PRÉSENCE DE LUMIÈRES
L’éléphant de jade II – suite du conte pour ma petite fille
Assis sur une pierre, je regardais l’éléphant de jade portant la princesse aux cheveux d’or s’éloigner dans la prairie fleurie. Le curieux équipage se dirigeait vers le mystérieux bout de territoire noir recouvert d’un nuage gris.
Depuis un moment, la petite fille et la bête avaient quitté la prairie et progressaient dans le pays des ténèbres. Je les voyais encore mais ils étaient très loin. Ils me faisaient penser à une flamme vacillante dans un immense four. Tout à coup, je sursautai et me frottai les yeux : malgré la distance, j’apercevais l’éléphant qui agitait furieusement sa trompe. À n’en pas douter, un danger imprévu venait d’assaillir la princesse et sa monture.
Je me mis à courir. Mais mon grand âge m’empêchait d’aller aussi vite que je l’aurais voulu. Car il ne faut pas oublier que je suis l’Ancêtre et que j’ai neuf fois cent neuf ans. Ce qui veut dire que j’ai atteint l’âge vénérable où on ne vieillit plus, mais aussi l’âge où l’on se hâte avec lenteur, comme disait monsieur de La Fontaine. Sans ralentir, je m’enfonçai dans le pays des ténèbres. L’épaisse nuée cachait le soleil. Il faisait sombre et il soufflait un vent sale. Partout, des cailloux tranchants hérissaient le sol huileux. Je peinais à garder mon équilibre. À bout de souffle, je m’arrêtai sur la grève d’une mer noire comme la suie. À mes pieds, ce n’était pas de l’eau mais une espèce de mélasse gluante. Il s’en dégageait une odeur pestilentielle,
Je levai les yeux. Et à quelques centaines de mètres de la rive, il y avait un îlot rocheux. Et sur ce gros caillou se tenaient l’éléphant et la princesse. M’ayant aperçu, celle-ci me criait quelque chose; mais je n’entendais rien car le vent contraire emportait son appel vers le large. Je levai la main, la princesse me répondit par un signe similaire et l’éléphant agita sa trompe.
Bon, me dis-je, pour le moment, ça va à peu près : ils ne sont pas blessés. Mais ils ne pouvaient pas passer le restant de leur vie sur ce rocher. Je devais trouver un moyen de les tirer de là. Je me penchai, plongeai ma main dans la matière visqueuse de la mer et dus faire un effort pour la retirer. C’était comme de la poix. De toute évidence, celui qui aurait le malheur de tomber dans cette glu n’aurait aucune chance de s’en extirper.
Je me dis que je devais construire un radeau assez costaud pour supporter l’éléphant; par comparaison, la princesse, elle, ne pesait presque rien. Je regardai autour de moi. Mais ce n’était qu’un désert suintant de crasse. Aucun roseau, aucun arbre n’émergeait de la rocaille. Comment construire une embarcation sans matériaux?
Soudain, un éclair transperça les nuages. Aussitôt suivi d’un assourdissant coup de tonnerre. Puis tomba du ciel un cri comme un croassement de corbeau. Je relevai la tête. Un grand oiseau jaune plongeait vers moi. Je levai le bras pour me protéger le visage. Mais l’oiseau se redressa au dernier moment, m’effleura la tête du bout de son aile, fit tomber mon chapeau et s’éloigna au dessus de la mer huileuse.
Il ressemblait à un énorme épervier. Je n’avais jamais vu un épervier de cette taille; celui-ci devait avoir plus de cinq mètres d’envergure. Un épervier jaune en plus : ce n’était pas courant.
L’oiseau survola l’îlot trois fois, puis vira et revint vers moi. Ce fut à cet instant que je vis qu’un petit homme enfourchait l’oiseau. Dans un fracas d’ailes, l’épervier jaune se posa non loin de moi. Le petit homme sauta sur le sol, s’approcha, retira son chapeau à plume et me salua d’un geste théâtral. En fait, le petit homme était un gamin d’une dizaine d’années. Vêtu comme un saltimbanque, il portait une chemise rouge, un pantalon bleu délavé retenu par un cordon et des bottes de cuir souple.
