, je leur fais dire que la matière évolue, que des espèces disparaissent pour céder la place à d’autres espèces.  Ai-je heurté mes amis par cette mise en scène audacieuse ?  Peut-être.  Quand ils virent les premiers brouillons, ils fron­cèrent les sourcils.  J’ai compris leur déplaisir, j’ai compris aussi qu’il est surprenant de se voir hors de soi, en train dire des choses qu’on n’avait pas songées.  Par respect, j’ai attendu que Julie et Bordeu reposent sous les roses pour donner le texte à Grimm.  D’Alembert ?  Comme moi, il a déjà un pied dans la tombe et se fiche des persifflages de sacristie.

Parlant de tombe, je vous confierai que je garde dans le tiroir secret de mon secrétaire un dialogue pas piqué des vers.  Il s’intitule Le neveu de Rameau. Il s’agit d’une conversation à bâton rompu entre le neveu en question, c’est-à-dire un génial cynique, et moi, le raisonnable philosophe.  D’un côté, le sublime dévoyé, de l’autre, le parfait honnête homme.  Sont-ce deux antagonistes qui conversent au Café de la Régence ou un double personnage qui rumine ?  Aujourd’hui, je veux bien vous avouer ma pleutrerie : c’est moi qui se cache derrière le jeune Rameau.  Oui, moi, troublé par mes passions, moi qui se crêpe le chignon avec moi-même, moi qui dispute avec ce moi un peu décontenancé qui se présente à vous aujourd’hui dans sa belle robe de chambre toute neuve, ce moi perclus de culpabilité mais qui n’ose pas se l’avouer.  Ce ne sera qu’après mon départ pour le royaume d’Hadès que vous pourrez feuilleter ce dialogue.

Vous me demander quel est mon projet ?  De ma vie, c’est la deuxième fois qu’on me pose cette question.  La première date de plus de quarante ans.  Je m’en souviens comme si c’était hier.  C’était au début d’avril 1741.  Je flot­tais sur un nuage car je venais de signer mon premier contrat littéraire.  Une traduction.  J’allai perdre mon temps au jardin du Palais-Royal.  Une char­mante dame occupait le banc d’Argenson où j’avais l’habitude de poser mes fesses.  Nous engageâmes la conversation.  Ma bonne fortune m’autorisant toutes les témérités, je proclamai qu’il me serait possible de changer le monde.  Comment vous y prendrez-vous ? me demanda la dame.  Sans réflé­chir j’ai lancé : «la subversion dans la dérision».  La dame exprima sa sur­prise.  Je me suis enfoncé encore plus : «démolir dans la rigolade pour re­construire dans la bonne humeur», ai-je renchéri.  Aujourd’hui, à la bru­nante de ma vie, je peux dire que cette boutade résume bien mon œuvre.  J’ai traité de sujets sérieux sans me prendre trop au sérieux, contrairement à mon frère le chanoine qui, lui, use ses genoux dans une sacristie et donne une im­portance démesurée aux angoisses superficielles de la vie.  Pensez donc, Di­dier a refusé de baptiser sa nièce, ma fille Angélique, au motif que je vivais dans le péché.  Pour lui, il convient de détruire sa famille pour conforter son fanatisme.

Mon projet, insistez-vous.  Comment vous dire ?  Toute ma vie j’ai pensé que si des gens de bonne volonté mobilisaient leur intelligence et appli­quaient leur raison aux problèmes qui les confrontent, ils trouveraient la so­lution de ces embarras et amélioreraient leur sort. J’ai œuvré pour nous af­franchir des superstitions stupides venues de je ne sais où, j’ai travaillé pour nous libérer des dogmatismes qui ne servent à rien d’autre qu’à nous abrutir.  Aujourd’hui, avec vos réseaux que vous appelez électroniques, vous transportez bien sûr des messages utiles mais aussi des fausses nouvelles qui ne valent guère mieux que les ragots de nos villages.  Comme nous en notre temps, il faut vous évertuer à distinguer le vrai du faux.  Quant à moi, je n’ai cessé de proposer une philosophie qui se fonde sur la raison, la sensibilité et l’intelligence.  D’où ma ferveur pour l’Encyclopédie.

