MÉMOIRES DE LUMIÈRES

Violence

En fait, tout n’est pas qu’engourdissement dans le duché de Luxemberg.

        Ce mercredi soir, dans l’intimité du manoir des Trémières, il se passe un petit incident qui trouble ses résidants.  On est en fin de soirée.  Les enfants et les domestiques dorment ; Agathe, Anne et Herr Glockspiel conversent devant le foyer du salon, un verre de prune à la main.  Elles questionnent leur hôte sur l’art de l’horloger et celui-ci répond avec son langage rempli de silences.  À un moment donné, il exhibe une trousse, en extrait des petits outils et se met à expliquer leur usage.  Peu portée sur la technique, Agathe ramène la conversation sur le plan philosophique, disant que l’horloge lui fait penser au mouvement de la voûte céleste.  Anne ajoute que la mécanique horlogère lui rappelle plutôt celle de l’homme, les deux pouvant se détraquer et l’artisan pouvant réparer autant l’aiguille de l’horloge que la cheville de son amie.  Agathe dit en riant qu’elle est bien aise que ses entrailles ne soient pas étalées sur une table comme les rouages de l’horloge.

—   D’ailleurs, ajoute-t-elle, je crois que ma cheville va mieux.

—   Que madame me montre, dit l’homme en se levant et en tendant la main à Agathe.

        Agathe sourit, prend la main de l’étranger et, s’appuyant sur sa jambe valide, se lève.

—   Que madame m’aide, reprend-il en tendant l’autre main à Anne, qui la saisit et se lève à son tour.

        Supportée par son amie et l’étranger, Agathe fait quelques pas entre les fauteuils.  Soudain, elle trébuche, l’étranger et Anne précipitent le même geste pour la retenir et les trois se retrouvent les uns contre les autres, enlacés, étonnés, ravis peut-être.  Le souffle court, les femmes lèvent la tête vers l’homme et celui-ci plonge à tour de rôle son regard dans celui des femmes haletantes.  L’une et l’autre sentent leur cœur s’emballer.  L’homme les tient serrées contre lui et elles s’agrippent, pressant leur ventre contre ses hanches.  La tête renversée, les yeux mi-clos, elles offrent leurs lèvres ; un seul baiser et elles s’abandonneraient tout à fait.  Mais l’étranger relâche son étreinte et mène par la main les femmes éperdues de désir sur le canapé du boudoir.  Il retourne au salon, rapporte le plateau portant les verres et un chandelier, le pose sur le guéridon, remet à chacune son verre, avance le tabouret, s’agenouille devant Agathe, saisit la cheville blessée, la masse et la pose délicatement sur le tabouret.  Subjuguées, les femmes le laissent faire, se laissent faire.  Toujours sans dire un mot, il se lève, jette un dernier regard aux femmes alanguies, s’incline profondément, retourne dans le salon, replace le pare-feu devant l’âtre, pince toutes les chandelles sauf une, prend le chandelier encore allumé et disparait dans l’escalier.

        Le silence de la pénombre enveloppe les femmes qui se meurent d’amour.  Agathe vide son verre d’un coup, se penche sur Anne et l’embrasse à pleine bouche.  Anne lui rend son baiser avec la même gourmandise.

§