PRÉSENCE DE LUMIÈRES

Le défi haïtien

L'espoir d'Haïti

L’espoir d’Haïti

Dans les années soixante-dix, j’ai effectué un certain nombre de missions pour le compte du Programme des Nations-Unies pour le Développement (PNUD/UNDP). Deux de ces missions m’amenèrent au Cameroun et au Tchad. Entre autres travaux, j’y ai élaboré un programme de développement pour le bassin des fleuves Logone et Chari, qui traversent le Tchad du sud vers le nord, confluent à la hauteur de N’Djaména et se déversent dans le lac Tchad. Ce plan d’action comprenait plusieurs volets, à savoir la consolidation des institutions, l’agriculture, l’élevage, les pêcheries, les ressources hydrauliques et l’irrigation, la voirie, le développement résidentiel, etc.

Pour financer sa mise en œuvre, une conférence internationale de bailleurs de fonds s’est tenue au siège de l’UNESCO, à Paris. Mon travail qui avait reçu l’aval du PNUD et des gouvernements concernés, y fut présenté et servit de base à la négociation financière et à l’obtention des fonds.

Notons que les conditions de vie du Tchad ressemblent à celles d’Haïti. La démarche entreprise pour la reconstruction d’Haïti s’apparente à celle que j’ai menée pour le Tchad. Un programme intégré de développement comme celui que j’avais élaboré pour le Tchad est nécessaire pour Haïti.

Quelques réflexions faites au fil des jours :
Comme tout le monde, je vois avec horreur et déplore l’incommensurable souffrance du peuple haïtien.

J’y constate l’indécente pauvreté qui perdure de génération en génération.

Je vois la déforestation du territoire haïtien, fléau qui entraîne une navrante dégradation du cadre de vie. Il y a aussi les conditions sismiques qui compliquent l’effort de reconstruction.

Je remarque un exode systémique de la classe moyenne haïtienne, laissant derrière elle une société inégalitaire : une minorité de nantis et une majorité de miséreux.

Je note l’impuissance et le désarroi des dirigeants haïtiens.

Je sais aussi qu’Haïti possède un certain nombre de ressources humaines qui ne sont pas négligeables.

Image troublante
Depuis la catastrophe, les télévisions nous envoient l’image de Blancs, bien équipés, bien organisés, qui viennent d’ailleurs pour aider des Noirs démunis, désorganisés, qui sont incapables de s’aider eux-mêmes. Insoutenable image raciste . . . Bien sûr, au lendemain d’un tel séisme, n’importe quelle société serait disloquée. Mais l’image troublante du Blanc aidant le Noir date de bien avant le 12 janvier 2010.

Sécurité
À Haïti, la sécurité est assurée par une force armée sous l’égide de l’ONU, la FINUSTAH. Cette force regroupe 7 000 militaires, 2 000 policiers, près de 500 civils étrangers, 1200 civils locaux et quelque 200 volontaires de l’ONU. En tout, près de 11 000 personnes. Pour l’année en cours, le budget de la MINUSTAH est de 611 millions $ US.

Impuissance
Dans l’entrevue qu’il a donné à madame Michèle Ouimet (La Presse, 23 janvier 2010), le maire de Port-au-Prince affirme qu’il a 750 personnes sous ses ordres, et que quelques jours après le séisme, seulement 86 revinrent travailler, c’est-à-dire 15% du personnel. Qu’est-ce à dire? Certains fonctionnaires municipaux ont sûrement péris dans le séisme. Sans doute que la plupart des autres prennent soin de leur famille, de leurs amis ou de leurs voisins. On ne peut pas les blâmer. Mais dans la même interview, le maire se plaint que les secours venant de l’étranger s’embourbent. « Ça prend un plan pour distribuer les secours », dit-il. Mais je serais tenté de lui poser la question suivante : « Vous, monsieur le maire, pourquoi n’avez-vous pas un tel plan? » Si la mairie de Port-au-Prince ou le ministère de l’Intérieure d’Haïti avait eu un tel plan, et si les dirigeants avaient eu la volonté politique de le mettre en œuvre, ils auraient pu mobiliser leur fonction publique pour distribuer l’aide d’une façon plus efficace. Et du coup, parce qu’il y aurait eu d’importants stocks de nourriture à distribuer, ces mêmes fonctionnaires, au lieu d’errer à la recherche d’une improbable pitance, auraient obtenu de quoi se nourrir tout en nourrissant les autres.

On me fera remarquer que ce que je viens de dire est injuste et cruel, que je n’ai pas le droit d’accabler, de culpabiliser un peuple qui souffre à ce point. Et on aura raison de me rappeler à l’ordre. En revanche, si l’on n’améliore pas la gouvernance haïtienne, on perpétuera la misère.