Aujourd’hui, en France, nous vivons sous un régime absolutiste qui donne libre cours aux privilèges pour enrichir quelques-uns et détrousser les autres.  Me cachant sous la table et parlant à voix basse, j’ai proposé que nous nous affranchissions de ces régimes totalitaires et que nous établissions la démo­cratie, bien qu’elle soit truffée d’imperfections.

Je ne suis pas le seul à espérer un changement de régime.  Allez dans les cafés : vous y verrez des esprits éclairés et des têtes brûlées qui se gargarisent du mot ‘démocratie’, mais qui divergent sur sa signification.  Dans l’Encyclopédie, Jaucourt en élabora les principes pratiques et ajouta que, pour prospérer, elle exigeait des citoyens vertueux, des citoyens qui fussent libres et égaux, certes, mais qui fussent aussi amoureux des lois, de la patrie et de la frugalité.  Mon ami Jean-Jacques, voulant nous affranchir de la loi du plus fort, proposa un principe de gouvernement qui assurerait la liberté pour nous tous, et l’égalité entre nous.  Il prônait la démocratie directe ; dans son merveilleux délire, le génial rêveur voyait le peuple se réunir sur la place, discuter en toute sérénité des lois à l’ordre du jour et exprimer sa préférence en levant le bras droit.  Plus pratique, Sieyès lui opposait le gouvernement représentatif.  Il n’y a pas si longtemps, le bon abbé m’a confié que la France ne devait pas être une démocratie, mais un régime représentatif.  Pourquoi ? ai-je objecté.  «Parce que, m’a-t-il répon­du, la très grande pluralité de nos concitoyens n’a ni assez d’instruction, ni assez de loisir, pour vouloir s’occuper directement des lois qui doivent gouverner la France ; ils doivent donc se borner à se nommer des représentants.»

En fin de compte, à voir votre régime politique, c’est l’idée de Sieyès qui prévalut.  Mais elle a pris un temps infini à se mettre en place.  Alors, je vous dis ceci, à vous, citoyens du XXIe siècle : n’oubliez jamais que la démocratie fut instaurée au prix de luttes acharnées, souvent sanglantes.  Pour cet exploit, c’est sur la tête de vous tous, démocrates engagés, que l’on doit poser une couronne de lauriers ; vous la méritez plus que Rousseau, Sieyès et moi réunis.  Mais tout en vous félicitant, je vous exhorte à la plus grande prudence.  La souveraineté du peuple sur sa destinée est une créature frêle et de caractère changeant.  Vous ne devez jamais cesser de veiller sur elle comme sur une enfant chérie, et de la conforter.  Car c’est uniquement par une démocratie en bonne santé, c’est-à-dire par une délibération sereine et rationnelle de citoyens libres et égaux que l’on pourra faire surgir le consensus nécessaire à la paix sociale et à la prospérité de tous.

Ce n’est pas à la légère que je vous donne ce conseil de prudence.  Car en ce début du XXIe siècle, je vois un immense nuage noir qui assombrit votre horizon et menace votre démocratie.  Regardez bien cette sombre nuée qui roule vers vous. Vous y verrez les chevaliers furieux de l’Apocalypse  Ils sont quatre : le premier est la banque qui trafique la fortune des particuliers et des nations, et qui accapare la quasi-totalité des richesses planétaires, le second est la propagande qui se propage sur vos organes électroniques d’information, lesquels, plus imposants que mille Encyclopédies, distribuent allègrement mensonges sur tromperies et lessivent vos cerveaux, le troisième est la machine de guerre qui ne cesse d’ensanglanter le monde, en votre temps comme au mien, et le dernier est la ladrerie vaniteuse qui vous dit de suer comme des esclaves pour vous départir du peu que vous gagnerez afin d’acquérir des biens inutiles.  Prenez-garde : les chevaux de ces monstres ont le mors aux dents et bientôt piétineront votre démocratie.

