MÉMOIRES DE LUMIÈRES

Insouciance

Pendant leur enfance, les petites filles ressemblaient plus à des gamins crottés qu’à des poupées de porcelaine.  Le moins que l’on puisse dire, c’est que seule leur intelligence dépassait leur indocilité.  Elles profitaient des absences fréquentes de leur père pour s’échapper, explorer les quartiers secrets de la ville, espionner les maisons de thé, se frotter aux soldats, aux courtisanes et aux poissardes, en somme à tous ces personnages insolites qui font frémir les enfants.  Elles pénétraient sans retenue les arrière-cours des temples où des bonzes leur racontaient des histoires de revenants.  Elles se prirent d’amitié pour un moine bossu, hirsute, toujours souriant, qui s’appelait Tang Zhen et qui dirigeait avec bonhomie un temple bouddhiste donnant sur la place du marché.  Derrière le grand hall du sanctuaire, protégé par un mur haut de dix pieds, dormait un jardin touffu et négligé.  Une mare remarquable entourée de pins tordus occupait le centre de cet enclos secret, remarquable parce que d’extraordinaires grenouilles s’y multipliaient.  C’était des grenouilles grimpantes.  Pour se reproduire, elles escaladaient les arbres et pondaient leurs œufs sur les branches qui surplombaient la mare.  Lorsque les œufs étaient sur le point d’éclore, le cocon qui les portait crevait et les têtards plongeaient dans l’eau pour amorcer leur vie à la fois aquatique et terrestre.  Le moine disait que ce phénomène unique était la métaphore de la bonté du monde, montrant que les êtres les plus obscurs pouvaient s’élever jusqu’au ciel et que le plongeon n’était que le prélude à l’escalade.  Ce mouvement circulaire entre le bas et le haut, entre l’ombre éphémère et la lumière éternelle, le mouillé et le sec, la naissance et la mort, n’était rien de moins que le yin/yang, le principe de vie, le fondement de l’univers.  Avec cet exemple, le bonze donnait à Sophia et à Ya Ming son interprétation toute personnelle de l’hexagramme Jin du livre sacré Yi Jing

        En plus de la dizaine de bonzes en résidence et de quelques néophytes imberbes, le temple aux grenouilles accueillait des moines itinérants.  Ces étrangers arrivaient inopinément, restaient quelques jours et repartaient tout aussi subitement.  Sophia et Ya Ming aimaient les écouter raconter leurs périples.  Tang, quant à lui, tirait toujours une conclusion morale de leurs récits.  Il invoquait des divinités au nom compliqué comme Amida, Amitâbha ou Avalokitésvara pour expliquer aux petites filles que leur bonheur dépendait de leur compréhension de la pluralité des êtres.  Puisque chaque humain est différent de tous les autres, il importe que chacun respecte cette différence.  Vous, fillettes, disait-il, qui êtes belles et vives, vous devez aimez les bouseux comme nous qui puons.  Les fillettes répondaient qu’ils dégageaient plutôt un parfum d’éternité.  Elles ne comprenaient pas bien le sens du mot éternité, yongheng, mais le trouvait beau comme un Immortel chevauchant les nuages.  Tang souriait et les visiteurs plissaient les yeux de contentement.

        Parfois, comme saisi d’une inspiration céleste, Tang levait le doigt et disait qu’il avait une surprise pour elles.  Il courait à une armoire, en sortait un flacon et des petits verres, et servait à la ronde une liqueur défendue.  Les joues en feu, les gamines s’étouffaient avec délectation.  Grisées, elles suppliaient Tang de leur tirer la bonne aventure.  Mais lui prétendait ne pas vouloir.  Alors les visiteurs unissaient leur voix à celle des fillettes pour le convaincre.  Enfin, le bossu sortait son faisceau de cinquante baguettes, les secouait, les subdivisait, les étalait sur la table, appelait à son aide le Bouddha et les Immortels, murmurait des calculs incompréhensibles et interprétant les hexagrammes prédisait l’avenir.  Pour sûr, les petites filles auraient une vie faite d’élans réceptifs puissants, une vie toute inspirée du deuxième hexagramme, Kun, celui de terre sur terre, signe de la plénitude du Yin.  Par leur ténacité, elles triompheraient de toutes les épreuves.  Elles écoutaient le moine avec des étoiles dans les yeux.

        Quand elles n’hantaient pas le temple aux grenouilles, Sophia et Ya Ming frayaient avec des garnements, faisaient voler des cerfs-volants en forme de poissons rouges, dérobaient des cerises et s’invitaient dans les arrières cours écouter les observations subtiles des vieilles servantes.  Héléna et Dame Zhang avaient beau les gronder, les confiner à leur chambre, les menacer de coups de baguette lorsque les pères reviendraient de mission, les petites filles, malignes et futées comme des pies, avaient compris que les mères étaient secrètement envieuses de leur audace.  Les punitions se terminaient toujours par des caresses. 

        Tout le pays les connaissait.  La chevelure lumineuse de Sophia contrastait avec les cheveux noirs de Ya Ming.  On les surnomma Aurore et Crépuscule. 

        Avec les années, comme il se doit, les garçonnes devinrent jeunes filles, remontèrent leurs cheveux et y plantèrent l’épingle à tête de jade.  Leur caractère se développa, leurs goûts se précisèrent.  Sophia, la passionnée, s’orienta vers la peinture sur soie et la calligraphie ; Ya Ming, la raisonnable, vers la philosophie et les mathématiques.  Quand Sophia éclatait de rire, Ya Ming souriait avec les yeux.  Sophia jouait de la flûte comme une Immortelle ; Ya Ming remportait tous les tournois de wei ch’i de la province.  Sophia chantait ; Ya Ming récitait.  Sophia composait des poèmes ; Ya Ming maniait le boulier mieux qu’un vieux receleur. 

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