Déforestation
Dans une analyse du Devoir, 22 janvier 2010, monsieur Louis-Gilles Francoeur affirme que la renaissance d’Haïti passe par le reboisement. En effet, on sait qu’au cours des années, les Haïtiens ont déboisé leur pays. Au moment de l’indépendance, la forêt occupait plus de 80% du territoire haïtien; aujourd’hui, elle n’en couvre que 2%. La conséquence en est l’érosion de la terre arable de surface, les glissements de terrains, l’appauvrissement des sols et les inondations. Comme celle des Gonaïves, en septembre 2009. Bien sûr, monsieur Francoeur a raison. Alors, prenons-le au mot et mettons en place un vaste programme de reboisement dans le cadre d’un programme intégré de redéveloppement.

Population
Affirmons deux évidences. La renaissance d’Haïti passe par la mise au travail du peuple haïtien. Et l’agriculture est la première assise économique d’Haïti. Ce constat de bon sens implique un transfert de la population urbaine vers la campagne. Il faut vider et éradiquer les Cité Soleil et autres bidonvilles. Actuellement, quelque 5,4 millions d’Haïtiens vivent à la campagne et 3,6, à la ville, en particulier à Port-au-Prince. Disons que la nouvelle répartition de la population sera de 6,5 millions de ruraux et de 2,5 millions d’urbains.

Plus précisément, à la campagne, on aura 3,5 millions d’adultes en âge de travailler et, à la ville, 1,3 millions.

La campagne
Pour fin de la discussion, divisons la population rurale en quatre groupes à peu près égaux. Donnons aux paysans du premier quart un salaire décent pour reboiser le territoire. Fournissons-leur les pousses végétales et l’encadrement technique adéquat (agronomes, ingénieurs forestiers, pédologues, édaphologues, etc.). Assurons-nous de bien préparer les sols. Donnons à ceux du deuxième quart le même salaire décent pour s’adonner massivement à la culture vivrière, céréales, fruits, légumes, et aussi l’élevage de vaches (lait), porcs, de volailles, etc. Comme le demande monsieur Jacques Diouf, PDG de la FAO, procurons-leur semences, engrais écologiques, aliments pour le bétail, instruments aratoires, etc. En somme, il faut que le pays se nourrisse lui-même. On dit qu’actuellement Haïti importe la moitié de sa nourriture. Il faut réduire cette dépendance. De plus, il faut assurer qu’une part de la production agricole ira à l’exportation.

Donnons à ceux du troisième quart de la population rurale le même salaire décent pour travailler à la (re)construction du pays : systèmes d’irrigation, puits, routes, infrastructures sanitaires, infrastructures d’énergie (électricité) et de téléphonie, habitations, etc. Enfin, le quatrième quart recevra aussi le même salaire décent pour prendre charge des services sociaux et économiques : éducation, santé, travail social, transport, commerces multiples, gestion des infrastructures, services gouvernementaux divers, animation culturelle, banques (microcrédit, entre autres), etc., et bien sûr les services de sécurité.

Un mandat sera ajouté à la police affectée aux campagnes, celui d’empêcher les gens de déboiser au fur et à mesure qu’ils reboisent. Cela signifie qu’il faut procurer à tout le monde un combustible efficace pour le chauffage et la cuisson des aliments, peut-être le propane.

Et tout le monde se met au travail.

Les villes
Occupons-nous maintenant de Port-au-Prince et des autres villes. Doit-on déplacer la capitale à cause des risques de tremblement de terre? Question grave qui n’aura pas de réponse claire. Quoi qu’il en soit, il faudra construire sur une grande échelle en insérant des mesures antisismiques.

Appliquons à la ville la même formule qu’à la campagne. Un quart de la population adulte sera affectée aux services gouvernementaux, une moitié à la reconstruction, et le dernier quart aux commerces et services. Le salaire minimum sera le même qu’à la campagne. On reconstruira ou on construira les infrastructures urbaines (adduction d’eau, égouts, électricité, communication, voirie), les habitations, les hôpitaux, écoles, mairies et autres bâtiments institutionnels, commerces et industries, parcs et terrains de sport, etc.

Et comme à la campagne, tout le monde travaille.

Salaire décent
Les adultes recevront un salaire minimum décent. Par adulte, on entend tous ceux entre 18 ans et 65 ans. Les plus jeunes ne seront pas oisifs, devront fréquenter l’école. Les plus vieux seront pris en charge pour leur famille ou, le cas échéant, par l’État. Les hommes aux champs ou sur les chantiers recevront leur salaire, et les femmes à la maison recevront le leur. Les amputés et les malades aussi. Mais pour recevoir ce salaire, tous ceux qui seront en mesure de travailler devront le faire.

Qu’est-ce qu’un salaire minimum décent? Actuellement, plus de la moitié de la population survit avec un revenu de 1,00 $ US par jour. On ne pourra jamais construire une économie viable et durable avec un tel salaire de famine. Osons, et proposons un salaire minimum 10,00$ US par jour, ou 3600,00$ US par an.

