PRÉSENCE DE LUMIÈRES
Le multiculturalisme se cache derrière l’interculturalisme

Multiculturalisme ou interculturalisme?
J’ai beau me creuser les méninges, je n’arrive pas à discerner la différence entre l’interculturalisme cher à Gérard Bouchard et ses amis, et le multiculturalisme cher à Daniel Weinstock et ses amis. Parlant de leurs amis, je me pose la question : sont-ils les mêmes, je veux dire les amis de ces deux éminents maîtres à penser, portent-ils la même casaque réversible?
Monsieur Bouchard et ses amis nous disent que le multiculturalisme serait une doctrine « axé sur le respect et la promotion de la diversité ethnique dans une société. Cette doctrine peut conduire à l’idée que l’identité commune d’une société se définit exclusivement par référence à des principes politiques plutôt qu’à une culture, une ethnicité ou une histoire ». En somme, le multiculturalisme proposerait de vivre ensemble tout en « mettant en avant la diversité culturelle [des diverses composantes de la société canadienne]. » La proverbiale mosaïque, quoi!
À l’opposé, parait-il, l’interculturalisme serait une doctrine qui préconise « des rapports harmonieux entre cultures, fondés sur l’échange intensif et axés sur un mode d’intégration qui ne cherche pas à abolir les différences tout en favorisant la formation d’une identité commune ». En somme, l’interculturalisme proposerait « de vivre ensemble dans la diversité. » Cette quadrature du cercle me fait penser à la boutade d’Ivon Deschamps : un Québec indépendant dans un Canada uni.
Les définitions qui précèdent proviennent du rapport de la Commission Bouchard-Taylor et de divers textes que monsieur Bouchard et ses amis ont publiés. Puisque ces gens de la commission B-T vouent aux gémonies le multiculturalisme et portent aux nues l’interculturalisme, il est normal que la définition du premier soit couchée en des termes moins fleuris que le second.
Une seule et même chose
J’ai lu avec attention la description de ces deux doctrines. Et j’avoue ne pas y avoir trouvé beaucoup de différence entre elles. J’en conclus que le multiculturalisme et l’interculturalisme, c’est du pareil au même.
Bien sûr, un universitaire qui glose sur ces idées arrivera toujours à formuler de subtiles nuances entre l’un et l’autre, nuances qu’il sera le seul à percevoir. Mais dans la réalité, ces deux termes recouvrent une seule et même idéologie, à savoir un système de pensée qui favorise le contraste au détriment de l’harmonie, qui valorise ce qui divise au détriment de ce qui rassemble, qui défend les valeurs individuelles au détriment des valeurs collectives, et qui louange la diversité au détriment de la cohésion.
Que l’on se réclame du multiculturalisme ou de l’interculturalisme, on acceptera toutes les aberrations au nom de la sacro-sainte diversité.
Cette idéologie bicéphale prône le vivre ensemble dans l’harmonie mais accomplit le contraire. Systématiquement, peu importe le vocable sous lequel elle s’affiche, elle soutient des décisions politiques ou judiciaires qui entraînent l’enfermement communautariste. Au nom de l’intégration culturelle, elle justifie la création et le maintien d’enclaves monoethniques et monoreligieuses; les quartiers hassidiques de Montréal ou le Peace Village ahmadi de Toronto en sont de tristes exemples. Au nom du respect des croyances religieuses, elle valorise au dessus de toutes autres considérations les accommodements pour motifs religieux au détriment des valeurs communes de la société. Par exemple, face à la contradiction entre le principe de l’égalité des sexes et les doctrines religieuses qui affirment la supériorité de l’homme sur la femme, les tenants du multiculturalisme et de l’interculturalisme prennent systématiquement parti en faveur des religions. Tout en continuant de prêcher le contraire.
Autres témoignages
Je ne suis pas le premier à m’interroger sur le camouflage du multiculturalisme par l’interculturalisme. Dans un texte intitulé L’interculturalisme n’est que le multiculturalisme à la québécoise et publié sur le site www.vigile.net, l’anthropologue Daniel Baril démontre avec clarté la symbiose des deux supposés concepts.
Sur la même tribune, monsieur Bernard Landry écrit que l’un des experts de la Commission Bouchard-Taylor lui a avoué que « l’interculturalisme était pratiquement la même chose [que le multiculturalisme] ».