Voyez le chevalier de la Banque. Chez vous comme chez nous, ce sont les banquiers qui dirigent le monde.  Ce sont eux qui érigent les fortunes et provoquent les banqueroutes, qui engendrent l’abondance et génèrent les famines, qui font et défont la monnaie, qui déclenchent et endiguent les guerres, qui font pencher le fléau de la justice d’un côté plutôt que de l’autre.  Derrière eux gigotent une multitude de boursicoteurs sans foi ni loi qui spéculent avec une frénésie pathologique, qui mettent en jeu des fortunes inouïes, qui monopolisent le plus clair des richesses, en somme qui ne font rien d’utile.  On me dit que, dans votre temps, les spéculateurs ont inventé des machines infernales qui leur permettent de trafiquer en bourse des milliers de titres à la seconde.  Qu’ils ont même créé des monnaies, ni sonnantes ni trébuchantes, des monnaies vaporeuses comme le péché, que vous appelez cryptomonnaie.  Pourquoi, grands dieux, de telles inventions bizarres, si ce n’est que pour duper le bon peuple crédule ?

Je ne sais pas quel serait le meilleur système économique pour créer la ri­chesse de la nation et pour la distribuer équitablement à tous les citoyens.  Au XIXe et au XXe siècle, vous en avez essayé quelques-uns ; vous les avez appelés libéralisme, capitalisme, socialisme, communisme ou, depuis quel­ques années, néolibéralisme.  Croyez-vous que ces essais furent concluants ?

Sur le plan la finance publique, la France de mon temps ressemble beaucoup au Canada du vôtre.  Chez nous, les ‘un-sur-vingt’ les plus nantis possèdent la moitié de la richesse du royaume, et la moitié des citoyens ne possèdent rien.  Chez nous, les riches s’enrichissent et la nation titube de banqueroute en banqueroute.  Ces jours-ci, les gazettes de Paris relatent une rumeur per­sistante qui affirme que le Contrôleur général des finances serait de nouveau remplacé, que d’Ormesson céderait sa place à Calonne.  Les ministres peu­vent bien se succéder, rien ne change.  Chez vous, c’est un peu pareil, non ?

Dans mon temps comme dans le vôtre, avec la bêtise et la médiocrité, la cupidité est le pire des vices.  Sachez-le : cette quête d’argent, aussi effrénée qu’insensée, n’engendre que des miséreux ou des esclaves.  Mon ami Mer­cier qui viendra souper tout à l’heure ne se trompait pas lorsqu’il m’écrivait que «la poche des capitalistes et de leurs adhérents recèle au moins la somme de six cents millions.  C’est avec cette masse qu’ils joutent éternel­lement contre les citoyens du royaume.  Leurs portefeuilles ont fait ligue, et cette somme ne rentre jamais dans la circulation [oui, il a écrit ça, et a ajou­té qu’] au sein de l’incurie et de la paresse, quelque fois sans rien dé­bourser, [les agioteurs] mettent à profit les calamités publiques, et gagnent lâchement et sans travail des sommes immenses, parce qu’ils ont su faire de tous côtés un vil accaparement d’espèces monnayées.»

Le XVIIIe siècle est inégalitaire ; le XXIe aussi.  Dans votre monde plané­taire, le plus clair des richesses mondiales appartient aux ‘un-pour cent’ les plus riches, tandis que les autres se contentent de la portion congrue.  Vous avez identifié ce déséquilibre comme un risque pour le progrès humain mais vous semblez incapables d’en mesurer l’ampleur.  Chez vous comme chez nous, les nantis trouvent toujours une astuce pour ne pas payer leur juste part d’impôts.  Chez vous, vous appelez cette plaie ‘évasion fiscale’, chez nous, nous la nommons ‘régime des privilèges’, privilèges au profit de la noblesse et du clergé.  Chez vous comme chez nous, face à ce cancer, le peuple semble apathique.  Mais ne vous fiez pas, je pense que le feu dort toujours sous la braise.  Soufflez dessus et il s’embrasera. Ces jours-ci, les fermiers-généraux complotent pour construire un mur autour de Paris, non pas pour nous protéger mais pour nous accabler encore plus d’octrois.  C’est Lavoisier qui mène le projet avec l’appui de Calonne; l’architecte Ledoux esquisse déjà ses barrières.  Je ne vous cache pas que ce grand projet m’inquiète : hier, j’ai vu un vers griffonné sur une palissade, un simple alexandrin qui m’a fait frissonner.  C’était écrit ‘Le mur murant Paris rend Paris murmurant!’. 

Pour contrer la dictature de l’argent, je n’y vois qu’une solution bien que j’ignore comment la mettre en œuvre.  Elle est celle-ci : Faites de l’argent votre serviteur.  Sur le fronton de tous vos monuments, gravez en lettres d’or le sage principe que la finance est au service de l’agriculture, de l’industrie et du commerce, et ceux-ci, au service de l’humanité.  Vous devez afficher cette maxime de bon sens, car, chez vous comme chez moi, c’est l’inverse qui prévaut.