Bien sûr, ceux qui gagnent déjà plus que 10,00 $ US par jour continueront de toucher leur revenu habituel.

Programme d’aide sur le terrain
Cette contribution représente pour la ruralité une injection de quelque 12,6 milliards $ par an, pour cinq ans. À cette masse salariale, ajoutons 1,4 milliards $ par an pour financer les travaux. Donc, le budget annuel pour la campagne sera de l’ordre de 14,0 milliard $ US. Le budget annuel pour la ville sera de 4,7 milliards $ pour les rémunérations et 2,3 milliards $ pour les travaux. Ce qui fait un budget annuel de 7,0 milliards $ pour les villes.

Développement industriel
Parallèlement à la revitalisation de la campagne et à la reconstruction des villes, mettons en œuvre une stratégie industrielle qui prendra avantage de cet immense apport de capital. Trois secteurs pourraient être privilégiés : l’industrie relié au développement agricole, l’industrie du bâtiment et des travaux publics, et enfin l’industrie touristique.

Cela signifie qu’en plus d’éradiquer la misère, de reboiser le territoire, de remettre l’agriculture sur pied et de reconstruire le pays, le programme devra faire en sorte qu’Haïti se libère de l’aide internationale au bout de quinze ans. Cela signifie aussi qu’à terme, les rentrées de devises devront y équilibrer les sorties.

Un fonds de 1,0 milliard $ par an provenant du FMI ou de la Banque Mondiale sera affecté aux investissements générateurs de devises. En plus, on pourra prévoir que des investissements privés se manifesteront.

Banques, crédit et microcrédit
Le FMI et la Banque Mondiale devront intervenir pour structurer l’économie d’Haiti sur la longue durée et pour encadrer, structurer son système bancaire. Une capitalisation de 1,0 milliards sera mise en place pour financer le crédit et le microcrédit. Le réseau de succursales bancaires ou d’agences de crédit couvrira non seulement les grands centres mais aussi les campagnes.

Sécurité
La MINUSTAH sera renforcée. Des agents non armés seront recrutés pour assurer sur le terrain une présence dissuasive. Le budget annuel de la FINUSTAH sera majoré à 1,0 milliard $.

Gestion
La gestion de ce programme sera sous l’autorité directe de l’équipe de gestion, sous l’égide de l’ONU. Cette équipe travaillera avec le gouvernement haïtien mais ne sera pas sous la gouverne de celui-ci. L’argent de l’aide transitera par cette équipe. Et c’est elle qui assurera que la rémunération atteigne bien chaque Haïtien. Le budget de l’équipe de gestion ne devrait pas dépasser 200 millions $ par année.

Les entreprises étrangères qui travailleront dans le cadre de ce programme seront payées directement par le gestionnaire onusien. Le salaire des Haïtiens leur sera versé en main propre, soit par les entreprises concernées, soit par le réseau bancaire, soit par le gestionnaire lui-même. Les employés de l’État recevront leur dû, rubis sur l’ongle, tous comme ceux qui travailleront pour les compagnies étrangères ou haïtiennes.

L’exécution des travaux sera faite par des sociétés étrangères ou haitiennes. Dans tous les cas, les sociétés impliquées dans le programme auront l’obligation de recruter des Haïtiens.

Rôle du gouvernement
Pendant les quinze années de reconstruction, le gouvernement haïtien aura fort à faire. Il devra restaurer la démocratie, assainir les mœurs politiques, encadrer les collectivités locales, gérer l’éducation et la santé. Il devra planifier l’avenir et mettre en place une économie viable à long terme. Et il devra collaborer avec le gestionnaire onusien.

La République Dominicaine
Le pays voisin subira le contre coup de l’effervescence d’Haïti. Le programme inclura donc une aide de 1,0 milliards $ par an sur cinq ans. En effet, il tombe sous le sens commun qu’une complémentarité des économies des deux pays qui partage l’île d’Hispaniola serait hautement désirable.

Programme d’aide
Cela signifie que le budget annuel pour relancer l’économie et l’écologie d’Haïti sera de l’ordre de 25,2 milliards $. Ce budget d’aide se maintiendra pendant cinq ans, puis décroitra de 10% par année pendant dix ans.

En tout, on parle d’un effort de l’ordre de 225 milliards $ US sur quinze ans, ou en moyenne 15,0 milliards $ US par année.

À mon sens, c’est ce qui est nécessaire pour remettre Haiti à flot.

Dette
La dette d’Haïti sera effacée.

Sources de fonds
D’où viendra l’argent? De sources multiples, bien sûr.

