MÉMOIRES DE LUMIÈRES
Tendresse
Marie se réveille. Un mal de crâne la fait grimacer. Où est-elle ? Ah, oui, Troyes, l’auberge au bout de la ruelle des Chats, la chambre sous le toit. Jacques ? Jacques ? Il n’est pas là. Elle saute en bas du lit et, du coup, réalise qu’elle est nue. Elle arrache la couverture et la jette sur ses épaules, va à la lucarne . . . le ciel blanc l’aveugle. Dieu qu’elle a mal à la tête. Elle vide le cruchon dans la bassine et y plonge son visage, s’ébroue, s’essuie avec la couverture. Que s’est-il passé ? Son dernier souvenir remonte au souper, elle riait, mangeait, buvait. Elle a dû s’endormir, c’est ça, et Jacques la transportée, l’a déshabillée . . . elle jure . . . non, non, ça ne se peut pas, elle regarde le drap, aucune tache de sang, ce qui la rassure un peu, elle s’assoit sur le bord du lit et s’examine le pubis, rien d’anormal, non, rien ne s’est passé, se rassure-t-elle, elle réfléchit, oh qu’elle a mal à la tête ! se dit qu’elle ne ressent rien de particulier mais n’est pas sûr de ce qu’elle ressentirait si quelque chose s’était passé . . . Elle remarque son baluchon et ses vêtements pliés sur une chaise. Elle se débarbouille comme un chat, s’habille, se coiffe de trois coups de peigne et enfonce son bonnet. C’est alors qu’elle voit un feuillet plié sur la table : Jacques lui écrit qu’il est sorti faire les emplettes et sera de retour à l’auberge pour le dîner. Elle jette son châle sur ses épaules et descend dans la salle où traîne un laquais.
— Bonjour, monsieur, dit Marie d’une voix un peu pâteuse, vous n’avez pas vu le gentilhomme qui m’accompagne ?
— Si, madame, il a dit qu’il reviendra vers une heure. Vous avez bien dormi ?
— Euh, oui, quelle heure est-il ?
— Le carillon de Sainte Madeleine vient de sonner onze heures, madame.
Marie grogne un remerciement, sort dans la cour, va au puits et s’abreuve à même le seau. Jacques ? Il ne doit pas être bien loin. Elle passe dans la ruelle qui est très sombre, est surprise par cette obscurité en plein jour, lève les yeux et voit que les pignons se touchent presque à leur faîte et bloque le ciel. Elle débouche dans une rue marchande bondée de monde. La lumière blanche du ciel couvert l’éblouit. Elle protège ses yeux de sa main et jette un coup d’œil autour d’elle. La foule affairée se presse, défile à petits pas dans les deux directions. Quel côté prendre ? Elle n’en a aucune idée, jure contre elle-même, quelle idiote de se saouler aussi. Qu’est-ce que Jacques doit penser d’elle ? Elle se laisse porter par le flux qui va sur sa droite, avance derrière deux paysans en sabots, bouscule sans le vouloir une bonne sœur qui porte sur la hanche un panier d’osier, s’excuse, la religieuse lui fait une mimique de compréhension.
— C’est comme ça tous les mardis, dit-elle.