Par le mépris et par vos lois, combattez le chevalier de la banque et ses barons, les chevaliers d’industrie.  Menottez les boursicoteurs.  Curez leurs paradis fiscaux.  Veillez à ce que l’argent du peuple revienne au peuple.  Et serve le peuple.

Voyez le chevalier de la Propagande. Chez moi, la propagande circule sous la forme de petits feuillets diffamatoires qu’on s’échange la nuit dans les embrasures de porte ; nos libelles charrient les menteries du peuple pour contrer celles de la cour.  Chez vous, la machine aux mensonges a pris une ampleur monstrueuse ; enveloppant la Terre entière, elle mystifie dans toutes les langues.  Dans mon temps, on peinait à distinguer le vrai du faux par manque d’informations ; dans le vôtre, c’est plutôt par un trop-plein d’informations.  Regardez bien : le chevalier de la Propagande ne galope jamais, mais jamais non plus ne se repose.  Soyez aux aguets, je vous dis, car dans mon temps comme dans le vôtre, nous sommes plus enclin à croire la fable qui nous flatte qu’à saisir la réalité qui est rarement complaisante.

Votez des lois qui protégeront la libre circulation de l’information et la liberté de vous exprimer à l’abri de la censure et de toutes autres formes de répression.  Mais n’oubliez pas que l’exercice de la liberté exige discipline et responsabilité.  Et sagesse aussi.  Chaque droit que l’on réclame doit s’appuyer sur un devoir que l’on s’impose librement.

Voyez le chevalier de la Guerre.  Lui, il ne désarme jamais.  La guerre, elle a toujours existé et sans doute existera-t-elle toujours.  Hélas !  En revanche, depuis longtemps, votre pays et le mien n’ont pas eu à déplorer des combats sanglants sur leur territoire respectif.  Depuis deux siècles, la France est souvent en guerre mais les combats se déroulent à la périphérie du royaume, ne ravagent pas nos campagnes et nos villes, mais celles des autres.  Ceci dit, il n’y a aucune gloire à tirer de ces journées sanglantes chez les voisins.  On s’est même battu chez vous, quand nos généraux se sont fait battre à plate couture par les Anglais.  Chez vous, les derniers combats datent du siècle dernier, quand ce fut au tour de vos courageux Patriotes de se faire battre par les mêmes Anglais.  Ces longues accalmies nous permirent, à vous comme à nous, de construire nos pays respectifs : nous serions malvenus de nous en plaindre.  Au XXe siècle, ce fut vous qui êtes venus à notre secours, deux fois, pour nous aider à repousser les envahisseurs allemands.  Mes compatriotes d’alors vous ont-ils remerciés à la hauteur de vos sacrifices ?  Je l’espère.

Voyez enfin le chevalier de la vanité.  Vous, vous l’appelez consumérisme. Consumérisme ?  C’est un mot nouveau que vous m’avez appris.  Vos savants me disent qu’il s’agit d’une gloutonnerie individualiste, envahissante et insatiable.  En mon temps, nous ne nous adonnions pas à cette pratique, sans doute parce que nous avions beaucoup moins de numéraires.  Je suis triste car je vous vois, recroquevillés devant vos écrans, gratter votre folie d’acheter à vous rendre malade tout ce qui défile sous votre nez.  Vous payez aussi très cher le privilège de vous empêtrer dans cette gigantesque toile d’araignée qui, elle, vous donne le droit de vous ruiner.  Cette démence engendre une société fragmentée où votre conscience collective s’effrite.

J’ai examiné un peu vos radios, vos télévisions et vos réseaux dits sociaux qui courent sur vos ordinateurs – que de mots nouveaux ! – et j’ai remarqué qu’il y a un message qui domine tous les autres, qui revient sans cesse comme une incantation.  Ce message est celui que vous appelez ‘message commercial’.  Se répétant à l’infini, il s’abat sur vous comme une nuée de sauterelles et vous dit que le seul bonheur sur terre réside dans l’achat tou­jours répétés de biens matériels.  En votre temps, vous êtes malades du con­sumérisme comme nous, en notre temps, sommes affligés d’obscurantisme.  Remarquez : l’exemple vient de loin.  La prédisposition à l’accumulation de beaux objets a toujours existé.  Les bûcher des vanités ont consumé quelques bijoux et quelques livres déclarés licencieux mais n’ont jamais endigué l’accumulation des richesses ni, Dieu merci, l’accès au savoir.  Dans mon temps, au nom de la religion, nous condamnons le luxe et le lucre ; dans le vôtre, vous en faites une religion.  On trouve parfois du génie dans la perversité.

