PRÉSENCE DE LUMIÈRES

Que faire quand le droit n’est plus au service du bien?

Dans mon roman Mémoire de Lumières, je mets en scène le jeune philosophe Denis Diderot qui raconte la fable de son père qui doit choisir entre respecter la loi ou faire le bien. Je vous la soumets.

L'exécuteur testamentaire

L’exécuteur testamentaire

On est en France, au printemps de 1741. Un groupe de personnes discutent aux Champs Élysées.

— Jeune homme, dit le marquis [il s’adresse à Diderot] je vous vois désarçonné. Pour vous remettre en selle, racontez-nous cette petite histoire que vous narriez, l’autre jour, chez l’abbé Prévost . . .

— Quelle histoire ?

— Celle de votre père exécuteur testamentaire. Vous vous souvenez ? (Diderot opine ; le marquis se tourne vers le petit groupe.) Vous verrez, cette histoire pose le même genre de question qu’aborde la princesse, une question sans réponse ou plutôt une question qui appelle des réponses contradictoires, un dilemme, quoi !

— Monsieur le marquis, vous êtes trop bon de me passer ainsi le crachoir mais d’autres ont sûrement des histoires plus intéressantes à raconter.

— Allez, mon cher Diderot, pas de fausse modestie, reprend le marquis. D’autant plus que Jacques remplit les verres pour mieux vous écouter.

— Cette histoire, dit Diderot, pose la question de la validité des lois. Dans son village, mon père jouit de la meilleure des réputations. Tous vantent sa probité. Un jour, le vieux curé décède et laisse un héritage qui, sans être une fortune, n’en représente pas moins un joli magot. Les seuls héritiers du curé sont de lointains cousins, braves gens connus dans le pays pour leur extrême pauvreté. Cet héritage inespéré devient leur planche de salut. Connaissant l’honnêteté de mon père, ils le désignent comme exécuteur testamentaire. Pour faire l’inventaire des biens du défunt, on se donne rendez-vous au presbytère qui avait été mis sous scellés. On besogne toute la journée. La nuit vient ; les héritiers vont dormir dans la grange. Laissé seul dans la salle du presbytère, mon père termine le classement des papiers du curé à la lumière du foyer et de quelques bougies. Sous une table, il découvre un coffre rempli d’objets hétéroclites. Un document jauni par le temps attire son attention. Il s’agit d’un testament du curé datant de plusieurs années. À la suite d’événements oubliés depuis longtemps, le curé laisse tous ses biens à un homme d’affaires connu de mon père, une canaille notoire et déjà fort riche. Que faire ? Faut-il divulguer l’existence de ce testament et remettre l’héritage à cette crapule qui n’en a nullement besoin ? Ou au contraire faut-il le jeter au feu et permettre aux cousins du curé de sortir de leur misère ? Le dilemme de mon père est de choisir entre le respect de la loi et le bien. Que feriez-vous à sa place ?

On se regarde. C’est madame de Graffigny [une auteure connue] qui répond.

— Moi, je jetterais le torchon au feu. Ni vu ni connu. Et le lendemain je continuerais de voir des visages contents.

— Vous n’y pensez pas, chère amie, lui dit d’Étiolles [le mari de la future marquise de Pompadour]. Réfléchissez un peu : si chacun violait la loi quand ça lui chante, où irions-nous ?

— Je comprends votre argument, reprend Luiserne [un jésuite défroqué, ancien missionnaire en Chine]. Vous dites : toute nation civilisée a besoin de lois ; parfois, dans une application particulière, une loi peut s’avérer injuste mais ce n’est pas une raison pour la violer. Bien.