Soudain le flux se casse en deux pour éviter un attelage et se referme aussitôt derrière le fardier. Marie suit l’ondulation. Jamais de sa vie, elle n’a vu autant de monde. Jacques ? Son attention est attirée par une échoppe où l’on étale de splendides bonnets. De loin, la mercière en brandit un et fait le geste de l’essayer, Marie s’approche, doit laisser passer un fardier, est aspirée par le sillage et emportée par le flux. Elle regrette, les coiffes étaient bien jolies, elle se promet de revenir avec Jacques. Jacques ? Jamais, elle ne le trouvera dans cette cohue. Un peu étourdie, elle suit le mouvement et se retrouve devant la cathédrale, voit un écriteau près du portail, s’approche, une borne de pierre crée un petit espace tranquille devant le panneau, elle s’arête et lit : ‘Passant, recueille-toi ! Ici, en cette maison de Dieu dédiée aux Saints Apôtres Pierre et Paul, le 10 juillet de l’an de grâce 1429, la très gracieuse Pucelle d’Orléans, Jeanne d’Arc et Sa majesté Charles VII, roi de France par volonté divine, ont prié ensemble pour sauver la France.’ Elle sourit au mot ‘pucelle’ qui depuis son arrivée à Troyes semble surgir à tout bout de champ. Si c’est un signe, elle n’en saisit pas bien le sens. Est-ce qu’on lui rappelle qu’elle doit protéger sa virginité ou, au contraire, essaie-t-on de lui faire comprendre que le temps est venu de s’en débarrasser comme une vieille peau ? Elle ricane : une pucelle qui se soûle n’est bonne à rien, ni à faire la dévote, ni à jouer la courtisane. Au fait, est-ce que Jeanne d’Arc se saoulait avec ses compagnons d’armes ? Jacques ? S’appuyant sur la façade de l’église, elle grimpe sur la borne et regarde autour d’elle. Elle ne voit qu’un fleuve de chapeaux, de bonnets, de perruques qui bougent, qui glissent entre les charrettes et les chevaux. Des éclats de voix, des cris de gamins, des hennissements de chevaux s’échappent de cette humanité grouillante. Jacques ? Elle parcourt la foule des yeux. Une tige chargée de pots en fer-blanc qui se balance au dessus des têtes la distrait un moment. Jacques ? Elle se dit qu’elle ferait mieux d’aller l’attendre à l’auberge. Elle saute de son perchoir, est aussitôt aspirée par la foule, se retrouve devant le portail d’une grange, une charrette chargée de foin essaie d’en sortir, un gros homme fait un pas de côté et la coince contre un empilage de tonneaux, elle repousse l’homme mais bute sur un autre passant, une femme lui écrase le pied, s’excuse, est bousculée à son tour, la charrette s’immobilise, le cocher fait claquer son fouet, les chevaux secouent la tête, hennissent, un bourgeois saisit des deux mains la bride des chevaux de tête et tente de les calmer, mais les chevaux piaffent, se cabrent, Marie se voit emprisonnée entre l’attelage, le gros homme, la passante qui s’excuse une deuxième fois et les tonneaux . . . Soudain, un peu plus loin, par là, des gens hurlent, une secousse disloque la foule et Marie voit les gens se bousculer pour se ranger de part et d’autre de la rue. Elle se lève sur la pointe des pieds et aperçoit par-dessus les chapeaux une cavalcade qui arrive à vive allure. Des mousquetaires, pense-t-elle. La charge fend la foule comme la charrue, la terre meuble, arrive au trot enlevé, insensible à l’émoi qu’elle cause. Dans un moment, les chevaux seront sur elle. Elle veut s’écarter mais reçoit une poussée dans le dos qui la projette devant la cavalcade. Un gros cheval gris fonce sur elle, les narines frémissantes, la mâchoire tiraillée par le mors qui bave, un large poitrail . . . elle lève un bras . . . se sent happée par derrière, soulevée de terre et se retrouve dans les bras de Jacques qui pivote et la protège de son corps. Elle s’agrippe à son ami, entend les chevaux fous déferler au milieu de hurlements, une énorme poussée propulse Jacques et Marie entre les tonneaux qui se renversent. Accrochés l’un à l’autre, ils roulent dans la poussière, Jacques en dessous, sur le dos, Marie allongée sur lui, nez contre nez. Des corps s’empilent sur eux, les écrasent, certains tentent de se redresser, n’arrivent qu’à donner des coups de pied, les tonneaux roulent sur l’empilage humain, cris, grognements, jurons, Marie étouffe, Jacques tend les bras et essaie de repousser l’homme allongé sur Marie, elle comprend la manœuvre de Jacques, dégage ses bras, pose ses coudes de chaque côté de la tête de Jacques et un genou entre ses cuisses, et s’arc-boute . . . pendant une éternité, Marie et Jacques soulèvent l’univers . . . Peu à peu, la presse se relâche, les corps se dépêtrent, un bras plonge et repêche Marie, puis Jacques. C’est une dizaine de rescapés qui se regardent en s’excusant d’être en vie.
— Barbares ! grogne quelqu’un.
— Ça se dit des soldats du roi, jure un autre.
— Ça va ? demande Jacques en dévisageant Marie.
Elle se blottit contre lui et éclate en sanglots.
Jacques entraîne Marie dans une ruelle de travers et comme par miracle la presse humaine se relâche. Empruntant les venelles détournées, demandant plusieurs fois son chemin, Jacques ramène Marie à l’auberge.
— Tu veux t’étendre un peu, demande-t-il en entrant dans la salle déjà bondée de dîneurs.