Même résultat pratique
À l’instar de monsieur Baril, la principale raison qui m’amène à dire que le multiculturalisme et l’interculturalisme sont une seule et même doctrine, c’est quand l’une ou l’autre version se voit confronter à la réalité. Observez bien: hors des discours théoriques, face aux enjeux pratiques, chacun adopte la même attitude, utilise la même grille d’analyse et arrive au même résultat pratique.
Par exemple, au nom du multiculturalisme, madame Nathalie Des Rosiers, avocate générale de l’Association canadienne des libertés civiles, se déclare en faveur du port des signes religieux dans la fonction publique et propose même d’inscrire le droit de porter le niqab dans la constitution canadienne. En même temps, au nom de l’interculturalisme, la Fédération des femmes du Québec se déclare en faveur du port de signes religieux dans la fonction publique. Deux argumentaires parallèles inspirés par la même idéologie et aboutissant au même résultat.
Autre exemple : la commission Bouchard-Taylor qui se réclame de l’interculturalisme et la Loi canadienne sur le multiculturalisme, toutes deux, réduisent la question de la laicité à celle de l’immigration. Les recommandations de la Commission Bouchard-Taylor et les clauses de la loi sur le multiculturalisme ne s’adressent qu’à la société d’accueil. À elle incombent toutes les obligations. Qui doit modifier son comportement? Uniquement les citoyens d’origine, les gouvernements et les institutions. Les immigrants, eux, n’ont aucune obligation de quelque nature que ce soit.
Troisième exemple : si monsieur Gérard Bouchard répudie publiquement le multiculturalisme et endosse le mantelet de l’interculturalisme, il en va tout autrement pour monsieur Charles Taylor. Le professeur de McGill fait ouvertement la promotion du multiculturalisme (cf. Multiculturalism and the Politics of Recognition) tout en signant le rapport de sa commission qui prône l’interculturalisme. Est-il en contradiction avec lui-même? Does he speak out of both sides of his mouth? Je ne crois pas. Je pense plutôt que pour lui, le problème ne se pose pas puisque le multiculturalisme et l’interculturalisme, c’est blanc bonnet et bonnet blanc (pour reprendre l’expression de monsieur Baril).
Ce qui me frappe aussi chez les tenants de l’interculturalisme, c’est qu’ils critiquent le multiculturalisme mais ne proposent jamais de rescinder la Loi canadienne sur le multiculturalisme. Leur stratégie semble être la suivante : d’un côté, le discours somnifère de l’interculturalisme et, de l’autre, la doctrine agissante du multiculturalisme. Si ce n’est pas un marché de dupes, je me demande bien ce que c’est.
Échec du multiculturalisme
Malgré l’argumentaire théorique des défenseurs du multiculturalisme, on constate l’échec de cette doctrine. Les critiques ne viennent pas uniquement des intellectuels mais aussi des éditorialistes, des politiques et de la population en général.
Rappelons que c’est au lendemain de la seconde guerre mondiale que la plupart des pays de l’Europe occidentale ont mis en œuvre le multiculturalisme pour encadrer leur politique d’immigration. Depuis, les enclaves virtuelles ou territoriales n’ont cessé de proliférer, apportant leurs lots de conflits, notamment à propos de la place de la religion dans la société civile et les institutions gouvernementales. Se parant de la politique du multiculturalisme et manipulant les chartes des droits à leur avantage, les intégristes religieux sapèrent les valeurs laïques, républicaines ou démocratiques des sociétés d’accueil. Au nom de la tolérance, on justifia l’intolérance, au nom de la diversité culturelle, ethnique et religieuse, on engendra des monstres communautaristes.
Aujourd’hui, l’Allemagne, la France, l’Autriche, la Belgique, les Pays-Bas, la Suède, le Royaume-Uni, pour ne nommer que les plus importants pays, déclarent haut et fort que le multiculturalisme est un échec.
En Australie aussi, on critique le multiculturalisme. Le célèbre historien Geoffrey Blainey, l’auteur entre autres de All for Australia, écrit que le multiculturalisme est sur le point de transformer son pays en un « cluster of tribes ». Un autre intellectuel australien, Mark Cooray va plus loin et proclame que « multiculturalism has no place in a democratic society ». Je serais tenté d’ajouter qu’il en va de même pour l’interculturalisme qui est son alter ego.