Il viendra d’abord des États membres du G-20. Puis des 23 pays qui sont membres de l’Union européenne mais qui n’ont pas de siège au G-20. Puis de nombreux autres pays qui en ont les moyens, comme le Qatar, Kuwait, Singapore ou les Émirats Arabes Unis.

Aussi, le FMI, la Banque Mondiale, la Banque Interaméricaine de Développement contribueront.

D’autres sources de fonds pourraient être suggérées.

Par exemple, on pourrait profiter du programme haïtien pour instituer la taxe Tobin. Cette taxe consiste à prélever 0,1% sur les flux financiers internationaux qui sont de nature spéculative. Cette taxe générera quelque 300 milliards $ par an. Une partie de ce fonds serait affectée à Haiti.

Les dépenses militaires s’élèvent à 1 400 milliards$ par année. Un prélèvement de 1% de ce budget apporterait 14 milliards $ par an à Haiti.

Les pétrolières et les pharmaceutiques pourraient aussi être appelées à contribuer.

Entrepreneurship local
Le salaire quotidien de 10,00 $ donné à tous les adultes sera assuré pour cinq ans. Par la suite, la contribution de l’aide internationale à cette rémunération diminuera à raison de 10% par année. Et il reviendra à l’économie locale de prendre la relève et de maintenir ce salaire minimum.
Là réside le véritable défi.
Là se situe le test de gouvernance du gouvernement et des élites haïtiennes.

Cette rémunération est un salaire minimum. Je le répète: rien n’interdit de gagner plus. Rien n’interdit non plus de créer des entreprises. Au contraire, le programme encouragera l’entrepreneurship local. Les banques seront appelées à le financer.

Fiscalité
Le salaire journalier de 10,00 $ n’est pas la somme remise à l’individu. Un prélèvement à la source de 2,00 $ sera fait et versé au gouvernement pour financer les services gouvernementaux. Cela générera une entrée fiscale annuelle de 3,46 milliards $ qui s’ajoutera au budget gouvernemental actuel qui voisine le milliard de dollars (budget annuel total : 4,46 milliards $). Trois postes budgétaires prendront le plus clair de ce budget national : l’éducation, la santé et les administrations territoriales, y compris la police.

L’éducation
La faible scolarisation constitue l’un des freins au développement économique d’Haiti. Rappelons que la moitié des Haïtiens ne savent ni lire, ni écrire, ni compter. Cela doit cesser. Avec les nouvelles entrées fiscales, le gouvernement haïtien devra s’attaquer vigoureusement à ce problème. Ça commence à l’école élémentaire mais ça inclut aussi les écoles techniques, les facultés universitaires et l’éducation des adultes. Il devra mettre l’accent sur la formation d’ingénieurs (forestiers, agricoles, civils, mécaniques, électriques, hydrauliques, etc.), d’architectes, de techniciens dans toutes les disciplines, de médecins, d’infirmières, etc., et de gestionnaires.

Comparaison avec la République Dominicaine
Le pays voisin, la République Dominicaine, a une population légèrement supérieure à celle d’Haiti (9 600 000 versus 9 000 000), un Produit Intérieur Brut per capita six fois plus important que celui de Haiti (8 200.$ versus 1 300.$), et un budget national sept fois plus important (7,0 milliards $ versus 1,0 milliard $). Même avec l’aide internationale, le budget national et le PIB d’Haïti seront inférieurs à ceux de sa voisine.

Déni
Dans sa chronique du (La Presse, 30 janvier 2010), monsieur Patrick Lagacé remarque qu’Haiti est malade de ses charades. Que le bullshit y tient lieu de réalité. Il a raison. À Haiti comme dans plusieurs pays en voie de développement, on constate un tel déni de la réalité. Personnellement, j’ai été témoin de ce phénomène. C’est pourquoi, il faut mettre en place un programme qui mettra les Haïtiens au travail, afin qu’ils puissent développer une autre image d’eux-mêmes, et de s’extirper de leur condition de dépendance ou d’attentisme. Sur son site Web (18 janvier 2010), monsieur Richard Martineau dit que les Haïtiens sombrent depuis toujours dans un mysticisme aveugle qui lui parait contre-productif. Ils attendent le Messie, déplore Martineau, et ne font rien d’autre que d’attendre. Monsieur Martineau a aussi raison. Dans l’histoire du monde, jamais un messie ne s’est pointé pour sauver qui que ce soit. Personne ne viendra sauver les Haïtiens. Ils se sauveront eux-mêmes. En regardant la réalité en face. En exigeant de leurs leaders une meilleure gouvernance. En exigeant de leurs élites une meilleure conscience sociale. En refusant l’intimidation des gangs de rue. Et en se mettant au travail.

Défi
On aura compris que ce que ce que je viens d’esquisser illustre une approche. Les chiffres cités le sont à titre indicatif. Mais ils illustrent aussi l’ampleur de la tâche.