— Non, restons ici.
Car sur le chemin du retour, reprenant peu à peu ses esprits, Marie se dit qu’elle a eu tort de pleurer comme une gamine. Hier, elle se saoule, aujourd’hui elle chiale, à chaque fois, Jacques la repêche comme un chiot énervé qui se jette à l’eau. Quelle idiote ! Elle veut se montrer brave mais comme ses jambes ne cessent de trembler, elle se rend compte que ce n’est pas si facile d’être une femme. Elle est heureuse de pouvoir s’appuyer sur le bras de Jacques. L’aubergiste leur déniche une petite table et leur apporte un pichet de vin.
— Ce midi, on a du fricot au lard, ça vous va ?
Jacques goûte le vin et grimace.
— Va pour le fricot, dit-il, mais apportez-nous du meilleur vin.
Nullement froissé, l’aubergiste emporte le pichet, revient avec un autre, Jacques goûte, hoche la tête et remplit les verres. Marie prend une gorgée.
— Tu as eu peur ? demande Jacques.
Marie hausse les épaules.
— Moi, j’ai eu la peur de ma vie, murmure Jacques, l’idée de te perdre . . .
Il ne termine pas sa phrase, baisse les yeux, les relève, voit Marie qui le dévisage, leurs regards se pénètrent . . . Marie fond en larmes. Jacques prend la main de la jeune femme et la laisse pleurer. Le fricot atterrit sur la table, Marie renifle, Jacques lui prête son mouchoir, elle s’essuie les yeux en se forçant à sourire. Ils picorent leur assiette.
— Je t’ai vu de loin quand tu as grimpé sur la borne, dit Jacques, je te rejoignais mais tu es descendue et je t’ai perdue de vue, puis je t’ai aperçue de nouveau lorsque ces barbares fonçaient sur toi.
Elle saisit la main de son sauveur et la porte à ses lèvres.
— Non, Marie, non, je t’en prie, dit Jacques en rougissant.
Alors Marie se lève et dépose sur les lèvres de Jacques un baiser léger comme l’amour éternel. Cette fois, c’est Jacques qui ne peut retenir ses larmes. Marie lui remet le mouchoir déjà humide.
Repoussant son assiette, Jacques dit que les achats pour la chapelle sont faits et le tout sera livré à l’auberge en fin de journée. Il lui reste à faire les commissions de maître Antoine, de monsieur le curé et de monsieur l’intendant.
— Marie, tu restes à la chambre ou tu m’accompagnes ?
— Je vais avec toi.
L’idée d’être séparée de Jacques lui est insupportable. L’image des narines écumantes qui fondent sur elle ne cesse de la hanter. Dans la rue, la foule avait beaucoup diminué. Un passant leur indique l’apothicairerie de l’Hôtel-Dieu. Ils s’y rendent et y trouvent leur bonheur. Pendant que Jacques règle ses affaires avec l’homme de l’art, Marie admire sur des étagères qui montent jusqu’au plafond les innombrables boîtes d’herbes rares enluminées d’animaux étranges, s’exclame devant les chevrettes et les piluliers en faïence, finement décorés de motifs floraux et portant des inscriptions incompréhensibles. L’apothicaire leur indique un cellier où ils pourront trouver du bon vin. Ils s’y rendent et Jacques achète une douzaine de tonnelets, non seulement pour monsieur Brillant mais aussi pour remercier Aimé Soleil et monsieur le curé, et quelques-uns pour la chaumière. Sur le chemin de retour à l’hôtellerie, un marchand ambulant leur offre des chapeaux de paille.
— L’été s’en vient, dit-il en faisant un clin d’œil à Marie.
— Qu’est-ce que tu en dis ? demande Jacques.
Elle fait la moue mais Jacques comprend qu’elle en meurt d’envie. Il lui en fait essayer quelques-uns et passe ses commentaires. N’ayant pas de glace pour se voir, Marie s’impatiente, exigeant en riant qu’il soit sérieux pour une fois. Il fait un tri et arrête son choix sur une coiffe paysanne dont les larges bords ondulent et s’inclinent sur le front ; délicatement, il pose l’œuvre d’art sur la tête de Marie. Rayonnante, elle fait des mimiques, déplace le chapeau un peu sur le côté, un peu sur l’arrière, le remet comme avant . . . le coude dans la main et le doigt replié sur le menton, Jacques accumule les compliments extravagants, Marie fait mine de s’insurger.