Au Canada, le débat sur les mérites du multiculturalisme fait rage depuis une vingtaine d’années. Les plus éminents défenseurs du multiculturalisme sont Charles Taylor et Will Kymlicka, professeur à l’université Queen’s (cf. Finding our Way : Rethinking Ethnocultural Relations in Canada). À l’opposé, les plus sévères critiques sont le journaliste Richard Gwyn (cf. Nationalism Without Walls) et l’écrivain Neil Bissoondath, originaire de Trinidad et Tobago et résidant à Québec (cf. Selling Illusions : the Cult of Multiculturalism in Canada). Les premiers avancent que le multiculturalisme a favorisé l’intégration des immigrants, a réduit le racisme, a augmenté chez les immigrants la fierté d’être canadiens. Ils ajoutent que l’on ne peut comparer le Canada avec l’Europe, ni avec l’Australie. Chez nous, disent-ils, les difficultés du ‘vivre ensemble’ sont loin d’être aussi graves que chez eux. Les arguments des critiques canadiens rejoignent peu ou prou ceux des critiques européens et australiens : le multiculturalisme n’apporte qu’une vision passéiste de la société, ne met l’accent que sur les traits culturels qui divisent, ne fait qu’encourager la création d’enclaves monoethniques, etc. Ni les uns ni les autres ne s’attardent à la montée de l’intégrisme religieux, aux enjeux féministes, à la question identitaire, au fait français ou au malaise social engendré par le multiculturalisme . . . Dans ma petite recherche, je n’ai rencontré aucun discours sur la laïcité, sauf une remarque en passant pour souligner qu’il n’y avait dans la langue anglaise aucun mot pour traduire ce terme décidément très français.
Dans une étude du Parlement canadien (cf. Le multiculturalisme canadien, Michael Dewing et Marc Leman, Service d’information et de recherche parlementaires, Parlement du Canada, première publication en 1994, mise à jour régulièrement depuis, dernière publication en 2009), on affirme sans pudeur que le multiculturalisme pose problème. On précise que dès 1991, lors du Forum des citoyens sur l’avenir du Canada, « on a constaté un certain malaise dans l’opinion [canadienne] au sujet de la politique du multiculturalisme. L’énorme majorité des participants [au Forum] ont rappelé que, pour édifier un pays, il convient de mettre l’accent sur nos traits communs plutôt que de nous accrocher à nos différentes origines. [Les participants] perçoivent les politiques multiculturelles canadiennes comme étant coûteuses et sources de divisions ».
Quant aux Québécois, la même étude affirme que [ceux-ci] « se disent mal à l’aise, voire hostiles à cette politique [du multiculturalisme]. Pour beaucoup [de Québécois], le multiculturalisme est un stratagème pour ramener la société distincte des Québécois au niveau d’une culture ethnique minoritaire sous la domination du Canada anglophone ».
En janvier dernier, la maison de sondage CROP publiait une série de sondages qui illustrent la tendance du sentiment des Canadiens face au multiculturalisme et à l’immigration. En gros, disons que depuis dix ans, le sentiment anti-immigration demeure inchangé et fluctue autour de 34%, le sentiment pro-intégration des immigrants augmente de 25% à 33% et le sentiment multiculturaliste chute de 38% à 33%.
Récemment, le Globe & Mail publiait une série d’articles et un éditorial qui clamait « let’s strike multiculturalism from the national vocabulary ».
Donc, le multiculturalisme semble avoir vécu sa vie utile. Fort bien, disent alors les interculturalistes, changeons le multiculturalisme par l’interculturalisme et tout ira pour mieux dans le meilleur des mondes.
Michèle Sirois dit:
28 Mar, 11 a 23 h 49 minVraiment bon comme texte. Ton analyse répond à plusieurs de mes interrogations lorsque je pense au Symposium que nous prépare Gérard Bouchard. Je vais relire ce texte la veille du symposium.
Je me demande si tu ne devrais pas envoyer ton excellent texte à une revue de sciences sociales. Il mérite une plus grande diffusion encore.
Michèle
Bernard La Rivière dit:
29 Mar, 11 a 20 h 36 minOui, oui, il faut absolument que ceci soit lu au temps du symposium. J’ai aussi un enregistrement sonore de Weinstock à Paris qui dit que le multiculturalisme (qu’il définit longuement) et l’interculturalisme sont la même chose, le premier pour le Canada, l’autre pour le Québec.