— Salut, me dit-il.
— Bonjour, jeune homme, répondis-je.
Comme je suis très vieux, tous ceux que je rencontre sont pour moi comme des enfants. Alors, je m’autorise à les appeler ‘jeune homme’ ou ‘jeune femme’, selon le cas.
— Quelle bêtise ont-ils encore commise? dit-il.
— Tu veux parler cette jeune fille et de son éléphant?
— Tu vois quelqu’un d’autre ici, à part toi, moi, mon épervier et ces deux idiots?
— Je ne sais pas s’ils sont idiots mais ils sont coincés sur ce rocher. Il faut trouver un moyen de les sauver.
L’enfant se tourna vers l’oiseau.
— Flavis, mon ami, aurais-tu la gentillesse d’aller quérir Clara et la ramener ici. Il faut qu’on discute, tu vois? Et dis à son mastodonte de ne pas gémir : on ne l’abandonnera pas.
L’oiseau jaune hocha du bec, émit un croassement et s’envola. J’observai le gamin : assez grand pour son âge, il avait des cheveux noirs bouclés, de grands yeux marron pétillant de malice et un nez retroussé. Deux minutes plus tard, l’oiseau déposait la princesse auprès du gamin et de moi. Elle était aussi noire que si elle avait glissé dans une cheminée. Je veux dire, elle était encrassée des oreilles aux orteils : ses cheveux blonds étaient noirs, son visage était couvert de suie gluante, sa robe d’or ressemblait à un suaire, même les émeraudes de sa couronne étaient souillés.
— Salut, nous dit-elle.
— Tu vas bien? m’enquis-je.
Elle me répondit par un sourire.
— Il faut sortir Éléphas de ce merdier, ajouta-t-elle en nous dévisageant à tour de rôle, le gamin, l’oiseau et moi.
Mais avant tout, je voulais savoir à qui j’avais à faire.
— Qui êtes-vous? demandai-je.
— Je suis Zéphyror, répondit le gamin. Et elle, c’est Son Altesse la princesse Clara, mieux connue sous le nom de Tête-folle.
— Ha, ha! Très drôle! répondit l’intéressée sur un ton crâneur. Et toi, tu es Tête-dure, ce n’est pas mieux.
Le gros oiseau jaune émit un croassement, comme pour attirer l’attention sur lui.
— L’Ancêtre, permets que je te présente Flavis, l’oiseau du soleil, dit Zéphyror. Et le gros là-bas, il s’appelle Éléphas, l’éléphant de Jade.
— Clara, c’est vrai que tu es une princesse? dis-je.
— Aussi vrai que nous te voyons, l’Ancêtre, répondit Zéphyror. Ce qui prouve qu’une princesse peut aussi faire des bêtises.
La princesse tira la langue au gamin. Je me dis que ces deux-là étaient les meilleurs amis du monde. Mais des copains qui aimaient bien se taquiner.
— Et toi, pour juger ainsi tes semblables, tu es sans doute un prince? m’enquis-je.
— Pas du tout, je suis mieux qu’un prince, moi, je suis volier.
— Volier? Ça n’existe pas, ce mot.
— Mais si. Un volier, tu apprendras, est un berger de volière. Je suis le gardien de sept mille oiseaux, pour vous servir, messire l’Ancêtre. Nous prenons soin du ciel, lorsque nous ne devons pas secourir une Tête-folle engluée dans une merdière de goudron.
Il y eut un moment de silence, comme si tout avait été dit. Mais rien n’avait été expliqué.
— Tu peux me dire comment vous vous êtes rendus sur ce rocher au milieu de la mer de goudron.
Avant de répondre, la princesse prit le temps de s’essuyer le visage avec sa manche.