Malgré votre sujétion au consumérisme, ayez le courage de rejeter l’exploitation brutale, la spéculation outrancière, l’endettement démesuré et l’enrichissement abusif de quelques-uns au détriment de tous les autres.

Valorisez le bien collectif, sans pour autant négliger les biens individuels.  Recherchez un équilibre entre les intérêts légitimes des uns et des autres.  Le bien collectif est plus que la somme des biens individuels : les droits de l’un s’arrêtent aux droits de l’autre, et les droits de chacun s’arrêtent à ceux de tous.  Dites-vous que le progrès est chose désirable.  Croire au progrès, c’est imaginer un monde meilleur pour tous, et c’est œuvrer à atteindre ce but.  Il vaut mieux construire maintenant le monde que l’on souhaite plutôt que de laisser la fatalité nous imposer sa médiocrité.  Le progrès, c’est la dignité pour tous.

Un mot encore sur l’Encyclopédie.  Les lumières de la connaissance qu’a tenté d’allumer notre dictionnaire sont nécessaires afin que nous appré­hendions au mieux le monde qui nous entoure.  C’est pourquoi vous devez valoriser l’instruction publique comme le répète mon collègue Condorcet, vous devez aussi soutenir vos explorations savantes et encourager votre regard critique sur les choses et sur les gens.  La maîtrise du monde exige le respect protecteur de ce monde, c’est à dire le rejet de l’exploitation excessive et du gaspillage.

Vous savez que je vis à Paris. J’aime cette ville même si elle ressemble souvent à un cloaque.  Hier, j’ai croisé Mercier dans la rue.  Il décrottait ses souliers.  Il m’apostropha comme si j’avais été le ministre des égouts: ‘Ne sens-tu pas, philosophe, l’odeur cadavéreuse qui flotte dans presque toutes les églises; plus personne ne veut y mettre les pieds’.  Voyant mon haussement d’épaules, il ajouta : ‘Je ne t’apprends rien, philosophe, en te rappelant que pour s’épargner la peine de transporter les matières fécales hors de la ville, les vidangeurs les versent dans les rigoles et dans les ruisseaux.  Cette épouvantable lie s’achemine lentement le long des rues vers la rivière de Seine, et en infecte les bords, là où les porteurs d’eau puisent le matin dans leurs seaux l’eau que les insensibles Parisiens sont obligés de boire.’  Chaque année, des milliers de Parisiens meurent de dysenterie.  Pas de quoi pavoiser.

En comparaison, vos villes sont des paradis de propreté.  Mais ne vous croi­sez pas les bras trop tôt : à ce que je vois, c’est la planète entière qui souffre.  Je crois que vous avez pris Voltaire trop au sérieux et que vous ne faites que cultiver votre jardin.  Avec beaucoup de bonheur, je dois dire.  Mais peut-être avez-vous négligé la vaste campagne qui s’étend au-delà des murs de votre domaine.  Vos innombrables déchets imputrescibles salissent la terre, le ciel et la mer.  Votre négligence perturbe le climat.  Bientôt, si vous n’y prenez garde, vos terroirs les plus fertiles deviendront des déserts, et les eaux de vos océans, crasseuses comme celles des bourbiers, inonderont vos pro­vinces costières.

En mon temps, j’ai écrit de belles choses sur les femmes. Souvent, j’ai glorifié leur courage et leur grâce.  J’ai aussi constaté leur asser­vissement à l’homme, en notant que ‘l’homme commande à la femme, mêmes dans les pays où la femme commande à la nation.’  J’ai vu que ‘dans presque toutes les contrées, la cruauté des lois civiles s’est réunie contre les femmes à la cruauté de la nature; elles ont été traitées comme des enfants imbéciles.’  J’ai dit aussi sur elles quelques bêtises notoires.  Par exemple, j’ai écrit que les femmes avaient plus d’instinct que nous, mais que nous avions plus de raison qu’elles.  Quelle intempestive superbe!  Les femmes ont sûrement autant de raison que nous, même si on peut douter qu’elles aient plus d’instinct.

