PRÉSENCE DE LUMIÈRES

Une chanson contre l’assassin

Oslo Children of the Rainbow

Oslo, hier. La Norvège encore en deuil. Sur une place publique d’Oslo, sous la pluie battante, 40 000 citoyens libres chantaient une petite chanson de Pete Seeger. Non, ce n’était pas qu’une chanson : c’était un hymne à l’humanité.

On se souvient de l’effroyable tuerie.
C’était le 22 juillet dernier, à Oslo.
Ce jour-là, Anders Behring Breivik assassinait 76 personnes. Il a d’abord fait exploser une bombe devant le siège du gouvernement norvégien, tuant huit personnes et en blessant plus de deux cents. Deux heures plus tard, il assassinait de sang froid 68 adolescents qui campaient sur l’île d’Utoya, non loin de la capitale norvégienne.

Ces jours-ci, Anders Behring Breivik subit son procès.
L’individu ne conteste pas les faits. Il admet avec fierté être l’auteur de ce qu’il appelle des « exécutions ».
Mais du même souffle, plaidant la légitime défense, il se déclare innocent. Il argue que le vrai coupable est la politique multiculturaliste du gouvernement norvégien qui détruit son pays à petit feu, donc qui le menace, lui, personnellement. D’où, explique-t-il, sa réaction d’autodéfense.
Il affirme que les responsables de cette politique destructrice sont les élites politiques de la Norvège, notamment les socio-démocrates, et plus particulièrement le Parti Travailliste. Rappelons que ce parti de centre-gauche est le plus important parti politique dela Norvège; depuis 1935, il a dirigé le Gouvernement norvégien pendant une soixantaine d’années, et; il est aux responsabilités depuis 2005. Le chef du Parti Travailliste, Jens Stoltenberg, est l’actuel Premier Ministre.
Breivik déplore le fait que la bombe placée au centre d’Oslo ait tué un innocent. Ce n’était pas son intention mais parfois, dit-il, lors d’une guerre, de tels « accidents » se produisent. En revanche, il ne regrette pas la tuerie de l’île d’Utoya. Il explique que les jeunes qui s’y trouvaient participaient à « un camp d’endoctrinement politique ». Ils étaient les futurs dirigeants du pays, destinés mettre en œuvre le multiculturalisme. En quelque sorte, pour lui, ces jeunes devaient être éliminés parce qu’ils trafiquaient avec l’ennemi, c’est-à-dire avec les « envahisseurs » qui sapent les fondements de sa civilisation, à lui, bon Norvégien. « Les amis de mes ennemis sont mes ennemis, n’est-ce pas! Ces jeunes étaient coupables : moi, je suis innocent. Je suis même un héros. Car moi seul ai eu le courage d’agir, moi seul ai pris la défense de mon pays. » Ainsi raisonne le meurtrier.
Est-il fou? Breivik récuse cette hypothèse de la folie. Il dit que ceux qui l’accusent de folie ne veulent qu’une chose : discréditer son œuvre politique. Nul doute que le tribunal sera du même avis que lui sur ce point, et conclura que Breivik est peut-être une tête brûlée, mais une tête parfaitement consciente de ce qu’elle faisait.
Breivik ne reconnait pas le tribunal qui est en train de le juger. Sur ce point, par contre, le tribunal divergera d’opinion avec Breivik.
Ce qui est sûr, c’est que l’assassin ne pourra se plaindre de mauvais traitements de la part du tribunal, de la police ou des autorités carcérales norvégiennes. Malgré l’ampleur de son crime, il est traité avec respect. On s’adresse à lui avec politesse. On lui permet de brandir le salut fasciste et de lire son manifeste politique. Il bénéficie d’une défense pleine et entière.