— Il y avait plein d’îles comme celle où nous sommes aboutis, mais plus petites. Elles formaient comme un chapelet. J’ai demandé à Éléphas de sauter d’île en île afin de nous rendre au milieu de la mer. Parce que je m’étais dit que ce serait plus efficace de semer mes gouttes de vie au cœur de la mouillasse. Mais dès qu’Éléphas posait sa grosse patte sur un caillou, celui-ci cédait sous son poids et s’enfonçait. Il n’avait que le temps de sauter sur le caillou suivant. Seul le dernier, plus vaste que les autres, a résisté. Mais nous étions coincés. Alors, Zéphyror, je t’ai appelé en frottant mon émeraude magique. Je t’ai aussi fait signe, l’Ancêtre, car je voyais bien que tu nous nous observais de loin.
— Tu as eu de la chance qu’au moment de ton appel je volais au dessus des nuages, répliqua le volier. Ça m’a permis de bien capter ton message et de deviner où tu étais fourrée.
La nuit était tombée. Comme les épais nuages cachaient la lune et les étoiles, il faisait noir comme dans un four. Heureusement que les émeraudes sur la tête de Clara s’étaient allumés et jetaient autour de nous une lumière verte. Nous avions un air blafard mais au moins nous pouvions nous voir. Je me suis dis que je devais prendre les choses en main.
— Les enfants, voici ce que je vous propose : vous embarquerez sur l’oiseau – Flavis, tu peux porter deux enfants? oui? bien – vous volerez au dessus d’Éléphas pour lui dire que nous viendrons le délivrer demain matin. Après, vous viendrez me rejoindre à l’orée de la forêt. Nous y passerons la nuit. Ça nous donnera le temps de réfléchir.
Aussi tôt dit, aussitôt fait. Éléphas grogna un peu en apprenant qu’il passerait la nuit tout seul sur son rocher gluant mais, en animal sage, il comprenait qu’il n’y avait rien de mieux à faire. En plus, il se sentait un peu coupable d’avoir écouté la princesse. Il aurait dû se méfier.
Deux heures plus tard, assis autour d’un feu, nous mangions des fraises sauvages en guise de souper. Perdus dans nos pensées, nous gardions le silence. Soudain, Zéphyror lança un cri. Nous lui lançâmes un regard interrogateur.
— J’ai trouvé comment sortir le pachyderme de son îlot, expliqua-t-il.
Nouveau regard interrogateur.
— Il faut le soulever et le ramener sur la berge. Mais Flavis tout seul n’en n’aurait pas la force. En revanche, avec ses copains, il y arrivera sûrement. Demain, à l’aube, j’irai chercher une quinzaine d’éperviers jaunes et autant d’aigles bleus. Et nous rapporterons des câbles. Nous glisserons les câbles sous le ventre d’Éléphas, chaque oiseau en saisira un bout avec ses serres et, d’un seul mouvement, l’escadrille d’aigles et d’éperviers le soulèvera et le déposera sur la rive.
Rassurés, nous nous endormîmes. Lorsque je me réveillai, le soleil effleurait la prairie, Clara discutait avec Zéphyror et une trente grands oiseaux, des éperviers jaunes et des aigles bleus, tous couchés dans l’herbe, m’observaient. Une étrange lueur brillait dans leurs grands yeux. J’eus l’impression qu’ils se moquaient de nous mais je gardai ma réflexion pour moi.
Après avoir mangé quelques biscuits et avalé un liquide brûlant qui ressemblait à du café, Zéphyror et Clara et moi enfourchèrent chacun un épervier, moi, un aigle, les autres oiseaux se chargèrent des câbles et toute l’escadrille prit son envol. Elle fila vers le nuage gris, le pénétra et déboucha au dessus de la mer gluante.
Nous n’eûmes pas besoin de nous poser pour découvrir l’impensable : l’éléphant de jade avait disparu.