Mesdames d’aujourd’hui, à vous voir, j’avoue ma couardise.  J’ai peu œuvré pour alléger le sort effroyable fait aux femmes de mon temps.  Oh, je n’ai pas été tout à fait oisif.  J’ai arraché le carcan de l’ignorance qui courbait l’échine de mes compatriotes, autant les hommes que les femmes, et j’ai contribué à libérer mon pays de la monarchie absolutiste et de la religion dominatrice.  Mais naïvement, dans cette évolution en faveur de la raison, j’ai cru que les femmes auraient accès à la même liberté que les hommes.  Quelle erreur!  Dans mes discours, je nous ai toujours donné le beau rôle, à nous les hommes.  Bien sûr, je savais qu’il y avait des crétins parmi nous, mais je les croyais de peu de conséquence.  Mon amie, Françoise de Graffi­gny avait été plus clairvoyante, en me rappelant ‘qu’ici, [en mon temps] l’autorité est entièrement du côté des hommes, et que ce sont eux qui sont responsables de tous les désordres de la société.

Alors, en guise d’amende honorable, permettez-moi de saluer le courage de la petite Marie Gouze, celle que vous connaissez sous le nom d’Olympe de Gouges ; l’autre jour elle est venue me montrer son brouillon de la Charte des droits de la femme et me fit remarquer que ‘puisque la femme a le droit de monter à l’échafaud, elle doit avoir également celui de monter à la tribune’.

Je constate avec satisfaction que vous ne m’avez pas attendu pour œuvrer à établir l’égalité des femmes et des hommes.  Elle est bien engagée, cette lutte, mais convenez qu’elle n’est pas encore terminée.  Les vents contraires d’aujourd’hui soufflent presqu’aussi fort que ceux de mon temps.  Oh, que j’aimerais que les hommes de votre temps s’unissent aux femmes de votre temps et qu’ensemble, armés de patience et de détermination, ils et elles fas­sent barrage aux fanatiques en soutane, aux faiseurs de dogmes, aux don­neurs de leçons, aux disputeurs de tous horizons, qui ne veulent rien d’autres que d’imposer leur régime de noirceur.  Il semble que ces tristes sbires qui sévissent dans mon temps continuent de sévir dans le vôtre.  Sur ce plan, le progrès a encore du progrès à faire.

Vous réclamez de moi que je vous parle de religion ?  Vous connaissez peut-être cette historiette que j’ai lu dans un ouvrage qui, parait-il, nous fut révé­lé.  Elle est celle-ci : Une jeune femme qui couchait ordinairement avec son vieux mari reçut un jour la visite d’un jeune homme accompagné d’un pigeon.  Du jour de cette visite, elle devint grosse.  Et l’on se demandait : ‘Qui est-ce qui a fait l’enfant?’ Un prêtre qui était là dit : ‘Il est prouvé que c’est l’oiseau.’

Méfiez-vous de ce prêtre qui professe de telles sornettes et qui, du même souffle, vous narrera l’exécution sur le Golgotha en vous expliquant que c’était ‘Dieu qui avait fait mourir Dieu pour apaiser Dieu’.

Votre réalité est peut-être notre utopie, mais elle est une utopie inachevée.

Mais assez de labeurs.  Même la femme sage et l’homme honnête doivent se reposer, en se permettant quelques menus plaisirs.  Aimez la musique et les arts : ils vous feront du bien.  Savourez la beauté sous toutes ses formes : elle vous comblera de félicités.  Et toi, jeune homme fringant, et toi, homme mûr et digne, et aussi toi, vieillard qui se croit encore vert, si tu reluques la dame d’à côté parce qu’elle est charmante et fraîche, accepte sans rechigner que ta compagne fasse des œillades à l’Adonis du quartier.  Et vous tous, riez de bon cœur lorsque vous les verrez se faire éconduire.  Mais si l’un ou l’une trébuche, ou triomphe, selon le point de vue, alors fermez les yeux en souriant.

Je vous souhaite ‘Bon appétit’ car, moi, je meurs de faim.  Denis Diderot.

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