— Tu le prends ?
Marie hésite mais ses yeux brillent d’envie.
— Monsieur, dit Jacques en sortant sa bourse, nous prenons celui-ci.
— Je veux bien, Jacques, dit-elle, mais à condition que tu en prennes un aussi.
Nouvelles simagrées. Cette fois-ci, c’est Jacques qui fait le difficile et Marie qui prodigue les conseils. Enfin, Marie choisit pour Jacques un tricorne de paille qui ressemble fort à son chapeau de feutre. Elle dit que le nouveau chapeau lui donne un air de gentilhomme printanier. Il ne sait pas ce que ça veut dire, elle non plus d’ailleurs mais l’important est de montrer que l’on est bien en vie. Et les voici qui rentrent à l’auberge, le chapeau doré sur la tête, deux bourgeois campagnards contents de leur frivolité passagère.
À la tombée de la nuit, les achats sont déchargés dans la cour de l’auberge et Jacques signe les récépissés. L’orage éclate et c’est sous un déluge que Jacques et Marie chargent la charrette. Jacques donne un pourboire à l’aubergiste pour faire surveiller son chargement. Le repas du soir est plus frugal, plus sobre aussi que celui de la veille. Épuisés par leur journée, Marie et Jacques mangent en silence. Sur le coup de dix heures, Marie propose d’aller dormir. Arrivant à la chambre, Jacques remet le chandelier à Marie et reste à la porte pour permettre à la jeune femme de se déshabiller et se glisser sous la couverture, il frappe, elle lui dit d’entrer, dès qu’il a fermé la porte, elle lui fait signer de venir, il s’approche du lit et s’y assied.
— Jacques ?
— Oui ?
— Hier soir . . .
— Quoi, hier soir ?
— Tu sais bien . . . que s’est-il passé ?
— Rien . . .
— . . . Jacques ?
— Rien, je te dis. Tu t’es endormie en bas, je t’ai transportée et mise au lit, c’est tout.
— C’est tout ? Mais tu m’as déshabillée.
— Tu ne voulais tout de même pas dormir toute habillée ?
— Ce qui veut dire . . . ce qui veut dire que tu m’as vue toute nue ?
— Oh, la chandelle ne donnait pas beaucoup de lumière.
— Jacques !
— Oui, je t’ai vue toute nue.
— Et ?
— Et quoi ?
— Jacques !
Elle a presque crié.
— Marie, arrête, veux-tu.
— Jacques, réponds, c’est important pour moi.
— Très bien, Marie : oui, je t’ai vue toute nue, oui, tu es très belle, non, hier soir, il ne s’est rien passé et tu le sais bien.
— Jacques ?
Cette fois, la voix de Marie se fait caressante.
— Oui, Marie ?
Elle vient pour dire quelque chose de grave mais se retient. Elle voudrait dire à Jacques qu’il y a une place pour lui à côté d’elle dans le lit mais n’ose pas, elle voudrait lui dire qu’elle l’aime mais ne trouve pas les mots.
— Euh, Marie ?
— Oui.
— Marie, promets-moi de ne plus jamais me donner une telle frayeur.
— Promis, Jacques.
— Bonne nuit, Marie.
Il dépose un baiser sur le front de la jeune femme et se lève.
— Bonne nuit, Jacques.
Comme la nuit précédente, après avoir poussé la table devant la porte et soufflé la chandelle, Jacques retire ses bottes, s’allonge sur le plancher, sa rapière à portée de la main. Mais contrairement à la veille, il est long à s’endormir. Il revit l’incident : une seconde de plus et Marie se faisait piétiner par cette délirante cavalcade. Il n’ose penser à ce qu’il aurait fait si un malheur était arrivé à Marie. Mais ce qui le trouble encore plus, c’est que l’officier qui montait le gros cheval gris et qui menait cette charge était d’Hadès. Jacques prend un grand respire et tente de chasser toutes les idées noires qui lui empoisonnent la tête. Il pense à Marie qui dort déjà, à Sophia, à Ya Ming . . . Enfin, il s’endort . . . et est réveillé par une présence chaude à son côté. C’est Marie qui est venue se blottir contre lui et qui dort enveloppée dans la couverture. Il sourit dans l’obscurité, enveloppe son amour de son bras et se rendort.
§