Breivik justifie son crime par sa haine du multiculturalisme. Voilà un renversement de logique fort périlleux. On sait que c’est au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale que le multiculturalisme fut conçu et mis en œuvre dans les pays occidentaux pour contrer le racisme fasciste, et favoriser l’harmonie sociale. Aux « minorités visibles et invisibles », on disait alors ceci : on vous encourage à vivre entre vous, à conserver vos traditions et à développer votre culture; et vous vivrez dans un pays qui sera un merveilleux paradis formé de quartiers pittoresques s’échangeant des danses folkloriques et des recettes de cuisine ethnique. On leur faisait comprendre que la société d’accueil – la majorité, en somme – se ferait un devoir d’accueillir toutes leurs demandes d’accommodement. Pourquoi une telle générosité? Parce que cette société d’accueil se sentait coupable des horreurs de la guerre et souhaitait réparer les torts causés par les nazis et les fascistes.
Or, après plus d’un demi siècle de multiculturalisme, on se rend compte des limites, des failles même de cette façon de faire. En fait, force est de constater que les bonnes intentions du départ n’ont pas suffi. Aujourd’hui, à peu près partout où il fut mise en œuvre, le multiculturalisme s’avère un échec. Au lieu de la paix sociale promise, il a engendré des conflits sociaux continuels et de plus en plus vicieux.
Partout, on fait la même démonstration. Partout, on constate que le multiculturalisme engendre une vision passéiste de la société, une obsessive torpeur qui torpille systématiquement toute possibilité d’évolution vers une société inclusive et harmonieuse. Partout, on allègue que le multiculturalisme n’est rien d’autre qu’une abdication de ses responsabilités sociales et politiques, une lâche démission qui a enfanté le communautarisme le plus xénophobe. Avec le multiculturalisme, on a de moins en moins une société régie par des lois communes mais plutôt un amas de castes, chacune dirigée par des diktas arbitraires, des chasses-gardées ne bénéficiant qu’aux potentats locaux. Commentant le procès Shafia, on fait remarquer que le multiculturalisme, conçu pour contrer le racisme de la majorité, a généré le racisme inversé des minorités, lequel, à son tour, avalise le discours xénophobe de certains ténors de la majorité. Dans ce climat délétère, la vertu elle-même est viciée. On cite à nouveau le procès Shafia : n’est-ce pas la pusillanimité de la Direction de la protection de la jeunesse qui, inspirée du multiculturalisme, a pavé la voie au meurtre sordide des quatre femmes Shafia? De façon plus générale, n’est-ce pas toujours au nom du multiculturalisme qu’on justifie les folies homophobes et misogynes des religions passéistes; n’est-ce pas toujours au nom du multiculturalisme, qu’on accepte d’emprisonner des femmes sous des voiles étouffants et avilissants.
En outre, les critiques du multiculturalisme soulignent que cette doctrine bien intentionnée a rapidement dégénéré en un laisser-faire insidieux qui a permis, encouragé même l’implantation de ghettos culturels ou religieux; ils font valoir aussi que cette doctrine est une mentalité qui met l’accent sur ce qui divise les citoyens plutôt que ce qui les rassemble. Partout, elle est instrumentalisée par les intégristes de tout acabit pour promouvoir leur vision communautariste au dépend des valeurs démocratiques de la société. Mettant l’accent sur les droits individuels au détriment des droits collectifs, ignorant du même souffle les responsabilités sociales et culturels des uns et des autres, le multiculturalisme engendre une société éclatée, égoïste et peureuse.
Voilà un peu la critique rationnelle et respectueuse du multiculturalisme. Puis tout à coup, un fanatique saute avec ses bottes militaires dans le débat, hurle son mépris du multiculturalisme et assassine 76 innocents. Ici, face à ce geste horrifiant, la plus grande prudence s’impose. Malgré tout, je tiens à dire deux choses qui sont liées l’une à l’autre : je suis l’un de ceux qui pensent que le multiculturalisme doit être révisé et, en même temps, je crie mon horreur devant la tuerie d’Oslo. Même si Breivik critique le multiculturalisme, il n’est pas de mon camp. Il représente même l’envers de mes valeurs. Breivik n’est pas un démocrate qui propose une critique rationnelle d’une politique lardée de bonnes intentions mais qui génère le contraire de ce qu’elle préconise. Breivik est un fasciste sanguinaire, rien de plus.

Qu’ils soient ou nom partisans du multiculturalisme, ou indifférents à cette question, l’immense majorité des Norvégiens sont des gens aimables, tolérants et parfaitement conscients que Breivik représente un mal profond, sournois, qui doit être combattu avec respect et sérénité, certes, mais aussi avec la plus grande fermeté. Face à la mixité sociale et culturelle, la Norvège vit les mêmes difficultés que toutes les autres démocraties occidentales. Et comme ailleurs, elle cherche des solutions respectueuses. La guerre ethnique prônée par Breivik et ses amis de l’extrême droite nationaliste n’est pas l’une d’elles. Loin de là. À des années lumières de là.

Revenons à notre chanson du début. Elle illustre la dignité tranquille des Norvégiens.

Au cours de son procès, Breivik a cité une chanson de Pete Seeger, Children of the Rainbow, comme un exemple de la subversion menée par les « marxistes culturels » pour corrompre la société norvégienne. Cette chanson, presqu’une comtine, est populaire en Norvège et fredonnée par tout le monde, en particulier par les enfants. La réponse des Norvégiens à la critique de Breivik fut émouvante. Hier, sous la pluie, ils furent 40 000 à se réunir sur le parvis du Palais de Justice pour chanter la chanson décriée :
A sky full of stars, blue sea as far as you can see
An earth where flowers grow, can you wish for more?
Together shall we live, every sister, brother
Young children of the rainbow, a fertile land.
 . . . .

http://www.youtube.com/watch?v=8cTtOg_yaGk

ou

http://www.cutbit.com/cutbit/thousand-sing-breivik-song-children-of-the-rainbow-oslo-norway-video_dbca8c6d9.html

ou

http://www.youtube.com/watch?v=rF3HJS65Vk8

ou bien Pete Seeger lui-même

http://www.youtube.com/watch?v=XxXzD0eQQBg&feature=related

Écoutez: comme à moi, ça vous fera du bien.

PS Pour ceux qui ne le connaîtraient pas, Pete Seeger est une immense vedette aux USA. Aujourd’hui âgé de 93 ans, il fut avec Woody Guthrie le pionnier de la chanson folk protestataire. Il participa à tous les combats sociaux d’après-guerre, notamment avec Martin Luther King pour l’émancipation des noirs, et contre la guerre du Vietnam.

Votre réponse à “Une chanson contre l’assassin”

  1. Françoise Niel Aubin. dit:

    17 Juil, 12 a 7 h 10 min

    Bonjour.

    Je ne me présente pas… ou « plus », serait plus jute.
    Je suis extrêmement fière, moi, d’avoir pu constater, que cette chanson ait été écrite, d’une part, mais aussi, qu’elle ait été chantée, ce jour là, comme un véritable bouclier émotionnel, contre les valeurs racistes et xénophobes, qui ont été la cause de cette tuerie, et me suis délectée, je l’admets, de savoir à quel point, cette dernière, fût intolérable, au tortionnaire.
    Savoir que le fait d’avoir chanté, tous ensemble, dans un même élan, moi, m’a réchauffé le cœur, et m’a conforté, dans mes convictions. J’espère vous rencontrer un jour.